Les annonces de Matignon des 26 et 27 octobre sur les quartiers prioritaires et la politiques de la ville devaient parachever la réponse de l’État aux émeutes déclenchées par le meurtre de Nahel Merzouk lors d'un contrôle de police le 27 juin dernier. Près de 4 mois après ces dernières, force est de constater que cet assemblage bancal de demi-mesures acte l'inconséquence d'un gouvernement qui n'a pas compris "pourquoi ça avait brûlé à Montargis" (comme l'a demandé un ministre lors du CNR du 5 octobre) et persiste et signe dans son abandon de toute politique cohérente à l'égard des banlieues paupérisées.
Au déferlement inacceptable de violences qui s'est abattu dans et autour des quartiers, aucun effort sincère de compréhension et d'analyse des causes n'est entrepris par la majorité présidentielle, qui se borne au visage austère et irresponsable de la répression.
C'est pourtant bien cet abandon, cette relégation des quartiers populaires qui tisse la trame de fond de ces émeutes dont le disjoncteur fut l'homicide d'un jeune habitant et le rejet violent de toute une population qu'il symbolisait (comme l'ont clairement signifié nombre de jeunes interrogés par cette phrase répétée comme un cri de ralliement inconscient "ça aurait pu être moi").
Ghettos destinés à concentrer des publics précaires dont les gouvernants ne savent que faire, les quartiers populaires n'ont plus à espérer de la puissance publique qu'un mur punitif destiné à les contenir à leur place (c'est à dire nulle part), la menace physique s'ajoutant ainsi à la détresse sociale. Si la nécessité de sanctionner les dérives chaotiques et égoïstes de certains émeutiers est indéniable, la condamnation inflexible de l'ensemble des violences paraît malaisée, si ce n'est erronée, lorsque cette violence devient le seul exutoire possible d'une détresse viscérale.
Les forces de police, qui portent le visage de ce mur punitif, ne sont pas les initiateurs mais les victimes collatérales de cette politique. Piégées dans la culture institutionnelle de confrontation entretenue par leur hiérarchie, et l'injonction contradictoire de protéger ces populations tout en les soumettant, elles souffrent de cette mission névrotique qui les condamne à un conflit chimérique et toujours plus violent avec ceux-là mêmes qu'elles sont sensées servir.
En abandonnant des franges importantes de la population à une confrontation stérile, violente et inacceptable avec les forces de l'ordre, le modèle de société façonné par la majorité présidentielle nous condamne au destin d'une nation éternellement fracturée et paralysée par le cycle infernal des violences et de leur répression.
Cette impasse, assumée par défaut par une classe dirigeante qui ne voit aucun bénéfice à investir réellement dans cette "humanité superflue" qui peuple nos banlieues, n'est néanmoins pas sans issue si tant est que les principaux concernés, exclus de la promesse présidentielle de "faire nation", puissent parvenir à se reconnaître et s'organiser de manière ascendante, en communauté, à faire nation malgré tout, par leurs propres moyens, au delà des divisions immédiatement perceptibles qui les fragmentent.
Les émeutes: une révolte destructrice mais inéluctable face au désespoir
Les émeutes de fin juin ne sont ni un cygne noir ni l'explosion soudaine d'un ensauvagement subi de nos jeunes générations. Elles sont l'expression politique du désespoir inéluctable dans lequel les politiques publiques enferment les 5,4 millions d'habitants de près de 1500 quartiers prioritaires, dont la détresse résonne, au delà de leurs délimitations urbaines, vers l'ensemble des banlieues populaires de nos villes petites et moyennes.
L'humiliation qu'infligent quotidiennement les pratiques policières actuelles à ces habitants, et l'injustice fatale dont l'un de leurs jeunes concitoyens fut à nouveau l'objet, ne sont que l'étincelle enflammant la poudrière de leur relégation socio-économique. Face au crime impuni, le sentiment de marginalisation devient un sentiment de condamnation qui engage une réaction normale (au sens psychique) de rage et de survie.
