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Revue de réflexion critique sur la justice, le(s) droit(s) et les libertés, animée par le Syndicat de la magistrature et coéditée par La Découverte. https://revue-deliberee.org

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Billet de blog 1 décembre 2025

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Mon métier, ma passion, mon burn out

En 2021, la tribune, « Nous ne voulons plus d’une justice qui n’écoute pas et qui chronomètre tout », avait visibilisé la souffrance au travail des profes­sionnel·les de la Justice, résultat d’injonctions gestionnaires contraires à leur éthique. Une magistrate relate ici sa perte d’énergie vitale et la « traversée du désert » engendrées par l’impossibilité de remplir correctement sa mission.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Cet article, rédigé par Jeanne Bastard après un arrêt maladie d'une année, est tiré de la partie "Variations" du numéro 25 de la revue Délibérée sorti en librairie jeudi 28 août 2025. Relatant de manière chirurgicale la souffrance physique et mentale générée par la dégradation du travail dans la Justice, il fait notamment écho à la tribune des 3000 publiée en 2021, « Nous ne voulons plus d’une justice qui n’écoute pas et qui chronomètre tout », mais aussi à l'article de Benoît Hurel, "Des juges s'en vont", qui s'appuyait sur la lettre de démission de Floriane Chambert, que l'on retrouve dans le film documentaire Hors service de Jean Boiron Lajous sorti en salle en octobre dernier.

* * * 

Jeanne Bastard est magistrate. Actuellement vice-présidente en charge des contentieux de la protection, elle a précédemment exercé des fonctions au parquet, en administration centrale et auprès du Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Elle fait partie du comité de rédaction de la revue.

Illustration 1
© Ève Billa

* * * *

Quand tu es magistrate, tu as des choses à raconter. Tu as un métier passionnant ; un métier d’engage­ment. Tu as de la chance. C’est ce que j’ai toujours pensé, jusqu’à ce que je craque.

En septembre 2019, je découvre un nouveau poste au parquet, une nouvelle ville. J’aime et anime mon service, y mets de l’énergie. De nouveaux greffiers et agents nous rejoignent. Le service tourne magni­fiquement. Les relations avec les collègues aussi. Après deux ans et le départ de quelques collègues, d’autres arrivent, c’est beaucoup moins fluide.

Comme le service est à jour et fonctionne encore très bien, on surcharge la barque. On me dit aussi qu’avant il fonctionnait avec moins de monde. On oublie de dire qu’il y avait beaucoup moins de travail, et que le retard accumulé à mon arrivée était absolument considérable.

En l’absence de tout référentiel « officiel », je passe du temps à essayer de trouver des marqueurs de l’activité. C’est comme si le temps passé à des tâches non chiffrées, parfois non chiffrables, n’existait pas. La situation du service m’inquiète : le nombre de dossiers en souffrance, le nombre d’audiences qui augmente, le congé maternité de ma binôme, non remplacée, une greffière en arrêt pendant plusieurs mois, les juristes assistants qui tournent. La qualité du travail et des relations avec les collègues s’amenuise, ainsi que le sentiment d’un travail bien accompli et le plaisir d’aller au tribunal. Je demande ma mutation, qui ne vient pas. Je m’essouffle, m’épuise et le collectif ne va pas bien mieux.

Début 2023, la machine s’enraye. Les arrêts maladie se multiplient et s’allongent. Les plannings débordent car il faut remplacer sans arrêt ceux qui sont absents, sans qu’aucune autre tâche ne soit supprimée. À chaque retour ou presque, un nouvel absent. En avril, l’équipe prévient collectivement le procureur que le parquet craque. Je suis arrêtée en juin.

Peu après, j’apprends qu’une mention est faite sur le registre « santé et sécurité au travail », par un collègue : « Tout en soulignant le soutien et l’atten­tion constante de notre procureur et du procureur général, j’ai fait état du travail de 14 parquetiers (...) actuellement assumé par 9 magistrats (...). » Dès le lendemain, le procureur acte un « fonctionnement en mode dégradé», vocabulaire utilisé déjà depuis plusieurs mois dans le service, et qui perdure encore plus d’un an après.

