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Billet de blog 13 août 2019

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L’affaire Lafarge : quand la multinationale finance le terrorisme?

Alors que le cours de Géopolitique critique des criminalités qui interroge le paradigme de la légalité, est reconduit à SciencesPo Paris pour l'année à venir, retour sur une affaire qui mêle multinationale et terrorisme voir crime organisé ; une affaire hors norme ?

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I. Terrorisme, organisation criminelle et hybridation

"Terrorisme" et "crime organisé", longtemps des phénomènes distincts;  sont aujourd’hui l’objet d’un rapprochement notamment par le bais de la criminologie française (Gayraud / Bauer / Raufer). Partons des définitions classiques.

Le terrorisme, concept fortement politique, possède "600 000 définitions" mais "en gros" : un groupe de personnes utilise une violence asymétrique pour obtenir une revendication politique. Par exemple une entité faible utilise une violence spectaculaire impliquant des innocents afin d’obtenir d’un plus fort l’indépendance d’un territoire, des droits pour une minorité ou la fin de l'aide d'un État vers autres ect… On oublie un peut trop souvent que le terrorisme islamiste en Occident est avant tout une demande géopolitique visant à faire cesser l'aide des grandes puissances envers des Etats corrompus que voudraient renverser des islamistes.... "Je te pose une bombe dans ton pays pour que tu arrêtes de soutenir le régime de mon pays". Ce qui vient brouiller les cartes : les terroristes aux moyens limités comparés à leur ennemi utilisent souvent des activités criminelles pour financer à bien leur entreprise politique (impôt révolutionnaire qui ressemble au racket mafieux, commerce de drogues... ect). Cela commence alors à ressembler à du crime organisé.

Le crime organisé est depuis 2000 codifié par la Convention de Palerme. Son article 2 définit un groupe criminel organisé comme "un groupe structuré de trois personnes ou plus existant depuis un certain temps et agissant de concert dans le but de commettre une ou plusieurs infractions graves ou infractions établies conformément à la présente convention, pour en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel". Il s’agit d’une définition qui exclue le terrorisme. Au terrorisme : les buts politiques ; au crime organisé  : "l’ozeil et seulement l’ozeil". Les gangsters ne veulent pas faire état mais profiter de l’État. Même la souveraineté mafieuse n'est pas destinée à remplacer l'Etat (Cf. le paradigme italien in Pouvoirs et mafias italiennes. Contrôle du territoire contre Etat de droit, Revue Pouvoirs, 2010.)

La mafia ne connaît pas la crise © IRIS

Aujourd’hui, ces définitions ne sont pas toujours comprises et une nouvelle et audacieuse lecture fait son chemin : la théorie des hybrides.

Criminalité et terrorisme : une violence hybride © FRANCE 24

La théorie s’applique dans les deux sens. Les organisations mafieuses deviennent des terroristes (cf. Le terrorisme mafieux dans la crise du système politique italien). Les organisations terroristes deviennent du crime organisé comme par exemple les FARC en Colombie, certains groupes nationalistes corses et plus récemment les organismes terroristes islamistes.

On connaissait l’attrait des gangsters et des mafias pour le béton mais on découvre les liaisons dangereuses entre des terroristes et une multinationales du béton.

II. Quand la multinationale deal avec les terroristes… pendant un an

En 2015, Lafarge est numéro un mondial du ciment et fleuron du CAC 40 depuis sa fusion avec le suisse Holcim. Mais les fusions ça coûte chère comme certains investissements. En 2007, Lafarge acquiert en Syrie, la cimenterie de Jalabiya. Pour contenter le marché syrien en pleine explosion, Lafarge investi 600 millions d’euros, ce qui à l’époque représente, hors secteur pétrolier, le plus important investissement étranger en Syrie. Avec de tels investissements et une ouverture en 2010 la cimenterie doit cracher du ciment et de l’argent quand survient, en 2011, la guerre civile : pas de chance? Entre 2011 et 2013, la production décolle à 7 000 tonnes par jour, 2,6 millions de tonnes de ciment par an pour arriver à 10 000 tonnes jours. En 2013, la production baisse à nouveau à 6 000 tonnes jours mais Lafarge ne perd pas d’argent puisque la rareté du ciment due à la guerre fait augmenter doubler son prix de vente ; la magie du capitalisme.

A partir du printemps 2013, des organisations terroristes islamistes en particulier EI (à l’époque "Etat islamique en Irak et au Levant") occupent le territoire Nord-Est syrien où se trouve la cimenterie. Pendant un peu plus d’un an, jusqu’à la fin de l’été 2014, la cimenterie du groupe français à Jalabiya reste ouverte et produit en accord avec les nouveaux maîtres des lieux afin d’alimenter le marché syrien.

Le deal entre la multinationale du ciment qui représente la légalité et EI censée être de l’illégalité pure (du terro) se joue à deux niveaux :

- Le carburant nécessaire pour faire chauffer des matières premières qui forment le ciment. Avec la guerre, le pétrole n’arrive plus en Syrie par la voie légale et Lafarge choisi d’acheter du pétrole de l’EI, qui contrôlait alors toutes les sources de production à Rakka et à Deir ez-Zor.

- La liberté de circulation des ouvriers et de la production entrante et sortante sur les routes. EI assumant le contrôle du territoire comme un État souverain, Lafarge choisit de payer des taxes à l’organisation pour passer les checkpoints et bénéficie d'un laissez-passer estampillé du tampon de l’EI. Le tampon, symbole de légalité et visé par le directeur des finances de la « wilaya » (région) d’Alep est daté du 11 septembre 2014… une date anniversaire…

Complément d'enquête. Lafarge : les sombres affaires d'un géant du ciment - 23 mars 2018 (France 2) © Complément d’enquête

III. L’étrange absence de l’extra-territorialité des Etats-Unis

Le 19 septembre 2014, l’organisation terroriste prend possession de l’usine et en démonte une partie pour la revendre. En 2015, après l’attentat de Charlie Hebdo, Lafarge prend peur et coupe tout contact avec EI qui évacue le site en février face à l’arrivée des Kurdes. D’un point de vue judiciaire, en 2018, Lafarge est mis en examen en France pour « violation d’un embargo », « mise en danger de la vie d’autrui », « financement d’une entreprise terroriste » et « complicité de de crime contre l’humanité ». En espérant que l’amende infligée par la justice française viendra dédommager les victimes du Bataclan...

Mais en temps de guerre, la légalité est un concept encore plus relatif. Il est par exemple difficile de croire que la multinationale ait pu négocier avec des terroristes sans « l’aval » des services de renseignements français.  On imagine très bien, comme dans le Bureau des légendes, la DGSI profiter de l’occasion pour obtenir des renseignement sur EI par le biais de ce deal qui mettait un acteur économique français au plus prés d'un ennemi de l’État français (Cf. Paris a demandé à Washington d'épargner l'usine Lafarge en Syrie)

Mais comment interpréter l’inaction juridique des Etats-Unis envers Lafarge ? Vraiment Lafarge n’a fait aucune transaction en dollars ? (cf. Affaire BNP) N’a pas utilisé un célèbre logiciel américain de bureautique onéreux, mal foutu et au mieux favorisant les virus ? (svp mettez vous aux logiciels libres). Donc à la BNP 9 milliards d'amende et rien pour Lafarge qui aurait financé un groupe terroriste ?

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