Dans son préface aux Misérables, Victor Hugo écrivait en 1862: « Tant qu'il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers [...]; tant que dans certaines régions l'asphyxie sociale sera possible; [...] tant qu'il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles ». 160 ans plus tard, le livre n'est manifestement toujours pas inutile, jusqu'à voir son titre repris par le réalisateur Ladj Ly pour son film éponyme sorti en 2019 décrivant le mécanisme d'un embrasement de l'écosystème socio-institutionnel de Montfermeil (haut lieu de l'intrigue du roman hugolien).
Le tableau socio-économique des banlieues françaises n'est en effet plus à brosser.
Le chômage y est deux fois plus élevé que dans le reste du pays, et culmine à 30,4% chez les jeunes de moins de 25 ans ainsi relégués au trafic ou à l'oisiveté aliénante que dépeignait La Haine de Mathieu Kassovitz en 1995. Entre discriminations à l'embauche, décrochages scolaires et orientations professionnelles subies (et vécues comme une violence par les élèves selon la sociologue Agnès van Zanten), nos jeunes concitoyens de banlieue sont condamnés à un avenir sordide auquel la loterie d'une réussite entrepreneuriale est le seul contre-modèle offert d'un Président de la République qui les enjoint à « devenir milliardaires » (voyez à quel point le rêve américain a supplanté la promesse républicaine dans l'imagerie mentale de nos élites).
Les émeutes de fin juin détonent sur les précédentes par la jeunesse des participants, majoritairement âgés de 12 à 17 ans, dont près de 60% issus de familles monoparentales ou séparées. Conscients d'être issus de plusieurs générations de travailleurs précaires, déçus par la fugacité du sursaut de reconnaissance que leurs parents avaient reçu durant le confinement (car ce sont bien eux les fameuses premières bordées de nos hôpitaux, supermarchés, collectes de déchets et tant d'autres services aussi essentiels qu'invisibles), désillusionnés de voir leurs grands frères et grandes sœurs déboutés de la méritocratie scolaire qui leur avait été promise, ces très jeunes générations ne croient plus dans la promesse républicaine et ne veulent tout simplement plus en entendre parler.
« Sachez produire de la richesse et sachez la répartir [...] et vous serez dignes de vous appeler la France » disait également Victor Hugo dans Les Misérables. Le constat d'échec est patent. Il se double ensuite d'une répression constante vécue comme une chape de plomb, allant de l'humiliation du contrôle d'identité, jusqu'à l'homicide pur et simple, auxquels s'ajoute l'injustice de l'impunité.
À peine tolérable en temps normal ( « Vous souhaitez un retour à la normale, mais c'est la normale qui est insupportable » déclarait Claude Dilain, ancien maire de Clichy sous Bois, lors du congrès socialiste qui suivait les émeutes de 2005), le désespoir des banlieues devient complet lorsqu'un jeune homme est tué sans conséquences.
L'indignation ne peut dès lors qu'éclater en révolte, devant une ségrégation qui devient menaçante en plus d'être aliénante.
Abandon socio-économique et vexations policières ne trouvent néanmoins aucun espace de contestation crédible aux yeux de cette jeunesse déshéritée. Alors que la persistance de leur marginalisation socio-économique commence, à force de décennies, à ressembler à une damnation perpétuelle, l'inanité de discours politiques enjôleurs avant les élections, et jamais suivis d'effets par la suite, les a progressivement désintéressés du débat public comme l'évoquent Julia Cagé et Thomas Piketty dans leur récente Histoire du conflit politique.
Constamment stigmatisés ou discrédités dans les tribunes médiatiques, les protestataires finissent par entrevoir dans l'explosion scénographée de violence le seul exutoire de leur colère et de leur détresse. Les défis presque chorégraphiques et ritualisés lancés sur TikTok, l'appel à harceler et blesser les forces de police, et le refus de tout porte-voix dans le débat public ne sont pas les signes d'une sauvagerie dépolitisée mais au contraire ceux du déportement hors des canaux d'expression habituels (définitivement disqualifiés) d'un message qui reste ô combien politique.