Depuis, j’ai lu des études sur la question du travail et notamment les travaux de Christophe Dejours1, et je comprends mieux les logiques à l’oeuvre, que je ne suis pas la seule touchée, que nous ne sommes pas le seul service concerné. Pourtant, quand on dit que ça ne va pas, il ne se passe rien, ou presque.

Comment j’ai été arrêtée

Ce qui me fait craquer, c’est la souffrance des autres d’abord. Le vide du bureau de ma collègue, dans lequel les dossiers continuent de s’empiler après plusieurs mois d’absence. Elle traitera ça à son retour, nous dit-on. On est nombreux à penser qu’elle ne reviendra pas, et cela s’avérera juste. Puis, progressivement, la multiplication des bureaux vides à mon étage : une procureure adjointe, un autre, une greffière, une juriste-assistante. Quand on a une question, une hésitation, à qui l’adresser ? Que des fantômes à la machine à café.

Ensuite, il y a ce que les psychosociologues appellent la « trahison des règles de métier », ou la « souffrance éthique ». Multiplier les heures de travail sans arriver à faire descendre les piles de dossiers à traiter, et ainsi porter le poids des retards de la justice sur le quotidien des justi­ciables. Ne pas pouvoir aller à la maison d’arrêt sur ma permanence de nuit alors qu’il y a eu un suicide, parce que je suis trop fatiguée et que j’ai peur de me mettre à pleurer devant le directeur de la prison. Ne pas pouvoir traiter un dossier hors norme, que je suis censée analyser pour savoir s’il faut renvoyer le mis en examen devant la cour d’assises, car mon planning ne me le permet pas. La trahison du groupe aussi : il n’y a plus d’espace pour s’entraider.

Un choc enfin entre les « objectifs du management » qui s’opposent à une organisation qui permet­trait un travail d’une qualité minimale. Être sans cesse en train de devoir justifier de sa charge pour éviter qu’on en ajoute. Subir des réorganisations constantes qui provoquent une désorganisation permanente. Remplacer tellement de collègues, souvent de façon imprévue, que ça ne rentre plus dans les cases. Un fonctionnement en « mode dégradé », de plus en plus dégradé, est devenu la norme ; une impression de débordement sur tous les plans et l’amenuisement, voire la suppression, de notre capacité d’intelligence collective et de solidarité.

Début mai 2023, j’enchaîne deux semaines de travail entrecoupées d’une permanence de week-end de trois jours, quatre nuits, seule. Je commence à avoir des insomnies terribles. Puis, je coordonne une formation de trois jours pour un groupe de magistrats, à Paris. C’est un moment vraiment important pour moi, j’y ai beaucoup travaillé. La formation se déroule très bien ; je n’en profite pas, je me sens épuisée.

J’attends avec impatience une semaine de vacances prévue début juillet. Je ne vais pas tenir. Le 1er juin, lors d’un rendez-vous médical, ma généraliste me demande comment je vais et je m’effondre. Je raconte les insomnies et l’épuisement. Elle refuse de me laisser aller travailler dans cet état, m’arrête une semaine et prévoit un rendez-vous la semaine suivante. Ce n’est pas la première fois qu’un médecin me le propose, mais cette fois je ne résiste pas. Je rentre chez moi et je pleure. Le dépit, la fatigue, je ne sais pas bien.

Moi en burn-out

Les premiers mois, arrivée de l’été

Le sommeil ne revient pas et je ne comprends pas pourquoi. La généraliste me dit la semaine suivante qu’elle se doutait qu’une semaine ne suffirait pas ; que je n’aurais pas accepté qu’elle m’arrête plus longtemps. Les arrêts maladie vont alors s’enchaîner.

Quelques jours après mon arrêt, j’apprends que je n’ai toujours pas eu la mutation demandée depuis deux ans. J’envisage de faire un recours contre cette décision ; je me rends vite compte que je ne suis pas en état de m’engager dans une action.

Après quelques semaines, je commence à noter dans un carnet à deux entrées les choses qui vont désormais m’occuper totalement : « le travail » et « aller mieux ». C’est toujours le travail qui m’occupe en premier. Pourtant, pour y retourner au plus vite, ce qui est alors mon objectif, il faut d’abord aller mieux.

