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Billet de blog 17 avril 2024

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Idées du crépuscule : #MeeToo, pour une refondation de la masculinité

Portée par la parole #MeeToo et la constitutionnalisation du libre recours à l'IVG, la troisième vague des luttes féministes s’attaque au continuum des violences sexistes et sexuelles (VSS). Manifestation d'un système de domination patriarcale, l'éradication du phénomène passera nécessairement par l'émergence d'une voix d’hommes refondant la représentation traditionnelle de la masculinité.

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La constitutionnalisation de la liberté garantie de recourir à l'IVG parachève combats de la deuxième vague féministe pour les droits absolu des femmes à disposer de leur propre corps. Ce jalon majeur dans l'histoire des luttes continues pour l'égalité entre les hommes et les femmes ne doit pas néanmoins masquer la toile de fonds des mouvements #MeeToo sur laquelle il s'inscrit et les nouvelles revendications qu'elles portent. Puissant libérateur de paroles, #MeeToo catalyse une vaste prise de conscience des VSS et du système de domination patriarcale qui les sous-tend. Transformer l'essai par l'action éducative, à défaut de réelle volonté politique pour se saisir du problème, demande l'émergence d'un discours masculin portant un réel travail d'introspection sur la conception traditionnelle de la masculinité, afin de l'exorciser de ses composantes névrotiques et violentes.

Sanctuarisation du droit à l'IVG: l'aboutissement nécessaire de luttes cinquantenaires

Le 8 mars dernier, à l'occasion de la journée internationale pour les droits des femmes, la France est devenu le premier pays au monde à inscrire la liberté garantie de recours à l'IVG dans sa Constitution. Si les longs atermoiements de cette loi et le bricolage juridique de "liberté garantie" (plus affirmé qu'une liberté individuelle, sans pour autant recouvrir la force d'un droit opposable) interroge sur l'accès effectif de toutes les femmes qui le souhaiteraient à l'IVG (dépendant de l'offre disponible et du libre choix des médecins), cette avancée n'en constitue pas moins une consécration de la lutte pour l'égalité de droits entre les hommes et les femmes. Héritée de la deuxième vague féministe initiée en France dans les années 1960, dans le sillage de la révolution conceptuelle amorcée par Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe (publié en 1949), et portée par des associations comme le MLF (Mouvement de Libération des Femmes) et plusieurs grandes figures telles Gisèle Halimi, Monique Wittig, Simone Veil et tant d'autres, cette lutte aboutit enfin, plus de 50 ans plus tard, à la sanctuarisation constitutionnelle du droit absolu des femmes à disposer de leur corps.

Loin d'être purement symbolique, cette promulgation semblait d'autant plus indispensable que le droit à l'avortement semble sous le coup d'une nouvelle offensive conservatrice. Que ce contre-mouvement soit plus en pointe aux Etats-Unis, où la remise en cause du recours à la pilule abortive prolonge l'abrogation en 2022 de l'arrêt Roe vs Wade (par lequel la Cour Suprême avait déclaré inconstitutionnelles en 1973 les lois restreignant l'accès à l'avortement), ne signifie pas que la France y soit imperméable comme en témoigne l'évocation d'un réarmement démographique par le Président de la République lors d'une conférence de presse du 16 janvier dernier.

Alors que la fertilité masculine dans le monde a chuté de plus de moitié en 50 ans, il semble de moins en moins saugrenu de penser que les femmes pourraient se voir à nouveau contraintes à la procréation, comme nous en avertissent d'excellentes fictions d'anticipation (The Handmaid's Tale de Margaret Atwood en 1985, MURmur de Caroline Deyns en 2023...). La constitutionnalisation du libre recours garanti à l'IVG s'impose dès lors comme une réponse ferme et déterminée à la crainte de Simone de Beauvoir, qui déclarait après le passage de la loi Veil en 1974: "Il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes, nos droits, soient remis en question. Votre vie durant, vous devrez demeurer vigilantes."

Loin de clore la deuxième vague féministe dont l'historienne Michelle Perrot rappelait qu'elle n'était pas qu'un épisode circonscrit, cette constitutionnalisation ouvre pleinement le champ à son renouvellement et son extension grâce au nouveau temps fort généré par les mouvements #MeeToo. Maintenant que le droit des femmes à disposer de leur corps est sanctuarisé, il convient de prévenir toute possibilité de violation impunie de ce droit par des hommes.