Le terme même d'émeute, licencieux en ce qu'il sous-entend une violence gratuite, peut dans ce sens être compris selon la définition qu'en donnait Victor Hugo dans les chapitres des Misérables consacrés aux barricades: celle d'une révolte populaire qui échoue avant de devenir insurrection, principalement car elle « confine à l'estomac » plutôt qu' « à l'esprit » (elle perd sa raison d'être politique pour ne viser qu'un soulagement immédiat de frustrations).
C'est cette rage non-pensée et non-organisée, car ne trouvant aucun canal pour le faire, qui a fait perdre le contrôle aux protestataires de fin juin lors de la fameuse troisième nuit.
Cette rage incontrôlée n'enlève rien néanmoins à la nature politique de ces violences qui visaient, in fine, les symboles d'un rejet des habitants des banlieues par la société « ordinaire » : les galeries marchandes dont l'expérience de consommation compulsive leur est interdite, les commissariats et préfectures perçus comme des postes frontières intérieurs, les écoles et les bibliothèques dont les fausses promesses en font des lieux d'humiliations (Victor Hugo écrivait ainsi en 1872 le poème A qui la faute? dans lequel un homme sermonne un jeune émeutier qui vient de brûler une bibliothèque, jusqu'à ce que ce dernier lui réponde « je ne sais pas lire »).
Ces pillages et destructions incontrôlées ciblant des institutions publiques et des espaces communs doivent être condamnés et sanctionnés sous peine de valider la stratégie du chaos et le sabotage systématique de toute progression sociale partagée. Les participants à cette violence n'en tireront rien, au contraire, ils ne leur restera que des espaces calcinés et l'indifférence réprobatrice du reste de la population aux yeux de laquelle ils se seront disqualifiés.
Encore faudrait-il néanmoins leur permettre d'exprimer autrement leur colère et leur désespoir. En 1970, l'évêque et penseur humaniste brésilien Dom Helder Câmara écrivait dans Spirale de la Violence: « Il y a trois sortes de violences. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d'hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés. La seconde est la violence révolutionnaire qui naît de la volonté d'abolir la première. La troisième est la violence répressive qui a pour objet d'étouffer la seconde en se faisant l'auxiliaire et la complice de la violence institutionnelle, celle qui engendre toutes les autres. Il n'y a pas de pire hypocrisie que de n'appeler violence que la seconde, en feignant d'oublier la première, qui l'a fait naître, et la troisième, qui la tue.»
Dénoncer et sanctionner la violence émeutière lorsqu'elle est gratuite induit le devoir de comprendre et renverser le système de violences institutionnelles et répressives dans lequel elle éclate. Sans cela, outre l'indifférence coupable à l'égard de tant de nos concitoyens précarisés et marginalisés, notre société se condamne à la répétition de mécanismes insurrectionnels dont la violence toujours plus déchaînée risque, à terme, de fracturer durablement le tissu social comme l'avait scénarisé (avec un graphisme certes exacerbé) Romain Gavras en dans son film Athena en 2022.
Démission des pouvoirs publics et ghettoïsation assumée
La faiblesse des dispositions annoncées par la Première Ministre pour les quartiers populaires n'est que l'énième conclusion du désintérêt chronique des pouvoirs publics pour ces derniers. Entre incompréhensions et consultations d'experts sans réelles conclusions (tactique usuelle de la présidence pour escamoter le débat), la réponse apportée aux émeutes de fin juin semble au mieux bâclée, et au pire sacrifiée sur l'autel des échéances parlementaires et d'autres priorités du programme présidentiel.
