L'actualité de la semaine écoulée s'est traduite par une profonde émotionnalité dans le débat public, dans les discussions entre amis, collègues et familles, et jusque dans notre fort intérieur touché à la fois, et selon les sensibilités de chacun, par la colère, l'empathie et l'angoisse. Ces ressentis puissants génèrent des moments rares et précieux de notre histoire collective qui nous donnent l'opportunité de nous définir en tant que citoyens d'une communauté nationale, en nous accordant sur ce qui nous est intolérable, et sur la réponse à y apporter. Loin d'être hystériques, il s'agit de réactions saines qui témoignent de notre capacité continue à nous indigner, à ne pas rester indifférents malgré le déferlement continu et débilitant d'informations anxiogènes dont nous noient les réseaux sociaux et les chaines d'information.
Il est néanmoins crucial que nous ne laissions pas ces justes passions être prises en otage pour nous diviser et nous enfermer dans des postures caricaturales. Entre condamnations et récriminations, entre invectives de tous bords, il est sidérant de constater à quel point il paraît impossible de maintenir une posture équanime et objective devant les médias, les partis, les commentateurs politiques et les membres de nos entourages qui nous enjoignent à "choisir un camp". Combattre le terrorisme devrait désormais interdire d'en comprendre et d'en dénoncer les causes. Condamner toute fuite en avant de la violence revient désormais à excuser l'horreur. Il devient désormais difficile de dénoncer fermement les acteurs de mort tout en refusant toute surenchère belliciste sans être qualifié de "traître" par les uns et de "collabo" par les autres.
Face au diktat de la polarisation partisane, qui s'immisce jusque dans notre vie privée, il est impératif de maintenir l'audace d'une pensée propre et singulière, de refuser les appels dogmatiques et de ne pas se laisser entraîner par les appels à la guerre d'un côté ou à la passivité de l'autre. Pour cela, passé le temps de l'émotion, il nous importe de reprendre les faits, d'en analyser les causes, et d'en identifier l'inacceptable afin de définir la posture à la fois réaliste et humaniste à adopter.
L'offensive du Hamas n'est pas un acte de résistance mais une campagne terroriste
Le matin du samedi 7 octobre a vu se déclencher une opération inédite dans l'histoire du conflit israélo-palestinien. Surprenant l'ensemble des experts, journalistes, gouvernements et organisations internationales, jusqu'aux services israéliens de renseignements pourtant reconnus pour une efficience presque mythique, des commandos du Hamas sont parvenus à brécher une barrière frontalière réputée infranchissable au cours d'une manœuvre multi-dimensionnelle (terre, air, mer) appuyée par une couverture massive d'artillerie.
Cette offensive, sans précédent dans l'histoire du groupe et surpassant toute les estimations de ses capacités opérationnelles, visait initialement un triple objectif.
1. Sur la scène intérieure palestinienne, il s'agissait pour le mouvement de reprendre l'ascendant sur la lutte contre Israël face à de nouveaux groupes de jeunes combattants (à l'instar de la Fosse aux Lions né durant l'été 2022 à Naplouse). Le resserrement de la politique de sécurité israélienne en Cisjordanie (plus d'un Palestinien tué par jour en moyenne depuis le début de l'année par les forces de sécurité ou les colons israéliens) ainsi que la dérive colonialiste du dernier gouvernement Nétanyahou (arrivé au pouvoir avec l'appui de formations d'extrême droite en décembre 2022 et assumant de plus en plus ouvertement un programme d'annexion qui mettrait fin de facto à toute perspective d'Etat palestinien) suscitaient une révolte croissante de la jeunesse palestinienne susceptible de se muer, selon une majorité d'experts du conflit, dont plusieurs anciens officiers de l'armée et des renseignements israéliens, en troisième intifada (insurrection populaire). Le Hamas risquait dès lors d'être débordé comme il avait débordé le Fatah (parti nationaliste palestinien historique) lors de la seconde intifada (2000-2005), à moins de réaffirmer sa centralité dans la lutte par une action décisive.