Les mouvements #MeeToo: détruire le continuum des violences sexistes et sexuelles

Amorcé en 2017 par la révélation des agressions sexuelles commises par le producteur de cinéma américain Harvey Weinstein, le mouvement #MeeToo a constitué un formidable vecteur de libération de la parole des femmes sur les violences sexistes et sexuelles dont elles étaient victimes. Longtemps étouffée et trop peu écoutée, malgré la mise en lumière du caractère systémique de ces violences par des travaux scientifiques dès les années 1970 (à l'instar du livre enquête On tue les petites filles de Leïla Sebbar, paru en 1978), cette parole a pu trouver sur les réseaux sociaux une chambre d'écho non-censurable pour des milliers de femmes, mais aussi d'hommes, pouvant enfin dénoncer les multiples effractions dans l'intimité de leurs corps et de leur psychisme.

Longtemps considéré comme un épiphénomène dans les sociétés patriarcales, le viol est désormais exposé dans sa réalité endémique et systémique. La compréhension de la souffrance des victimes, la cascade de révélations en chaîne dans l'entourage de chacun, et la fin de l'invisibilisation des plaignantes permettent enfin d'entrevoir l'ampleur et le caractère structurel de ces violences. Dans son déferlement mondial et ses ramifications protéiformes (#MeeTooGarçons pour les hommes, #MeeTooSansVoix pour les personnes handicapées...), #MeeToo ouvre la voie d'une prise de conscience et l'espoir d'une réponse ambitieuse et sincère à l'injonction faite en 2008 par Isabelle Aubry dans son livre-témoignage La première fois j'avais six ans: "Mon histoire à moi est inadmissible, j'exige qu'elle devienne impossible".

Car c'est bien là l'enjeu premier des mouvements #MeeToo et la motivation première de libération de la parole pour les victimes: soutenir les victimes, pour éviter qu'il y en ait d'autres. Si "le viol n'existe que grâce au silence qu'il impose" comme le soulignait Hélène Devynck dans son livre Impunité (paru en 2022 pour dénoncer le système de protection érigé autour de Patrick Poivre d'Arvor), #MeeToo est la garantie de dissiper ce silence et prévenir l'omerta qu'il installe. Irrésistible et déferlant, le mouvement s'est appuyé sur cet impératif fondamental, qui nous oblige tous.tes, pour engager un processus réflexif et libérateur mettant au jour l'existence, dans la fabrique même de notre architecture sociale, d'un continuum de violences sexistes et sexuelles transcendant toutes les classes et tous les âges.

Comme aux Etats-Unis, c'est dans le milieu du cinéma que ce processus transformatif s'est manifesté de la manière la plus visible et spontanée. Plus de quatre ans après la brèche courageuse ouverte par Adèle Haenel en dénonçant harcèlement que lui avait fait subir le réalisateur Christophe Ruggia, Judith Godrèche déchire le voile en révélant le système de prédation qu'avait librement pu se construire Benoît Jacquot. Comme le formulait l'écrivaine Hélène Frappat dans une tribune au Monde au mois de février dernier, la parole de ces survivantes ne peut désormais plus être "évaporée".  L'emprise, les violences psychologiques, le harcèlement et les agressions sexuelles ne peuvent plus être minimisées au nom du projet artistique (comme le faisait encore la réalisatrice Catherine Corsini face aux signalements d'agressions survenues lors du tournage de son dernier film Le Retour sorti au mois de juillet dernier), voire légitimées au nom du génie de l'artiste comme ce fut le cas pour Gérard Depardieu. Les révélations sur le comportement privé de l'acteur dans le documentaire La Chute d'un Ogre diffusé par France 2 le 7 décembre 2023, faisant suite aux multiples plaintes pour viol, agression et harcèlement le visant, agirent comme une ultime faille sismique au sein des milieux culturels, contraignant ses grandes figures à se positionner sur l'acceptabilité des comportements prédateurs de tant de leurs monstres sacrés. A la publication d'une première tribune défendant l'acteur, au nom de son étoile et d'une présomption d’innocence dévoyée, répondait ainsi la rupture de ban de plus de 600 artistes s'élevant enfin contre la banalisation des comportements de l'acteur, refusant l'argument fallacieux du "vieux monde" associant toute dénonciation à une entreprise de destruction de son œuvre, et rappelant l'évidence que "l'art n'est pas un totem d'impunité".