Alors qu'elle promettait le 21 juillet une réponse d'ampleur pour la rentrée, et justifiait les reports successifs du conseil interministériel des villes par la nécessité de prendre le temps de la réflexion, la majorité ne semble avoir tiré aucune leçon de ces émeutes qu'elle perçoit captieusement comme largement dépolitisées, allant jusqu'à passer sous silence les questions des contrôles de police et de la péréquation des moyens (les quartiers prioritaires disposent en moyennes de quatre fois moins de ressources que les autres communautés urbaines selon le rapport Borloo) qui figurent pourtant au cœur de l'indignation des protestataires.
Les vagues annonces de renforcement des services de médiation sociale ou d'accompagnement socio-sportif, les promesses expérimentales et jamais pleinement mise en œuvre de force d'action républicaine (alliant forces de l'ordre, bailleurs et intervenants sociaux, magistrats et fonctionnaires du trésor) ou de cité éducatives (mutualisant école et actions d'accompagnement éducatif sur un territoire), les opérations de testing (mesure des discriminations à l'embauche par démarchage anonyme des recruteurs) réchauffées et sans conséquences, les pathétiques 1000 places offertes aux Jeux Olympiques 2024, etc... sont d'un manque d'ambition criant et ne semblent pas avoir convaincu les maires qui "attendent de voir".
Les tergiversations calendaires du gouvernement, et la souris de mesurettes dont a accouché la montagne des délibérations annoncées, s'inscrivent dans la continuité d'une démission désormais historique de la majorité sur la question des banlieues.
Du gel des emplois aidés et de la baisse des aides au logement en 2017, jusqu'à la débâcle du Plan Quartiers 2030 (qui se résumait à un accueil élargi au collège et à un concours d'architecture) et au reclassement du ministère de la ville en simple secrétariat le 20 juillet dernier, la politique macroniste n'a jamais accordé aux banlieues qu'un œil distrait et contraint par l'actualité et les pressions sociales.
Loin des fantasmes de perfusion financière sous lesquels seraient mises les banlieues selon la secrétaire à la ville Sabrina Agresti-Roubache (qui pérorait « la politique du chéquier, c'est fini » dans le JDD du 6 août dernier), Eric Zemmour, et tant d'autres commentateurs dédaigneux, la sous-dotation durable dont souffrent les services d'éducation, de santé, de police et de justice n'est plus à documenter depuis le rapport Borloo, si aisément balayé en 2018, et alors que le cumul des crédits alloués à la politique de la ville et à la rénovation urbaine dans les quartiers prioritaires ne s'élève toujours qu'à 10 euros mensuels par habitant dans le projet de loi de finances pour 2023. Le plus récent rapport d'évaluation parlementaire sur l'action de l’État en Seine Saint-Denis (93, département le plus pauvre de France et le plus souvent cité en exemple d'une France périurbaine précarisée et insécurisée) conclut à des carences persistantes dans tous les services publics 4 ans après le lancement d'un plan pourtant annoncé comme particulièrement volontariste (« L’État plus fort en Seine Saint-Denis »).
On peut par ailleurs s'interroger sur la sincérité des efforts consentis pour l'Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine, dont les 12 milliards d'euros de fonds publics investis depuis 2004 n'ont conduit qu'à de maigres résultats en termes de mixité sociale. Il est enfin légitime de se demander si les habitants des banlieues n'ont pas besoin d'investissements dans l'accompagnement éducatif, l'insertion professionnelle et la création associative et culturelle plutôt que dans l'entretien des façades et la réfection des squares. De là à penser que, pour les autorités, la forme prime sur le fond, il n'y a qu'un pas.
Le gouvernement s'entête en effet dans une forme d'aveuglement frisant la psychose ou, à minima, le déni de réalité assumé.
Alors que plusieurs maires se demandaient « ce qu'ils faisaient là » à la sortie du CNR du 5 octobre, Sabrina Agresti-Roubache se disait « contente [que] tout le monde ait partagé les mêmes constats et soit en phase sur les solutions ».
Ce refoulement acharné du problème, sous forme de politiques détournées et sous-dotées, ou de stigmatisations préconçues de la population des quartiers prioritaires, nous conduit immanquablement à conclure que l'inclusion et le rééquilibrage des quartiers ne figurent pas réellement parmi les objectifs du gouvernement.