J’essaie de faire du sport d’abord, pensant que l’activité va m’aider à dormir. Je vais à la piscine. Je nage seulement quelques minutes, je suis trop essoufflée, je bois la tasse. Je marche, je tombe dans la rue. Je finis par rester immobile, allongée. Le mois de juin passe dans le brouillard et les pleurs. Je résiste, je ne dors pas.

J’ai envie d’aller mieux mais j’ai l’impression de m’enfoncer et d’aller de plus en plus mal. Je me fais mal tout le temps, je me coupe, me cogne, j’ai de l’herpès, des acouphènes. J’ai du mal à respirer, un poids sur la poitrine. Un jour où je ne me suis pas fait mal de la journée, je le note.

J’ai mal au dos, surtout. Je prends rendez-vous avec un ostéopathe ; je me suis trompée d’heure et dois attendre toute l’après-midi dans les rues brûlantes. La ville est bruyante, je ne sais pas où aller. Je fais une crise d’angoisse, cherche une ruelle, m’assieds par terre, j’attends que ça passe. C’est long.

Beaucoup de choses me sont insupportables. Je ne peux pas lire, ni écouter de musique, regarder de film, ou travailler. Je ne peux pas sortir le soir, ni aller voir un spectacle, ou voir plusieurs personnes en même temps, je n’ai pas faim, je ne peux pas boire d’alcool. C’est comme si tout ce que je faisais dans ma vie habituellement m’était retiré.

J’en ai du temps, mais avec un cerveau vide, ou plutôt trop plein. Je range et nettoie, je me repose. Tout cela frénétiquement, avec le sentiment d’être comme une batterie sans autonomie, qui se décharge trop vite. Chaque chose me demande du repos : me faire à manger, une mini-prome­nade, ranger la maison. J’ai besoin de sucre, je dois manger, me reposer souvent. Ça prend presque tout le temps.

J’ai besoin d’être seule et j’ai l’impression en même temps qu’on m’abandonne.

Après plusieurs rendez-vous, ma généraliste me propose d’essayer de prendre des médicaments. Un anxiolytique d’abord. Ça ne me va pas. Puis un somnifère. Quand je le prends, je m’endors pour quelques heures, mais les insomnies demeurent. Je suis démunie. Elle me dit qu’il faut que je me repose. J’ai l’impression que c’est la seule chose que je fais, mais je vois bien que je n’arrive pas à tourner le bouton « off » du cerveau en surchauffe. La pensée de n’être pas au travail, de ce que j’aurais dû faire, de ce que je dois faire maintenant m’obsède, je tourne en rond, dans le vide.

Je commence assez vite à envisager les options, dans la perspective du retour au travail. Je vais longtemps l’imaginer relativement proche, avec des échéances qui seront progressivement repous­sées ; et penser que je peux reprendre mes fonctions initiales, avant de comprendre que ce n’est pas possible.

Je vais au fil des mois réfléchir à l’option d’une « pause » professionnelle ; je pourrais m’engager dans une association culturelle, faire un semestre de faculté de philosophie, m’engager dans du soutien scolaire… Je me renseigne sur la dispo­nibilité2, auprès du ministère, de mon syndicat. J’obtiens des informations parcellaires et parfois contradictoires.

Je prends rendez-vous avec un psychiatre, recom­mandé par une amie. Dans son bureau, je pleure. Il me dit qu’il faut accepter la pause, que je retournerai bientôt au travail, que je dois « lâcher » et que je vais aussi devoir changer ma façon de travailler. Je n’ai pas la moindre idée de comment on fait. J’évoque la possibilité des antidépresseurs, conseillés par mon entourage. Il me dit « je vous en prescris, si ça vous amuse, mais ça prend au moins trois semaines pour agir ». Ça ne m’amuse pas du tout. Ça fait déjà plus de deux mois que je ne dors pas. Je ne sais plus quoi faire. Je prends la prescription et je me dis que je vais chercher un autre psychiatre.

Je suis totalement à l’arrêt ; je commence à comprendre que je vis une rupture, avec mon travail, dans laquelle mon corps prend toute la place avec ses douleurs. Je suis obligée de l’écouter totalement et de me reconnecter avec ce qui lui fait du bien.