Au delà de ces comportements prédateurs, c'est bien le système de dominations et de pouvoirs dont ces comportements sont le symptôme qui est mis en lumière par Adèle Haenel, Judith Godrèche et tant d'autres. Le monde cinématographique entame un pénible aggiornamento, en admettant du bout des lèvres l'essence toxique du culte du réalisateur masculin ne pouvant déployer son talent qu'en Pygmalion d'une actrice incarcérée dans un répugnant mythe de la nymphette. Les violences ne sont ainsi plus cloisonnées en affaires compartimentées et limitées à des personnalités problématiques, mais bien comprises comme la manifestation d'un continuum protégé à toutes les strates de l'appareil créatif (acteur, réalisateur, producteur) et dès les débuts professionnels des femmes qui y participent (y compris l'adolescence des actrices). La structuration d'une culture systémique du viol au sein du cinéma français ne peut plus être niée. En témoigne la réception embarrassée mais ouverte du discours de l'actrice à la dernière cérémonie des Césars, loin de la levée de boucliers qui avait poussé sa prédécesseure à quitter cette même cérémonie (et sa carrière) en 2020. 

La prise de conscience s'étend aux autres secteurs du monde culturel, à commencer par la musique comme l'illustrent l'acharnement défensif de l'agence de production Wart Music pour ses artistes mis en causes, ou la multiplication des plaintes visant certains des artistes français les plus populaires au sein de la jeunesse. Outre ces milieux créatifs obéissant à leurs codes singuliers, ce sont bien tous les pans de la société qui sont touchés. Des syndicats (encore récemment marqués par de nouvelles affaires au sein de la CFDT et de Solidaires) aux partis politiques (souvenons nous du déplorable traitement des affaires Quatennens et Bayou) pour finir bien sûr par l'invraisemblable maintien en poste de ministres plusieurs fois accusés de viol, nos représentants, premiers gardiens du devoir d'exemplarité citoyenne, sont incapables d'assurer une gestion efficace et humaine des affaires survenant dans leurs propres rangs. Le corps médical, sensé être un modèle de déontologie, voit des praticiens condamnés continuer à exercer et des membres éminents bafouer le cadre thérapeutique tandis que l'Ordre des médecins lui-même est accusé par la Cour des comptes d'inconséquence dans le traitement des plaintes. L'éducation supérieure, temple de la formation citoyenne, est prise sur le fait de protéger les agresseurs et ostraciser les victimes comme le rappellent les scandales à répétition accablant la direction de SciencesPo. 3 ans après les violences révélées par le mouvement #SciencesPorcs. Sport, audiovisuel, établissements médico-sociaux pour personnes âgées ou handicapées... tout milieu dans lequel des personnes se retrouvent en position d'autorité, ou à l'inverse de vulnérabilité, sont minés par des violences endémiques, sans même évoquer la réalité invisible et terrifiante de tant de foyers.

Inconséquence politique et espoirs éducatifs

A cette révélation d'un monstre inconscient gangrenant l'ensemble de notre société, la réponse de l'Etat ne semble pas dépasser le stade des effets d'annonce. Non contentes de leur pusillanimité dans l'application de leurs propres annonces de lutte contre les VSS, nos élites politiques vont jusqu'à trahir les victimes et participer aux mécanismes de défense des agresseurs en sabordant les efforts européens de redéfinition juridique du viol, ou en dénonçant une chasse à l'homme contre un homme dont, s'il n'a pas été condamné en justice, la dérive prédatrice n'est plus à démontrer.

Alors que la lutte contre les violences faites aux femmes à déjà été déclarée grande cause pour deux quinquennats successifs, alors que plusieurs grandes messes républicaines ont été convoquées (Grenelle des violences conjugales en 2019, Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants Ciivise dont la crédibilité a été sabordée par le gouvernement alors même que l'essentiel de ses recommandations initiales ne sont toujours pas mises en œuvre...), les services de police et l'administration judiciaire n'ont toujours pas les moyens matériels et humains pour traiter de manière effective et humaine l'avalanche de signalements dont ils ont la charge.