La rentabilité économique et électorale des banlieues, compte tenu de l'ampleur des investissement nécessaires à la résorption des nombreux freins à l'intégration qui s'y déploient, ne semble revêtir que peu d'attraits pour nos gouvernants, plus soucieux de gérer la situation que de la résoudre, et de contenir dans les quartiers les problèmes de cette « humanité superflue » (population exclue du fonctionnement de l'économie productive décrite par l'ancien inspecteur général des affaires sociales Jérôme Bonnemaison dans son livre Quel espoir de survie pour le social?).
La politique des quartiers selon la majorité n'est ainsi pas une politique d'inclusion urbaine, mais bien une politique de ghettoïsation d'un public dérangeant que l'on ne souhaite pas voir, faute de solution rapide et bon marché à leur offrir.
La répression par défaut comme verrou d'exclusion
À défaut d'une véritable offre de services publics et d'accompagnement socio-économique, le gouvernement optera pour la seule alternative à sa disposition pour contenir la population des quartiers: la répression. A cet effet, la part considérable prise par les mesures d'ordre sécuritaire ou judiciaire dans la réponse gouvernementale aux émeutes est édifiante.
Les annonces égrenées le 26 octobre par la Première Ministre à la Sorbonne semblent ainsi se concentrer presque exclusivement le durcissement de l'encadrement des jeunes (hausse des placements en unités éducatives de la Protection Judiciaire de la Jeunesse; militarisation des centres d'éducation fermés; peines d'exclusion des réseaux sociaux; mise en place de « forces d'action républicaine » dans le seul objectif de « rétablir l'autorité »...) et la pénalisation de la responsabilité parentale (engagement de la responsabilité civile des parents ; peine complémentaire en cas de soustraction d'obligation parentale; instauration d'une contribution citoyenne familiale éducative...) moyennant la refondation d'une politique de soutien à la parentalité devant faire l'objet d'une énième commission délibérative dont on doute que les travaux seront un jour suivis d'effets.
Ce réflexe pavlovien des autorités, la coercition et la sanction s'imposant par défaut à tout effort volontariste de soutien et d'accompagnement, s'inscrit dans une doctrine de plus en plus affirmée de gestion punitive des franges protestataires (car précaires) de la population. Illustrée au quotidien par les pratiques humiliantes de vexations et de contrôles d'identités intempestifs maintes fois dénoncés pour leur caractère systémique, la gestion répressive des quartiers populaires se manifeste d'autant plus violemment que ces quartiers s'embrasent.
La doctrine française de maintien de l'ordre était guidée depuis les troubles de mai 1968 par un impératif de protection de la liberté et de la tranquillité des manifestants (inscrit dans l'instruction de 1930 instituant la gendarmerie mobile, première unité spécialisée dans le maintien de l'ordre) et donc par des principes de non-provocation, de négociation et de gradation de la force proscrivant tout abus de confrontation (« Frapper un manifestant à terre, c'est se frapper soi-même en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière. » écrivait ainsi Maurice Grimaud, préfet de police de Paris, dans une lettre à ses forces le 29 mai 1968).
Face à la radicalisation des cortèges protestataires dans les années 2000, cette doctrine subit (à contre-pied des autres polices européennes engagées des solutions de désescalade) une brutalisation qui culmine dans les méthodes de contact et d'interpellations massives favorisées par l'ancien préfet de Paris Didier Lallement.
Sur cette trame, les 1800 condamnations fermes prononcées après les émeutes de cet été ne paraissent pas guidées par l'objectif de protéger l'ensemble des citoyens, mais de mater les velléités contestataires de la population délaissée des banlieues. La sanction nécessaire des excès se transforme ainsi en répression inflexible et totalitaire, disqualifiant l'ensemble des protestataires et se dédouanant de tout effort de compréhension de leurs motivations et de prévention de tels embrasements.