Petit à petit, quand je suis au calme, parfois je bâille, et ce mouvement de détente me réjouit même si je ne dors toujours pas. J’essaie de comprendre un peu plus ce qui m’arrive, en faisant une des seules choses qui m’est accessible : lire une bande dessinée sur le burn-out3. Je la fais lire pour tenter de faire comprendre à mon entourage ce qui m’arrive. Je caresse l’idée de la faire lire à mes collègues, mais cela impliquerait de les voir, et pour l’instant je sens bien que ce n’est pas possible. Chaque fois que j’en croise un dans la rue, je me planque. Je culpabi­lise d’avoir quitté le navire.

Chez moi ça ne va pas ; il fait chaud, mon conjoint est autant que moi désarçonné par ce qui m’arrive, autour de nous tout le monde va et vient, travaille, fait la fête, est fatigué mais heureux de l’été qui arrive. Je suis trop en décalage.

Je prends les antidépresseurs et je pars au vert, chez mes parents, pour deux semaines. C’est la durée de l’arrêt maladie, désormais. Là-bas, je suis à plat ; au calme. Les antidépresseurs provoquent des vertiges, des nausées, des diarrhées ; pour l’instant rien d’autre. Je ne dors toujours pas, je reste au lit pendant des heures, la nuit et le jour. Je lis des bandes dessinées. Je me baigne dans la mer, seule. Je fais une séance de sophrologie, j’ai l’impression d’être très vieille, sans énergie aucune.

La vaine perspective d’une reprise en septembre

Fin juillet, je cherche des interlocuteurs au tribunal, pour envisager la rentrée de septembre. Je commence par consulter le planning sur mon ordinateur. La semaine de mon retour est déjà surchargée. Après trois mois d’arrêt, je suis censée être dès le lundi matin en audience à la maison d’arrêt, le mardi de permanence de nuit, le jour suivant à l’audience collégiale.

Je comprends que je ne pourrai pas retourner au travail dans ces conditions. J’envisage une reprise à temps partiel thérapeutique. La généraliste et la médecin du travail se renvoient la balle pour la détermination du temps partiel. Je vois que cette question ne pourra pas être résolue avant septembre.

Je contacte mon collègue qui avait fait une note dans le registre sécurité et santé au travail. Il me dit que l’équipe de direction a rencontré la psycho­logue de la cour d’appel. J’en espère beaucoup pour mes collègues, dont je me soucie. J’appelle cette psychologue, d’abord pour lui signaler cette crainte. Elle me reçoit très bien. Elle connaît les questions relatives au burn-out et me dit… que je ne peux rien faire pour eux et que je dois uniquement penser à moi maintenant. Elle me dit aussi : ça va être long ; les antidépresseurs, c’est indiqué ; le temps partiel, c’est compliqué ; il est contre-indiqué de revenir au même poste, dans le même contexte. Pour mes collègues, dont elle a constaté la souffrance, elle a prévu de proposer un groupe de réflexion sur le sens du travail.

Dans mon carnet, après cette conversation, j’écris « préparer le retour ». Je pense aussi que je dois contacter mon syndicat. Car dès septembre c’est à nouveau les demandes de mutations. Il faudra, pour envisager mon retour, et ce quelle qu’en soit la date, que j’arrive à me projeter dans l’avenir.

Le mois d’août approche à grands pas, je ne dors toujours pas, et me dis que je vais gâcher les vacances. Sans surprise, je suis arrêtée tout le mois d’août. Je pars me reposer, dans des lieux connus, bien entourée. La combinaison des somnifères et des antidépresseurs agit enfin, je dors un peu plus, ça va un peu mieux. J’ai encore besoin de me coucher souvent, en journée, mais je peux aller me baigner, me promener un peu, voir des amis. Je reste dans une énergie très basse, que je n’avais jamais connue.

Je suis déçue d’en être encore là après déjà plus de deux mois d’arrêt et tous ces médicaments. Je me fais encore souvent mal, je suis maladroite. Chaque transition entre les lieux où je me rends génère des crises d’angoisse, qui durent plusieurs jours. Je ne me fixe pas d’objectif. Je comprends que je ne pourrai pas retourner travailler en septembre. J’essaie de me laisser tranquille. Je fais quelques séances d’hypnose et de sophrologie. Chaque fois, je ressens un soulagement, très temporaire.