Les services de police judiciaire et les brigades de protections des familles restent sous-dimensionnés malgré le triplement des plaintes pour violences sexuelles en 10 ans. La justice française est sur le point d'être mise en cause par la Cour Européenne des Droits de l'Homme pour son inconséquence dans le traitement des plaintes pour violences sexuelles, près de la moitié des plaintes pour viol étant classées sans suite pour "infraction insuffisamment caractérisée" alors même que seules 9% des victimes estimées trouvent le courage, la volonté ou l'intérêt d'entamer des poursuites selon les données collectées par l'INSEE en 2020. La prise en charge policière et judiciaire des victimes relève de l'enfer et du sur-traumatisme tant la négligence maltraitante et l'absence d'empathie abondent parmi des professionnels ni formés ni sensibilisés. Cette indigence est désormais relatée par de nombreux témoignages réels (à commencer par le récit glaçant de son parcours judiciaire par Isabelle Aubry) ou inspirés de faits réels (notez l'excellente série Sambre mettant en scène l'incapacité de la police et du parquet à identifier un violeur en série opérant sous leurs yeux durant 30 ans). 

Le traitement poussif des nombreuses accusations visant PPDA, malgré la formidable visibilité conférée à l'affaire par ses victimes, n'est qu'une énième évidence du biais (conscient ou non) de nos administrations en faveur des agresseurs (au nom d'une présomption d'innocence surévaluée) et en désaveu des victimes (dont c'est bien trop souvent la moralité qui se retrouve jugée en procès). Comme le décrivait Marie-France Casalis (cofondatrice du Collectif Féministe Contre le Viol) dans l'ouvrage collectif Violences Sexuelles en 2021:  "l'ensemble de notre système culturel et social est du côté des agresseurs, du côté des forts, du côté des puissants. Il nous faut résister aux réflexes ancestraux: déni de la gravité des faits, recours au fatalisme, paresse à affronter les personnes dominatrices."

Les discussions actuelles visant à refonder la définition juridique du viol sur la notion de consentement (et non plus sur la violence, la contrainte, la menace ou la surprise) ne changeront rien au problème dans la mesure où il reviendra toujours à la victime de démontrer qu'elle n'a pas consenti. Comme le disait Hélène Devynck dans Impunité: "Plus l'homme est puissant, plus on lui octroie de crédit de consentement". Par ailleurs, comme le soulignait Vanessa Springora dans son récit fondateur, Le Consentement, en 2020: "Comment admettre qu'on a été abusé, quand on ne peut nier avoir été consentant? Quand on a ressenti du désir pour cet adulte qui s'est empressé d'en profiter". Le traitement policier et judiciaire des VSS restera déloyal tant que ne sera pas abordé de front le véritable élément fondateur de ces violences: l'intention de l'auteur, et donc l'auteur lui-même.

Devant la défaillance des autorités de prise en charge, seule la prévention porte actuellement un réel espoir de transformation des mentalités par l'éducation des nouvelles générations. Alors que l’Éducation Nationale se trouve démunie face à l'explosion du nombre d'agressions sexuelles commises par des mineurs, la nécessité d'une sensibilisation précoce aux dérives comportementales paraît plus que jamais impérieuse. Les auteurs d'agressions sexuelles et de violences conjugales ne sont pas nés déviants. Leurs comportements sexistes et agressifs sont d'abord le résultat de carences éducatives au sein des matrices que sont les parents et l'école, sur lesquels l'enfant façonne son image. Victor Hugo affirmait bien dans Les Misérables qu'"il n'y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes, il n'y a que de mauvais cultivateurs". A ce titre il convient de saluer l'accent mis à l'école sur le développement de compétences psychosociales telles que l'empathie (capacité indispensable et souvent lacunaire à se mettre à la place de l'autre, permettant ainsi d'anticiper toute souffrance causée par nos actions), et la mise au point à l'automne dernier du programme d'éducation à la vie affective et sexuelle de l’Éducation Nationale. Se pose néanmoins toujours la question des moyens alloués à ces nobles intentions, tant le retard accusé est criant dans les établissements dont trop peu assurent réellement les cours recommandés d'éducation affective et sexuelle, et ce malgré l'engagement massif d'associations bénévoles telles que le Planning Familial.