2. Sur la scène internationale, le Hamas observait avec angoisse la poursuite du processus de normalisation des relations diplomatiques entre Israël et les pays arabes, amorcé par les accords d'Abraham avec les Emirats Arabes Unis et le royaume de Bahrein en 2020, rejoints ensuite par le Maroc et le Soudan. Ce processus, appelé à s'étendre, sonnait le glas de tout soutien arabe à la cause palestinienne qui avait déjà considérablement perdu en écho à l'international depuis les révoltes des printemps arabes. L'offensive du samedi 7 octobre aspirait ainsi également à rappeler aux opinions publiques arabes et à leurs gouvernements la persistance et la centralité de la lutte palestinienne contre l'occupation israélienne, sous peine d'être reléguée aux vestiges de l'histoire.
3. Entre ceux deux objectifs politiques intérieurs et extérieurs, l'attaque du Hamas vise des objectifs militaires et opérationnels qui n'apparaissent pas encore clairement aux analystes dans la mesure où ils sont toujours en cours d'atteinte. Le choc psychologique de l'attaque, et la prise d'otage massive qui s'en est suivie, cherchent en effet à attirer l'armée israélienne dans des combats urbains sanglants et ardus dans la bande de Gaza où le Hamas n'aura pas manqué de préparer le terrain à leur encontre (piégeages, tunnels sous-terrains, valorisation des immeubles pour le sniping et le tir anti-chars...).
Si les motifs de l'attaque n'ont ainsi surpris personne, et si l'on a pu croire aux premières heures de l'offensive qu'elle pouvait constituer un acte de résistance face à une politique d'occupation et de normalisation internationale ne laissant désormais plus aucun espoir au peuple palestinien, cette perspective a rapidement échappé à la réalité d'un massacre sans commune mesure dans l'histoire d'Israël depuis 1948. Exécution indiscriminée de civils désarmés, "nettoyage" d'habitations et de quartiers sans aucune logique , prise en otage d'enfants et de personnes vulnérables, l'attaque initiale du 7 octobre a rapidement laissé voir qu'elle ne remplissait pas des objectifs militaires mais répondait à une stratégie terroriste. Frapper de stupeur les esprits israéliens avec l'ambition de faire tomber le gouvernement Nétanyahou tout en reconquérant par la haine le cœur d'une jeunesse palestinienne en proie à la détresse et la colère; inciter les forces israéliennes à commettre un massacre sans précédent de civils palestiniens dans le but de remobiliser un maximum de soutiens sur la scène internationale; tels sont les objectifs politiques qu'aspirait à atteindre le Hamas en terrorisant la population israélienne. Loin de se livrer à un acte de résistance, le groupe s'est livré à une opération correspondant à la définition littérale de l'action terroriste. L'effet de sidération engendré exploite la réalité de l'angoisse viscérale d'insécurité résidant dans l'inconscient collectif des Israéliens, et au-delà de nombreux membres de la communauté juive à travers le monde, après des siècles de pogroms, de persécutions et d'exterminations. Ce traumatisme inter-générationnel, le plus vaste et le plus profond jamais observé dans notre histoire moderne, est une réalité, certes subjectives, mais bien actuelle, comme le décrit la sociologue franco-israélienne Eva Illouz dans un entretien au Monde. Nier cette réalité au nom d'un prisme intellectuel objectif et extérieur du conflit, ne fait qu'altérer notre capacité à en comprendre les acteurs et donc à adopter un juste positionnement sur ses évolutions. Le Hamas a parfaitement compris cette peur primordiale et parfaitement assumé son instrumentalisation par des actions d'une horreur inhumaine. Si la politique israélienne d'étouffement du peuple palestinien contribue largement à créer les conditions de la violence armée, elle ne justifie en aucun cas le choix opérationnel effectué par le Hamas et n'a en aucun cas causé les atrocités commises par le groupe.