Je prends toujours des somnifères en plus des antidépresseurs dont j’ai augmenté la dose au vu de leur peu d’effet. Je sais qu’il faut très bientôt arrêter les somnifères. Je n’y arrive pas. Je n’en peux plus des insomnies, même si elles sont moins longues. Je ne peux pas encore m’endormir sans, j’essaie de faire un jour sur deux, un jour sur trois. Je redoute la nuit.

De retour chez moi fin août, je me sens perdue, avec de nouvelles crises d’angoisse. Je ne vois pas la suite. Je ne suis pas du tout rétablie ; je maintiens sans y toucher mes demandes de mutations pour janvier. Je ne suis pas en état d’en formuler d’autres ou de reprendre contact avec la chancellerie ou mon syndicat.

Septembre et la non-reprise du travail

Je vais au tribunal mi-septembre, pour l’hommage à une avocate que j’aimais, décédée pendant l’été. Le lendemain, insomnies à nouveau, de l’herpès et une crise d’urticaire. Je ne suis pas prête d’y retourner.

Je démarre un suivi en thérapie comportementale et cognitive avec une psychothérapeute. Je remplis des grilles pour pister les crises d’angoisses. Ma généraliste me suit toujours. On a peu d’échanges. Je finis par arrêter les somnifères, même si je ne dors pas bien toutes les nuits. Elle m’arrête un mois à nouveau. C’est désormais la « norme ». Je m’y résigne. Je suis les conseils de tous ces thérapeutes. J’enchaîne les rendez-vous avec l’idée que c’est là que je peux agir.

Fin septembre, je vais quelques jours à la campagne et retrouve enfin la sensation de m’endormir, même si les insomnies et les réveils nocturnes sont encore là. Je fais toujours peu, j’identifie des choses qui me font du bien, je cueille des mûres, je fais des confitures. Subsiste néanmoins – et j’en prends conscience très fortement – la pensée du burn-out, comme un oiseau noir qui serait perché en perma­nence sur mon épaule. Il est là tout le temps. Rien n’est normal. Pas de légèreté, de rire, de joie possible sans cette pensée qui surgit.

En octobre, je retrouve un peu de souffle, je rappelle la psychologue de la cour d’appel pour évoquer l’idée d’une reprise à temps partiel. Elle est assez claire : il ne faut pas retourner au travail trop vite, dans les mêmes conditions et sans perspectives de départ.

Je change de psychiatre. Le premier rendez-vous, je pleure encore. J’en ai marre de raconter ce qui m’arrive, sans parvenir à trouver ce que je dois changer pour aller mieux. Elle me dit de me laisser tranquille, que ce n’est pas encore le moment. Elle identifie ceci : « j’entends que vous n’avez pas été entendue ». Je retiens aussi ses mots : « les patients savent ce qui leur est arrivé ».

Le 20 octobre, j’apprends que ma demande de mutation pour janvier 2024 n’est pas encore acceptée. Je perds le sommeil pendant plusieurs jours. La fatigue repart en flèche. Me voilà à nouveau sans perspective. Quand le sommeil revient très progressivement, je finis par me dire que ce n’est pas plus mal, car je ne serai certai­nement pas encore en état, d’ici deux mois, de m’engager dans l’effort de préparation à de nouvelles fonctions.

Tenter de se projeter en l’absence de perspective de mutation pour janvier

Après cette mutation encore ratée, la psychiatre me demande : « Qu’est-ce qu’elle veut, Jeanne ? » Cette phrase me trotte dans la tête, longtemps. Je ne me suis jamais beaucoup posé cette question.

Septembre 2024, prochaine échéance désormais pour les mutations, me paraît terriblement loin. Alors il faut à nouveau ouvrir de nouvelles portes, chercher un horizon. Je reprends l’idée de la disponibilité, me renseigne sur les bilans de compétence, le compte formation, les masters. Je calcule combien de temps je pourrais tenir sans salaire.

Après trois mois, je suis rémunérée à mi-traitement, ce qui signifie en réalité environ un tiers du salaire, car les primes ne sont pas comprises dans cette moitié de traitement. J’ai mis plus de six mois à demander le complément de salaire de la mutuelle, car je n’étais pas en état de réunir les quelques papiers nécessaires.