Les VSS, chiens de garde de la domination patriarcale

Si le développement de l'éducation à la vie affective et sexuelle et la rénovation des institutions policière et judiciaire amélioreront sans conteste la prévention des VSS et la prise en charge des victimes, la pleine réalisation de ces transformations ne pourra s'accomplir sans remise en cause de l'origine et du moteur de ces violences en premier lieu.

Les comportements des agresseurs sont certes le résultat de carences éducatives, mais ils sont aussi et surtout le reflet d'une matrice sociale dans laquelle ils ont été conditionnés: celle de la domination patriarcale. La réalisation d'une égalité juridique en droits entre les hommes et les femmes n'efface pas les représentations et mécanismes mentaux qui peuplent notre inconscient collectif. Cette représentation de l'homme comme dominant et de la femme comme subordonnée (voire propriété), et les mécanismes de relégation et de soumission qui s'ensuivent, sont façonnées par un nombre incalculable de modèles et stimulus auxquels nous sommes quotidiennement exposés depuis notre enfance.

Nos références culturelles, souvent à notre insu, sont l'exemple le plus frappant de cette matrice dans laquelle la femme est représentée comme secondaire à l'homme, comme l'accessoire qui lui permet de briller. Dès les années 1970, de nombreux travaux mettaient en évidence cette relégation de la figure des femmes dans la culture, à l'instar du documentaire Sois belle et tais toi! de Delphine Seyrig (donnant la parole en 1975 et 1976 aux actrices les plus en vue d'Hollywood témoignant de leur position subalterne dans les films auxquels elles participent), ou du test de Bechdel-Wallace (inspiré par Virginia Woolf et popularisé par la dessinatrice Alison Bechdel en 1985) qui, en posant trois simples questions, démontre l'insignifiance des figures de femmes dans une stupéfiante majorité de nos œuvres littéraires (Y a-t-il deux femmes dotées d'un nom dans l'oeuvre? Parlent-elles ensemble dans une scène? Parlent-elles d'autre chose que de leurs relations avec les hommes?). L'image stéréotypée et majoritaire de la femme au cinéma ou dans les arts témoigne par ailleurs de la forte sexualisation de cette représentation ("[les hommes] n'imaginent que des femmes avec qui ils voudraient coucher" Virginie Despentes, King Kong Théorie, 2006). Ce refoulement des femmes à un second plan sexualisé dans notre production culturelle est l'un des nombreux mécanismes discrets par lequel nous intériorisons la subordination sexuelle dans notre inconscient individuel et collectif.

Cet habitus se répercute ensuite dans la cellule familiale, dans laquelle la femme ne fut si longtemps conçue que comme la servante exclusive de son mari. François Mauriac, un auteur que l'on ne peut pourtant pas sérieusement suspecter de progressisme, décrivait lui-même la contrainte sociale du foyer dans le roman Thérèse Desqueyroux en 1927: "Jamais elle ne parut si raisonnable qu'à l'époque de ses fiançailles: elle s'incrustait dans le bloc familial, elle "se casait", elle entrait dans un ordre". C'est dans ce système de relégation des femmes que s'origine et que s'alimente le continuum des VSS. Loin d'être des crimes pulsionnels ou passionnels, ces violences s'expriment dès lors que la domination masculine est remise en question. Elles ne relèvent ni de la libido ni de l'amour, mais de l'asservissement. Initiées dès l'enfance par l'emprise de l'inceste (thèse admirablement présentée par l'anthropologue Dorothée Dussy dans son ouvrage Le Berceau des Dominations en 2013), ces violences relèguent la femme à "sa juste place" jusqu'à la manifestation paroxystique que constitue le féminicide (lorsque l'homme ne tolère pas que la femme puisse s'évader).