Ne pas reconnaître l'horreur et la nature terroriste des actions du Hamas au nom de la détresse des Palestiniens, voire les justifier et faire porter l'entière responsabilité des victimes civiles sur la politique coloniale israélienne est non seulement un raccourci d'analyse d'une parfaite malhonnêteté intellectuelle et humaine, mais également une insulte à la cause palestinienne et à l'ensemble des victimes du nouveau cycle de violences qui s'est ouvert. Justifier l'ignominie ou nom d'une cause juste est d'une bassesse et d'une stupidité sans nom. Contrairement à ce que peuvent prétendre certains représentants politiques, le terme "terrorisme" désigne bien une réalité concrète au delà des connotations historiques qu'il peut sous-entendre. Les maladresses, les hésitations et les silences de certains défenseurs de la cause palestinienne à l'égard de cette attaque ne sont pas des gages d'équilibre, d'objectivité ou de cohérence. Comme le souligne l'auteure et rabbin du Mouvement juif libéral de France Delphine Horvilleur dans Le Monde aujourd'hui, ces silences sont une "faille empathique majeure [et] une faille morale terrible dont la répercussion sera de nous déshumaniser nous-mêmes".
Le contre-terrorisme n'est pas un chèque en blanc du droit international
L'attaque du Hamas et la menace persistante qu'elle rappelle pour la sécurité d'Israël ne peut rester sans réponse. Il serait absolument impensable pour les Israéliens de ne pas se défendre devant pareille horreur, en menant à son tour une offensive visant à neutraliser les capacités opérationnelle du Hamas. Une telle réponse ne choque personne lorsqu'il s'agit d'al Qaeda ou de Daesh, et elle doit donc se comprendre également lorsqu'il s'agit de répondre à une attaque du Hamas qui répond à la même logique terroriste et déshumanisée. Souvenons nous simplement de ce que nous ressentions au lendemain de Charlie Hebdo et du 13 novembre 2015: aurions nous toléré que les cellules de Daesh à l'origine des attentats ne soient pas éliminées? Aurions nous toléré qu'une telle menace directe sur nos familles soit autorisée à persister? L'effraction majeure et profonde que cette attaque a conduit dans la psyché israélienne ne justifie pas pour autant une réaction tout aussi monstrueuse et déshumanisée.
A rebours de la doctrine de défense préemptive élaborée par les Etats-Unis pour justifier l'invasion de l'Irak en 2003 (alors que la défense préventive suppose de frapper le premier face à une menace immédiate, la défense préemptive justifie de frapper face à une menace potentielle, afin d'empêcher qu'elle se forme en premier lieu), se défendre contre une menace terroriste ne donne pas carte blanche à toutes les violations du droit international. Les autorités israéliennes ont lancé des représailles massives qui dépassent largement les objectifs légitimes de neutralisation des capacités opérationnelles du Hamas, justifiant une campagne d'éradication maximaliste au nom du "plus jamais ça". L'opération "Epée de feu" a déjà fait des milliers de morts dont un tiers d'enfants, exhorté 1,1 millions de personnes à un exil dont tout le monde sait qu'elles ne seront jamais autorisées à revenir (sans se soucier par ailleurs que l'Egypte n'a aucune intention de les accueillir malgré les pressions américaines en ce sens), bombardé des convois d'évacuation de civils, privé 2,3 millions de personnes d'accès à l'eau, à la nourriture et aux soins, et ignoré le sort de centaines de patients hospitalisés, alors que les combats au sol n'ont même pas débuté (hormis quelques raids de forces spéciales). Pour Jean-François Corty, vice-président de Médecins du Monde, c'est tous les Gazaouis dont "le pronostic vital [est] engagé" au nom d'un combat "contre des animaux" selon les termes du ministre israélien de la défense. Afin de se prémunir contre toute crainte de nouvelle attaque, un grand nombre d'Israéliens sont prêts à sacrifier leurs otages et procéder à une véritable purge de la bande de Gaza, quel que soit le nombre de victimes civiles. Bien que compréhensible dans l'émotion et l'horreur de l'attaque qui a eu lieu, mesurée à l'angoisse profonde de l'extermination qui peut être entretenue dans l'inconscient collectif et intergénérationnel d'Israël et de la communauté juive, le maintien de cette posture après le choc, dans le sang-froid et la rationalité d'une politique d'éradication délibérée et assumée, est tout aussi cynique, inhumain et bestial que l'attaque du Hamas en premier lieu. Il s'agit par ailleurs tout autant d'une faute stratégique tant elle ne peut que jeter l'ensemble de la jeunesse palestinienne sous l'emprise du groupe terroriste et resserrer nombre de ses soutiens régionaux. Une telle réponse n'apportera pas à Israël la sécurité qu'elle prétend garantir, mais la promesse de davantage de carnage.