Je me mets à dormir énormément. Je suis immen­sément fatiguée, mon cerveau est toujours abîmé. J’ai du mal à trouver mes mots, je dois faire une chose après l’autre, doucement. J’arrive quand même à reprendre une petite activité physique. La liste des choses qui me font du bien s’agrandit : marcher dans la forêt, ramasser des champignons, faire du Pilates, lire des romans.

Avec la thérapeute, je remplis des grilles d’analyses pour crises d’angoisse. J’apprends à comprendre mes émotions et à identifier le ressort des crises. Elles s’espacent, puis s’arrêtent. J’ai compris qu’elles venaient de l’incapacité de disposer de mes capacités d’agir habituelles, et de la culpa­bilité de ne pas être au travail. Le travail ne me lâche pas, ou plutôt, je n’arrive pas à le lâcher. C’est pourtant l’injonction, depuis le départ, de tous les praticiens.

Je liste aussi les moments où j’ai eu mal dans le travail, depuis toujours. Elle est longue : maux de ventre, de dos, perte de poids rapide, herpès, etc. Je nomme le point de douleur sous l’omoplate qui ne disparaît jamais et prend parfois une place immense. Il est là en ce moment, quand j’écris et que je remue ces souvenirs.

J’assiste en visioconférence à une conférence « boîte à outils » sur le burn-out. L’un des intervenants dit que la moyenne des arrêts maladie est de 18 mois. Ça m’épouvante ! J’en ressors avec la confirma­tion que le burn-out a des impacts psychologiques, cognitifs, physiques et sociaux, ce que je sais déjà, et qu’il y a toujours une phase de déni. J’en suis sortie et je vois bien que ça va encore être long.

Novembre, décembre passent. Je ne sais pas du tout encore de quoi sera faite l’année prochaine. Je me débats avec la fatigue et les crises d’angoisse. De temps en temps, les insomnies reviennent. Le temps est rythmé par les rendez-vous : une semaine la psychiatre, une autre la psychologue, et tous les mois la généraliste. Je trouve ce temps long, interminable. C’est la première fois que je me trouve ainsi, sans savoir ce qui va venir.

J’explore le rapport à mon corps, de façon générale et dans le travail. J’ai éprouvé sa résistance. Le rapport à l’énergie aussi. Je vois à quel point elle peut disparaître. Je ne sais pas si elle va revenir. Ça me fait peur. J’étais une personne rapide, efficace, organisée. Je suis lente, désorganisée, je fais peu de choses et mal, je n’arrive pas à anticiper quoi que ce soit, à faire des démarches administratives, à organiser quelque chose pour mon anniversaire. Tout est compliqué, insurmontable.

Début d’année, mutation en perspective, le repos, enfin

Le 21 décembre, la psychiatre prolonge mon arrêt jusqu’au 7 mars et me dit : prenez de la distance, profitez. Petit à petit, je finis par y arriver. De rendez-vous en rendez-vous, je comprends comment faire pour aller mieux, trouver le sens de ce fameux mot, « lâcher ». La liste des choses qui me font du bien s’allonge encore : j’apprends à coudre, je reprends contact avec des amis avec qui j’ai dû couper les relations depuis des mois faute d’énergie. Je vis, ou plutôt je revis. Plus doucement, plus lentement.

Je continue mes recherches pour reprendre une année d’étude. Désormais, je vise l’année scolaire 2024-2025. Je m’intéresse au travail, plus particu­lièrement à l’organisation du travail et aux conflits dans ce cadre. Je ne pense plus que ce sera pour le plaisir ; je me dis qu’il me faut envisager un autre métier.

Progressivement, j’acquiers la conviction que tant que je ne suis pas mutée je ne pourrai pas retourner dans des fonctions judiciaires. Je vois ce projet de reprise d’études notamment comme une transfor­mation de ce que je suis en train de vivre en matière pour penser. Je contacte et rencontre des profes­sionnels, des étudiants en psycho-sociologie du travail. J’affine ce qui pourrait m’intéresser, et aussi ce dont j’ai les moyens, car les masters destinés aux professionnels sont très chers, et les possibilités de financement quasiment inexistantes. Je candidate fin décembre sur un poste hors juridiction pour septembre 2024. Je ne l’obtiens pas.

Début février, je n’ai plus mal en permanence, plus de crises d’angoisse. J’attends le résultat des mutations, encore, et je prépare une candidature pour un master professionnel.