Pour que les hommes retrouvent une masculinité authentique

Enrayer cet habitus patriarcal, en exorciser les mécanismes inconscients, relève d'un travail d'analyse collective. Si les femmes sont toujours plus nombreuses à rejoindre cet effort depuis un siècle, force est de constater que les hommes n'ont toujours pas commencé le leur.

L'inégalité des sexes repose certes sur la représentation de la femme accessoire (piège dont seules les femmes peuvent s'extraire), mais aussi sur celle de l'homme dominant. Or cette vision de la masculinité traditionnelle, conquérante et impitoyable, reste bien la figure centrale de la représentation masculine dans le monde entier (ou presque). Loin d'être une panacée, cette masculinité traditionnelle est qualifiée de toxique non seulement car elle s'impose violemment aux femmes et aux enfants, mais aussi car elle enferme l'homme lui-même dans son propre piège de souffrance indépassable ("La virilité traditionnelle est une entreprise aussi mutilatrice que l'assignation à la féminité" Virginie Despentes, King Kong Théorie, 2006). Sommé de constamment refouler ses émotions (au mépris de 140 ans de découvertes en psychologie), de toujours écraser l'autre au risque d'être lésé soi-même (au mépris de 5 siècle de pensée sur la société moderne civilisée depuis Thomas Hobbes), de conquérir tout ce qui l'entoure à commencer par la femme (qu'il aura la charge totalement fictive de "satisfaire"), l'homme est prisonnier d'un ensemble d'injonctions totalement impossibles.

Écrasé sous le poids de ses névroses, l'homme traditionnel se croit investi de la liberté de prendre ce qu'il désire, sans aucune responsabilité pour les conséquences causées sur autrui, et doit se battre pour ce droit. Autrement dit, il doit se battre pour "le droit d'être un bébé" (réplique de Lorraine Lyon au shérif viriliste Roy Tillman dans la saison 5 de Fargo). Un homme qui prend, avec violence, sans soucis pour la souffrance engendrée, car il se sent investi d'un droit naturel à assouvir immédiatement ses désirs, ressemble en effet bien plus à un petit garçon capricieux et traumatisé de la séparation avec sa mère qu'à une gravure de protecteur viril et charismatique ("La fragilité est surtout du côté des hommes [qui refusent de croire que le Père Noël n'existe pas]" Virginie Despentes, King Kong Théorie, 2006). La masculinité n'est pas en crise sous l'assaut des luttes féministes, elle est en crise en raison de ses propres contradictions intrinsèques.

Contre les figures réactionnaires s'appropriant le masculinisme pour cristalliser l'ensemble de leurs haines contre un présumé féminisme castrateur, et prétendant défendre à travers Gérard Depardieu la figure de l'homme gaulois, il est grand temps qu'émergent des voix d'hommes porteurs d'une masculinité reforgée, ou plutôt retrouvée. Penser sa masculinité ne signifie ni l'abolir ni l'avilir, mais reflète au contraire une confiance en sa propre virilité qui permet de s'interroger sur le sens que nous souhaitons donner à notre place dans la famille et dans la société. La douceur rassurante, au sens de force tranquille et de grandeur devant l'agressivité, requiert bien plus de force mentale et morale qu'une résistance primaire. Protéger les autres n'implique pas non plus une quelconque forme d'ascendant sur eux en les vulnérabilisant. Ces dévoiements névrotiques de qualités pourtant intrinsèques à l'instinct masculin peuvent être sublimés et corrigés par l'accomplissement d'une introspection sincère et collective sur les fondements de du genre masculer, quitte à explorer ses vulnérabilités. Virgine Despentes visait juste en proclamant dans King Kong Théorie: "Ils aiment parler des femmes, les hommes. Ça leur évite de parler d'eux".

Porter un discours masculiniste authentique, abolissant le modèle de domination patriarcale dont les hommes sont également victimes, constitue le premier acte par lequel ils peuvent dépasser la parodie actuelle de la masculinité traditionnelle et regagner la masculinité dont ils se revendiquent ("On ne fonde en soi l'être dont on se réclame que par les actes" Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de Guerre, 1942). Ainsi les hommes pourront-ils contribuer à la transformation de notre société, à l'aboutissement du nouvel élan des luttes féministes, et à l'éradication du fléau des VSS qui les étouffe également.

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