Il est parfaitement sidérant de constater le silence, voire l'appui tacite de la communauté internationale à cette campagne de représailles dont tout le monde sait qu'elle sera la plus sanglante que la bande de Gaza n'a jamais connu (ce qui n'est pas peu dire, l'opération Plomb Durci de 2008-2009 ayant par exemple tué de 900 civils palestiniens après des attaques du Hamas ayant tué 3 civils israéliens). Israël assume pleinement les victimes civiles qu'elle empile d'ores et déjà sous les décombres de quartiers entiers rasés sans la moindre analyse de risques collatéraux, et la majorité des Etats du monde, à commencer par la France, détournent le regard, bégayant tout au plus quelque rappel hésitant à l'égard des civils, enterrant ainsi de facto et en silence les Conventions de Genève, la Charte des Nations Unies, et plus généralement tous les principes du droit humanitaire international. L'horreur engendrerait ainsi un droit à l'horreur, et le carnage une justification du carnage, dans une véritable parodie de tout ce qui fait société humaine. L'être humain est condamné à ne pas s'élever au dessus de la condition animale, et tout le monde est sensé le comprendre sans dire mot, au nom de la mémoire des victimes initiales qui n'ont pas encore eu le temps d'êtres toutes enterrées qu'elles doivent déjà se retourner dans leur cercueil ou leur frigo mortuaire en voyant ce que leur mort va justifier (" Je crois très simplement que ceux qui sont morts servent de caution aux autres" disait Antoine de Saint-Exupéry dans Pilote de Guerre). Il est ainsi profondément triste de voir à quel point il est facile et à-propos de rappeler ici une citation pourtant tellement galvaudée de Nietzsche : "Quand on lutte contre des monstres, il faut prendre garde à ne pas devenir monstre soi-même. Si tu regardes longtemps dans l'abîme, l'abîme regarde aussi en toi" (Par delà le bien et le mal).
Arras, le même conflit entre défenseurs irréconciliables
A cette séquence déjà profondément émotionnelle suscitée par les massacres commis en Israël et à Gaza, succède le drame d'Arras lors duquel un jeune homme très vraisemblablement endoctriné par un courant jihadiste inspiré de Daesh (comme l'était son frère condamné et emprisonné pour avoir fait partie d'un projet d'attentat contre des policiers au nom de l'organisation terroriste) a à nouveau frappé notre pays en ciblant l'éducation nationale, l'un des plus puissants symboles du projet républicain qui constitue pour eux une menace existentielle. On ne sait pas encore s'il existe un lien direct entre les deux évènements, bien que les écoutes de la DGSI indiquent que l'assaillant ait échangé avec son père et son frère sur l'actualité israélo-palestinienne dans les jours précédant son passage à l'acte. Il semble néanmoins que nous soyons à nouveau entré dans une nouvelle fenêtre de stress affectif généré par l'actualité internationale et nationale qui pousse nombre d'individus isolés et engagé dans un processus de radicalisation incomplet à basculer de leur état limite vers une disposition à passer à l'acte. Nous avions déjà vécu une telle période il y a trois ans, alors que la republication de caricatures de Charlie Hebdo et une vaste campagne d'influence anti-française lancée par le président Turc Recep Tayyip Erdogan étaient devenu le prétexte du passage à l'acte pour Zaheer Hassan Mehmood (auteur d'une attaque au hachoir près des locaux de Charlie Hebdo le 25 septembre 2020) et Abdoullakh Anzorov (assassin de Samuel Paty le 16 octobre 2020). On constate néanmoins d'ores et déjà un mécanisme similaire à l’œuvre dans l'opinion publique, selon lequel on ne serait autorisé à comprendre l'évènement que dans un sens ou dans l'autre.