Elle valide et prolonge l'exclusion des quartiers populaires du reste de la société, les « émeutiers » étant assimilés à des ennemis intérieurs, dont les doléances légitimes n'ont plus droit de cité, plutôt qu'à des citoyens protestataires porteurs eux aussi d'une part de la souveraineté du peuple.
L'usage de la force publique ne s'accomplit dès lors plus « à l'avantage de tous » mais « pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée » (l'élite gouvernante et ses électeurs), violant l'article 12 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen qui fonde notre organisation sociale en tant que nation.
L'usage excluant de la force publique n'est pas mieux illustré que par la CRS 8, mascotte chérie du ministre de l'intérieur qui en a récemment dupliqué le modèle dans trois autres territoires (CRS 81 dans le Sud-Est, CRS 82 Dans l'Ouest, CRS 83 dans l'Est, future CRS 84 dans le Sud-Ouest). Ses membres émulent le RAID et la BRI, unités anti-terroristes dont la doctrine opérationnelle s'inscrit aux antipodes du contrôle de foule. Son attitude de commando intervenant depuis une caserne lointaine dans un territoire ennemi est désavoué à voix basse par plusieurs officiers de police fustigeant un « sentiment de toute-puissance » encouragé par un « commandement trop va-t-en-guerre » qui a néanmoins « une certaine utilité pour le ministre » .
La police comme victime collatérale
Ces commentaires nous amènent au cœur de la problématique des violences policières: non pas un trait de caractère inhérent aux fonctions louables et nécessaires des policiers, mais une culture institutionnelle belliciste encouragée par leur hiérarchie.
L'ampleur des abus de violence des forces de l'ordre dépasse largement l'épiphénomène de bavures isolées, comme le démontrent la multiplication des témoignages et des affaires traitées par l'IGPN depuis les émeutes de fin juin dont plusieurs (Aimène Bahouh à Mont-Saint-Martin, Hedi et Mohamed Bendriss à Marseille...) ont eu des conséquences tragiques comme tant d'autres depuis les meurtres de Malik Oussekine et Abdel Benyahia en 1986.
L'impunité dont bénéficient les auteurs de ces dérives incarne et cristallise les défaillances du maintien de l'ordre et le déni de droits de certaines franges de la population en France. Cette impunité constitue, plus que tout autre symbole d'exclusion, le détonateur des violences dans les banlieues comme l'ont rappelé les Nanterriens manifestant en mémoire de Nahel Merzouk le 19 novembre dernier, alors que l'auteur du tir mortel contre l'adolescent venait d'être libéré sous caution.
Ce déni de justice affligeant était déjà manifeste en 1986, tout particulièrement dans l'affaire d'Abdel Benyahia, tué sans fondement par un policier ivre et hors service qui n'a écopé que de 7 ans de prison malgré la reconnaissance d'homicide volontaire (passible de 30 ans de prison ferme). Pour de nombreux proches des victimes, à l'instar de la mère de Nahel Merzouk, cette revendication de justice n'implique pas néanmoins de diaboliser l'ensemble de la police. Comme les émeutiers des banlieues, les policiers sont également victimes collatérales d'un système de confrontation qui encourage les dérives.
Le documentaire Nos Frangins réalisé en 2022 par Rachid Bouchareb met en lumière le rôle joué par la hiérarchie policière dans l'excitation agressive des voltigeurs jugés pour le meurtre de Malik Oussekine, et pour la dissimulation durant plusieurs jours de celui d'Abdel Benyahia par soucis d'expédience politique.
La doctrine violente et confrontationnelle du maintien de l'ordre évoquée supra est bien instituée et encouragée par des officiers supérieurs et des cadres de direction de la police nationale dans l'objectif de satisfaire les objectifs et intérêts politiques des autorités ministérielles.
Les choix opérationnels, les unités et les moyens engagés, tout comme le traitement des affaires, visent, avant la protection des citoyens et de l'ordre public, à la préservation d'un agenda politique soutenu dans sa mise en œuvre (répression plus féroce des opposants) et protégé de toute erreur préjudiciable (le fameux « pas de couille, pas d'embrouille »).