Une de mes collègues me demande de l’aide pour vider son bureau ; un dimanche soir, pour être sûre de ne croiser personne. Elle part en disponibilité, après un an d’arrêt, non rétablie. On verse toutes les deux une larme et elle plie bagage en laissant son ordinateur sur son bureau vidé. Je jette un oeil dans le mien : rien n’a bougé depuis neuf mois. On dirait que je suis sortie pour une pause. Le dossier réglé et le courrier traité n’ont pas été triés. Tout est là. Je me demande encore si je vais y revenir.

En février, j’obtiens enfin ma mutation pour septembre 2024. Je suis désarçonnée car je n’y croyais plus, et me projetais dans une année d’étude. Je mets les deux projets en balance, ne décide pas tout de suite. De tous les postes que j’ai demandés, c’est, je pense, celui qui me conviendra le mieux. Cela fait longtemps que j’ai envie d’exercer ces fonctions. Je range le dossier master, le garde pour plus tard.

Après cette décision, je sens que je peux enfin me mettre au repos. Je sais désormais qu’il ne faut pas que je reparte trop vite, que je dois apprendre à ne pas être tout le temps à 100%.

La fin de l’arrêt maladie, après un an, arrive début juin. Je sens que je vais mieux et j’ai besoin d’être « officiellement » rétablie. Quand on me demande comment je vais, depuis quelques mois je dis : « mieux » et un jour, au téléphone, à une amie qui me le demande, enfin, je m’entends dire : « je vais bien ». Ouf.

La douleur qui subsiste

Je n’ai eu aucun contact avec ma hiérarchie depuis le début de mon arrêt maladie, à part un rituel mail de la personne en charge du planning chaque veille du terme d’un arrêt, me demandant si « j’allais mieux ». Si je sais enfin que je vais mieux, je mesure que je ne peux pas retourner à mon poste, même pour quelques mois. Je demande à poser des congés, j’envisage aussi, en cas de refus, de demander une disponibilité jusqu’en septembre, sans salaire. On me répond que ce n’est pas évident de m’accorder des congés avec la multiplication, cette année encore, des arrêts maladie.

Là, je vois bien que j’ai lâché, que ce n’est pas moi qui peux aider l’équipe à sortir de ce guêpier, en sacrifiant les trois mois de l’été et mon rétablisse­ment. Victoire, pourrait-on dire. Et pourtant quelle douleur. J’en parle avec une amie médecin, qui a démissionné de la fonction publique, après des années difficiles. Elle n’arrive pas non plus à revoir ses anciens collègues. Tout lien avec ce travail reste douloureux. Elle a le sentiment d’avoir été « forcée » à partir, même si elle a pu préparer son départ. Je ressens aussi de la tristesse à quitter un poste « en catimini ». Difficile de dire au revoir aux collègues avec lesquels j’ai aimé travailler pendant quatre ans, de vider mon bureau, de partir sans clôture.

Comment se rénover

Je réalise en écrivant ce texte à quel point les autres sont absents alors que mon conjoint, mes amis et ma famille étaient pourtant présents. Le burn-out, c’est une traversée du désert où tu te sens totale­ment seule, isolée. Il ne s’agit pas juste d’aller mieux. Il s’agit d’abandonner ce qui, en soi, fait que l’on peut littéralement se tuer au travail.

Ce que j’ai eu envie de faire en écrivant, c’est de donner à voir un peu de cette solitude intérieure et ce chemin à trouver pour se rétablir. C’est le mien.

Le 1er septembre 2024, après plus d’un an sans aller travailler, j’ai pris mes nouvelles fonctions, avec un peu d’appréhension, bien sûr, mais surtout avec joie.

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1 Voir notamment Christophe Dejours, « Travail et souffrance éthique. L’institution judiciaire à l’ère gestionnaire », Délibérée, n° 15, 2022 ; Christophe Dejours, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel : critique des fondements de l’évaluation, Versailles, Quae, 2003.

2 La disponibilité permet de cesser temporairement de travailler, sans rémunération, pour faire face à certaines situations tout en restant fonctionnaire.

3 Les rescapés du burn-out, Comment surmonter le mal du travail, Philippe Zawieja, Jean-François Marmion, Mademoiselle Caroline, Les Arènes, 2023.

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