D'un côté, un jeune homme radicalisé a encore une fois assassiné l'un de nos enseignants Dominique Bernard, et grièvement blessé deux de ses collègues. L'assaillant faisait partie d'une famille arrivée en France en 2008 depuis l'Ingouchie (province russe voisine de la Tchétchénie et également minée par des groupuscules jihadistes), dont le père assumant une obédience salafiste avait été expulsé vers la Russie depuis la Belgique après une première expulsion annulée de France en 2014, et dont le frère aîné à été arrêté en 2019 et condamné en 2023 à 5 ans d'incarcération pour association de malfaiteur terroriste. Profondément affecté par l'expulsion de son père, le décès de son entraîneur de boxe, et l'emprisonnement de son frère, l'assaillant a sombré sous l'influence de cette idéologie mortifère dans une spirale que bon nombre de militants affirment aujourd'hui qu'elle aurait pu être brisée. S'il est bien évidemment sain et rationnel de tenter de comprendre le parcours de radicalisation d'un terroriste, excuser les gestes de l'assaillant au nom d'un déterminisme socio-culturel et de ses souffrances psychiques et en rejeter la responsabilité entière sur notre société est un sophisme tout aussi fallacieux que celui d'affirmer qu'Israël est responsable des actions du Hamas. Les décisions qui ont affecté la famille de l'assaillant, déboutée de l'asile malgré tous les recours, ont certes naturellement influencé son état psychique, mais ne l'ont en aucun cas condamné à épouser le jihadisme et assassiner un professeur. Il n'est par ailleurs pas inhumain ou déraisonnable d'affirmer que le profil idéologique salafiste, voire jihadiste, entretenu par les membres de cette famille ne semblait pas compatible avec une installation durable au sein de la communauté nationale que, rappelons le, Ernest Renan définissait comme un "consentement actuel, [...] un désir de vivre ensemble" dans l'objectif de réaliser un projet de société commune. Là aussi, rappelons-nous les attentats de Charlie Hebdo, du 13 novembre, de Nice, ou de Conflans Saint-Honorine, rappelons-nous de ce que nous ne pouvons pas tolérer, rappelons-nous qu'il est absolument inique, et futile de vouloir excuser le terrorisme ou négocier avec le fanatisme. Notre tradition d'accueil des exilés ne justifie pas que l'on tolère cet intolérable. C'est justement par cohérence avec l'esprit humaniste de notre République, que nous ne devons pas tolérer qu'elle accueille l'obscurantisme totalisant et terroriste. On peut défendre les réfugiés tout en condamnant des fanatiques, c'est même très cohérent.