Comme l'affirmait Philippe Brun, député de l'Eure et juge administratif dans une discussion à Mediapart: « Tous les policiers ont l'impression qu'il y a une sorte de système bis à l'intérieur de la police qui prend les décisions, et ces décisions ne vont pas dans le sens du service public. Il y a un plan de débureaucratisation de la police à engager. »
L'inscription d'une culture violente de la police dans un agenda politique est également démontrée par la mansuétude du ministre de l'Intérieur à l'égard des outrances que se permettent les directions des syndicats policiers (représentant là aussi bien davantage les hauts cadres de l'institution que la majorité de ses agents).
Au communiqué révoltant d'Alliance et de l'UNSA-Police sur les « hordes sauvages » et la « guerre contre les nuisibles » le 30 juin dernier (illustrant là aussi magistralement la confusion entre citoyens protestataires et ennemis intérieurs dans la doctrine actuelle), Gérald Darmanin répondait ainsi "ce n'est pas à moi de faire la police de la pensée" malgré l'entorse violente alors faite au droit de réserve (dont il affectionne pourtant particulièrement l'application disciplinée).
Loin des images de débauche d'équipements à la vocation quasi-militaire dont peuvent se targuer certaines unités fétiches (RAID, CRS 8, BRAV-M...), la culture de confrontation encouragée par les autorités sécuritaires se double d'une gestion calamiteuse de la grande majorité des forces de police, à commencer par celles engagées au quotidien dans les quartiers populaires. Le film Les Misérables décrivait bien bien le sous-effectif et la mission impossible de la BAC de Montfermeil comme BAC Nord de Cédric Jimenez mettait en lumière en 2020 la souffrance avec laquelle les unités peuvent subir une politique du chiffre à rebours de toute réelle volonté de démantèlement des réseaux trafiquants et de sécurisation durable des cités périurbaines.
Ces deux films mettaient parfaitement en scène la névrose des agents de police missionnés par une mission d'intérêt public qu'ils n'ont ni les moyens ni la marge de manœuvre de remplir.
L'agression tragique de Hedi à Marseille dans la nuit du 1er au 2 juillet 2023 avait ainsi été favorisée par des consignes incompréhensibles (« On éclatait les groupes de pilleurs car nous ne pouvions plus interpeller ») et une désertion du commandement (« Les laissant relativement démunis pour gérer des faits d'une particulière gravité «), comme ont pu en témoigner les policiers mis en cause faisant également part de leur frustration et de leur sentiment d'abandon.
Encensés pour leur action après les attentats en 2015, les policiers s'engouffrent depuis lors dans un mal-être profond, devant faire face à l'absence de reconnaissance, voire à l'hostilité caractérisée du peuple même qu'ils ont prêté serment de protéger (« La violence contre les policiers est de plus en plus prégnante. C’est pour eux un vrai abîme moral quant au sens de leur métier. Quand vous faites tous les jours un métier impossible, c’est dévastateur. »), tout en ressentant le mépris et l'abandon des autorités qui, par inconséquence amorale et intérêt calculé, les poussent à la faute (« Ils se retrouvent à rendre des comptes seuls alors qu’un ministre était content de les trouve »).
Lors du Congrès socialiste de 1912 sur les grèves ouvrières violentes qui venaient alors d'éclater, Jean Jaurès déclarait « lorsque la violence éclate, lorsque le cœur des hommes s'aigrit et se soulève, ne tournons pas contre eux, mais contre les maîtres qui les ont conduit là, notre indignation et notre colère ». Cet appel vaut aujourd'hui pour les policiers comme pour les protestataires. Refuser de voir, d'accompagner et de résoudre la souffrance des policiers, tout comme celle des quartiers populaires, est le signe d'une chute dont l'atterrissage brutal avait déjà été annoncé par La Haine en 1995.