D'un autre côté, on voudrait faire de cet attentat le nouveau signe d'un prétendu laxisme de nos administrations contre un déferlement de fondamentalistes violents sur notre sol. On voudrait nous faire croire que notre politique d'accueil des réfugiés est responsable de cette horreur en acceptant, voire en assurant, l'installation de terroristes au cœur de notre société. Les Républicains reprennent l'ancienne antienne de Christian Estrosi en dénonçant l'existence en France d'une "cinquième colonne", comme si l'idéologie mortifère qui a justifié cet attentat était née au sein même d'une société française corrompue, comme si les organisations qui ont inspiré et promu de tels actes n'étaient pas totalement exogènes à notre pays. Ce biais, ce raccourci instrumentalisant le principe psychologique du bouc émissaire, nous l'avons déjà évoqué et le voici à nouveau à l’œuvre avec tout son cortège d'absurdités et de dangers. Citons par exemples, les appels multiples et répétés à expulser (voire à exécuter pour les plus hystériques) l'ensemble des fichiers S, sans aucune considération réfléchie pour les faits (une fiche S ne reflète pas une vérité factuelle et consensuelle, mais le simple discernement, plus ou moins éclairé, de l'agent de renseignement qui l'a instruite) ou pour la faisabilité d'une telle option (expulser où? expulser sans obtenir de laissez-passer consulaire du pays de destination? expulser des Français?...) Derrière les réfugiés auquel on étend ainsi à tous la suspicion de velléités terroristes, se sont tous les citoyens Français sympathiques à leur cause qui seront immanquablement visés, tout comme Nétanyahou a eu l'audace d'imputer l'échec des défenses militaires israéliennes le 7 octobre à des "militants de gauche". Un nombre croissant de nos concitoyens, de plus en plus paralysés par la peur qu'agitent et magnifient les plus inconséquents de nos dirigeants (on se demande ainsi ce que place exactement Gérald Darmanin dans les 43 attentats prétendument déjoués ces derniers jours, ni où il trouve le culot mesquin et irresponsable d'exploiter ainsi nos angoisses communes), sont prêts à accepter les solutions sécuritaires de plus en plus drastiques qu'on nous propose pour faire face à une menace désormais diffuse dans nos perceptions mentales. Rappelons qu'il s'agit précisément de l'effet recherché par les auteurs et les prosélytes de cette idéologie mortifère, exploitant le complexe victimaire et sacrificiel des jeunes individus qu'ils envoient au saloir. Ce discours a beau avoir été galvaudé ad nauséam depuis 2012 et les attaques de Mohamed Merah, il n'en reste pas moins vrai. Soulignons enfin qu'on ne peut pas combattre la menace portée par des individus isolés et instables, sans véritable réseau de soutien ni plan prémédité, par la simple réponse sécuritaire (la DGSI admet ainsi toute la difficulté, voire l'impossibilité, à empêcher le passage à l'acte pour ce type de profils). Une armée de vigiles et de portiques de sécurité ne suffiront pas à se prémunir de toute faille, de toute vulnérabilité exploitable par un individu gouverné par une idée fixe. Le jihadisme (comme toute autre idéologie totalisante) attire et enferme ses recrues en exploitant la souffrance née d'une crise existentielle. Il s'immisce dans notre société comme le reflet d'une crise de sens, du nihilisme d'une vie condamnée à la perspective exclusive et désespérante d'un consumérisme de subsistance dénué de tout narratif humaniste et progressiste. C'est donc par une réflexion et une transformation profondes de notre société, réaffirmant les valeurs universelles de notre République et la vision de l'humanité qu'elles sous-tendent, que nous pourrons contrer ce fléau. Un nombre croissant de nos concitoyens sont prêts à tourner les yeux à la "purge" que certains appellent de leurs voeux. Ils oublient que la fumeuse cinquième colonne qui doit ainsi être purgée ne sera pas constituée de terroristes ou même de réfugiés. Elle sera constituée de Français sympathisants à la cause de ceux qui souffrent.
Sapere Aude
Sur le conflit israélo-palestinien comme sur l'attentat d'Arras, on nous enjoint à prendre parti, à choisir un camp. Si l'on condamne fermement l'attaque terroriste du Hamas, on ne peut pas dénoncer la stratégie israélienne à l'égard des Palestiniens. Si l'on refuse toute instrumentalisation de l'attentat d'Arras pour justifier des fuites en avant sécuritaires et xénophobes, on ne peut pas vouloir défendre notre pays face au terrorisme. Traître ou collabo, tel est le seul horizon auquel nous sommes promis si l'on refuse l'une ou l'autre de ces logiques. Le camp de ceux qui souffrent, de TOUS ceux qui souffrent indépendamment du bord politique ou national, ne fait pas partie des options disponibles. Cette situation n'est pas sans rappeler celle qui prévalait dans l'opinion publique à la veille de la Seconde Guerre Mondiale: entre le pacifisme qui se mentait à lui-même pour éviter la guerre, et le pétainisme qui se mentait également à lui-même pour purger la société française. Les uns oublient que la liberté n'est possible que si l'on se prépare à la défendre, et qu'il existe, tragiquement, sur Terre, des groupes et des individus qui refusent catégoriquement de négocier pour toute perspective de paix. Les autres se fourvoient dans leur désignation inhumaine de bouc-émissaires fantasques, ignorant sciemment que la sécurité qu'ils réclament à cors et à cris risque encore plus sûrement d'enterrer notre liberté et de corrompre notre âme.
Entre le marteau et l'enclume, face à cette injonction de choix, nous pouvons être sidérés, fatigués, écœurés par l'obsession permanente des êtres humains à la lâcheté naïve d'excuser le carnage, où à la débilité bestiale de vouloir ajouter du carnage au carnage. La terreur paralysante des évènements semble nous avoir enfermé dans des boucles de réponses primaires faisant fi de notre histoire, au risque d'en répéter les mécanisme les plus sombres dans une parodie digne d'un soap opera. Devant telle régression entêtée et vociférante, on pourrait être tentés de se taire, et de laisser toutes ces passions étriquées se débrouiller et s'écharper toutes seules. Rappelons nous alors la devise qu'Emmanuel Kant attribuait aux Lumières: Sapere Aude ("ose penser par toi-même!"). Refusons toujours les polarisations et les catégorisations. Cultivons notre "faculté d'indignation, et l'engagement qui en est la conséquence" tout en conservant notre "responsabilité de personne humaine" comme nous y encourageait le défunt philosophe et résistant Stéphane Hessel dans Indignez-vous! en 2010. Prenons le temps de l'émotion, de la colère, du chagrin, de l'angoisse, car il est consubstantiel à notre humanité, car il nous permet d'honorer les victimes, et de dire non à l'intolérable. Puis prenons du recul afin de traiter les maux qui ont engendré ces victimes, nous élevant ainsi en tant qu'êtres humains au delà d'un cycle de violence bestiale. Car c'est bien dans l'après-coup, dans le choix de la réponse à apporter aux atrocités que nous définissons ce que nous sommes. Dénoncer, lutter, défendre, sans se laisser entraîner dans les fuites en avant martiales et chaotiques, sans renoncer à s'élever en tant qu'êtres humains au delà de nos instincts primaires. Cette posture est un "oui", puis un "non", et non pas un "oui mais", n'en déplaise à Emmanuel Macron. Plutôt que de choisir un camp, comme le conclut de manière ci-décevante Eva Illouz, préférons réaffirmer notre humanité comme nous y encourage Delphine Horvilleur. Conservons l'espérance de traverser nos épreuves collectives. Dans Le Nouvel Observateur du 24 mars 1980, Jean-Paul Sartre nous livrait ainsi l'un de ses derniers messages, peut-être l'un des plus optimistes et les plus revigorantes : "[...] Il faut essayer d'expliquer pourquoi le monde de maintenant, qui est horrible, n'est qu'un moment dans le long développement historique, que l'espoir a toujours été une des forces dominantes des révolutions et des insurrections, et comment je ressens encore l'espoir comme ma conception de l'avenir". Et face aux pressions de ceux qui veulent nous voir choisir un camp, rappelons nous aussi la maxime d'Alain dans son Propos sur les pouvoirs:" Penser c'est dire non".