L'auto-organisation sociale comme clé de la relève
Le cinéma français (voir les films cités dans cet article) nous a maintes fois averti des dangers profonds et de la stérilité d'un affrontement cyclique et éternel entre opposants à la brutalité policière et adversaires de la violence délinquante.
Englober l'ensemble des forces de police ou des banlieues dans l'une ou l'autre de ces problématiques, et refuser d'en analyser les causes profondes, est tout aussi fallacieux que souhaiter l'anéantissement de l'un ou l'autre "camp" est insensé (tous font partie de notre société et de notre nation, souhaiter la disparition d'une de ses franges n'est, au mieux, qu'une illusion psychotique et, au pire, un fantasme criminel). Les habitants des quartiers populaires sont des citoyens dignes de droits et de reconnaissance et des membres essentiels de notre société (rappelons encore combien d'entre eux forment les rangs des travailleurs indispensables qu'on honorait durant le confinement), tout comme les policiers sont investis d'une mission indéniable d'intérêt public pour laquelle nombre d'entre eux font preuve d'un dévouement admirable.
Reporter sur les uns ou sur les autres la responsabilité de nos fractures sociales ne conduit à rien si ce n'est la violence et la souffrance de tous.
Cette souffrance, partagée à la fois dans les quartiers et les commissariats, doit au contraire nous interroger sur les véritables responsables de cette descente aux enfers (à qui profite le crime?) à commencer par nos dirigeants politiques. Ainsi pourrons nous canaliser efficacement nos sentiments d'indignations et nos pulsions de révolte, sans se tromper de cible, en atteignant la « colère architecturée » et la « rage du sage » qu'appelait de ses voeux Alain Damasio dans On ne dissout pas un Soulèvement. Ainsi construisons nous un narratif objectif et rassembleur pour nous tirer de l'ornière du délitement social.
Au delà du discours et de l'analyse, devant la démission des autorités, et leur pusillanimité à répondre aux doléances légitimes des habitants comme des policiers, il incombe à nos quartiers de reconstruire des réseaux d'échange, de compréhension et d'entraide à même de structurer et soutenir une véritable communauté interdépendante, d'entretenir une solidarité organique au sens de Durkheim. A cet effet, l'une des pistes les plus fructueuses peut résider dans la revitalisation de l'ordonnance de 1945 relative à l'enfance délinquante, directement inspirée du programme adopté par le Conseil National de la Résistance en 1943, laquelle instaurait le principe de primauté de l'éducatif sur le répressif.
Avant la PJJ il y a des médiateurs et des éducateurs de quartier. Outre les réseaux d'entraide et de solidarité qui peuvent permettre aux quartiers populaires de rester unis et dignes face à la précarité, l'accompagnement éducatif de notre jeunesse marginalisée, reléguée ou désœuvrée (et non sa répression) est le seul moyen efficace dont nous disposons encore pour prévenir les déchaînement de violence. Restructurer et cofinancer les réseaux d'intervenants sociaux opérant dans les banlieues populaires semble primordial alors que ces derniers s'enfoncent également dans le désarroi et la sous-dotation de moyens malgré des défis sociaux, familiaux et éducatifs toujours plus vastes. Les peines de prisons et les ravalement des façades ne résoudront pas les problèmes des banlieues (ils ne font que les habiller).
Un accompagnement volontariste, compétent et étroit de leurs habitants, dans le but de leur redonner les ressources indispensables à leur dignité humaine et leur insertion sociale, est le seul remède susceptible de préserver la paix sociale le temps qu'une véritable refondation politique s'opère pour qu'enfin les services publics puissent réinvestir ces espaces et rétablir leurs habitants dans leurs droits et la promesse républicaine dans sa réalité.
Dans l'attente d'une telle refondation, l'organisation communautaire (et non pas communautariste) et l'auto-gestion (et non pas la ségrégation), sont les seules ressources dont nous disposons, en tant que peuple négliger, pour résister à la fracture et cultiver l'espérance d'un avenir plus humain.