Fin juin, Ksenia Kosenko était à Paris, invitée par Amnesty International. Ksenia est la sœur de Mikhaïl Kosenko, l’un des prisonniers du 6 mai, ces manifestants d’un rassemblement contre le retour au pouvoir de Poutine, condamnés au terme d’une mascarade judiciaire à motivation politique. Mikhaïl a été interné de force dans un hôpital psychiatrique. Après deux ans de lutte et d’angoisse quotidienne, Ksenia venait d’apprendre que son frère serait enfin libéré début juillet 2013. L’occasion pour Olga Kokorina, de l’association Russie Libertés, de revenir avec elle sur le combat des « familles du 6 mai » : celui de citoyens russes entrés en résistance après avoir été pris, à leur corps défendant, dans l’arbitraire de la répression poutinienne.
Aujourd'hui nous publions la suite et la fin de l'entretien avec Ksenia Kosenko.
Vous pouvez retrouver la 1ère partie ici et la 2ème partie ici.
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Olga Kokorina : Micha te raconte comment se passe sa journée ? Est ce qu’il communique avec d’autres patients ? Pouvez-vous parler librement, puisque vous êtes toujours en présence du personnel médical.
Ksenia Kosenko : Oui, de temps en temps il raconte comment ça se passe. Il dit que la nourriture ici est meilleure qu’en prison. Quand il était en prison, j’étais obligée de lui apporter d’énormes sacs remplis de nourriture. A l’hôpital il peut sortir dans les zones de promenade. Mais il s’ennuie, il ne sais pas quoi faire, parce qu’il n’y a rien à faire.
Il n’a pas le droit de lire ? Il n’y a pas de bibliothèque à l’hôpital ?
Au début il n’avait le droit ni de lire ni d’avoir un stylo et un papier. Interdit ! Sans aucune explication. Et ça a duré un certain temps. Maintenant il a le droit d’avoir un stylo, il peut écrire et depuis peu, il peut aussi profiter de la bibliothèque de l’hôpital.
Dis-moi, s’il te plait, est-ce que le regard de l’entourage sur votre famille et sur les familles des autres prisonniers du 6 mai a changé depuis leur condamnation ? Est-ce que ton cercle d’amis a changé depuis ? Et comment cet événement a changé ton regard sur les autres et sur la vie ?
Dès le début de cette affaire, la société s’est divisée. Les uns considèrent qu’ils doivent être tous condamnés, parce que manifester, c’est déranger l’ordre établi et ca ne sert à rien. Et les autres sentaient que ce qui se passait dans ce tribunal était anormal, si je peux dire ça comme ça. Des fois, quand tu parles avec des personnes non politisées tu leur racontes ce qui s’est réellement passé, tu donnes des précisions que les télés officielles taisent, tu vois que le regard des gens change, ils commencent à s’intéresser à l’affaire. Je me suis rendue compte qu’il n’y a qu’un seul moyen de sensibiliser les gens, c’est de parler avec eux personnellement. Mon cercle d’amis, mon entourage, a évidemment changé. Il y a eu des personnes qui ont coupé toute communication avec notre famille, ou qui ont pris de la distance. Et pour tout dire, je les comprends. S’ils ne se sentaient pas très à l’aise avec cette affaire ils ont tout à fait le droit de ne pas vouloir entretenir de relations avec nous. Mais le changement le plus important a été de faire connaissance avec de nombreuses personnes qui m’ont soutenue et se sont montrées prêtes à nous aider, qui ont été solidaires. Beaucoup de bénévoles, beaucoup aussi de personnes de la société civile, venues nous soutenir. Le comité du 6 mai a crée un événement qui est devenu maintenant une tradition : le 6 de chaque mois, les gens viennent devant le monument de Joukov sur la Place Rouge pour soutenir les prisonniers du 6 mai, pour montrer leur solidarité. Et ma vision sur le monde a beaucoup changé. Avant cette affaire je ne me suis jamais intéressée à la politique et maintenant c’est comme dans le dicton, c’est la politique elle-même qui s’occupe de moi, pas moi de la politique.
D’où tires-tu cette énergie pour mener comme ça cette campagne de défense et de solidarité ?
Je ne sais pas. Des fois je n’ai plus d’énergie et d’un coup elle revient. Mais je ne sais pas, je ne peux pas faire autrement, c’est tout. Comment faire autrement ?
Il y a des moments où tu craques ?
Bien sûr, très souvent. Mais il faut continuer.
Est-ce que c’est dur de garder toujours l'espoir ?
L'espoir, des fois tu en as beaucoup, des fois tu en as moins, mais il ne disparait jamais. Il faut le garder, sinon ça ne valait pas le coup de faire tout ça, médiatiser cette affaire, se battre comme ça. Et puis, il s'agit de mon frère. C'est mon frère, je ne peux pas ne rien faire, c'est impossible pour moi de rester neutre dans cette affaire. Je ne comprends pas comment c'est possible. Mais je sais que des proches de certains prisonniers du 6 mai ont justement fait ce choix de ne pas participer, ils ont peur d'assister aux audiences, ils ont peur de perdre leur travail. Et on peut les comprendre si on réfléchit, à vrai dire.
Et à ton avis est-ce que l’opinion internationale a un quelconque influence sur ce qui se passe en Russie ? Sur ce régime poutinien ? Crois-tu que la mobilisation internationale peut changer quoi que ce soit ?
Bien sûr que oui.
Comment ?
Je me dis que quand les problèmes de droits de l’homme en Russie sont mis sur le tapis à chaque visite de représentants officiels du gouvernement russe à l’étranger premièrement cela les met dans une situation inconfortable et, deuxièmement, je suis sûre que tout cela remonte là où il faut. Plus on en parle, mieux c’est. Evidemment qu’à l’intérieur du pays, il fait ce qu’il veut, mais il existe d’autres pays, d’autres gens dont beaucoup sont prêts à témoigner leur indignation et leur solidarité et c’est très important. Pour nous c’est très important de savoir qu’on te soutient ailleurs, que quelqu’un est solidaire avec toi. Et surtout aujourd’hui, quand en Russie nous avons de moins en moins de possibilité d’exprimer notre position. Ils ont mis tous ceux qu’ils pouvaient en prison en résidence surveillée. On nous étouffe, on nous presse au maximum, évidemment les bras nous tombent. Quand tu apprends que devant une ambassade russe dans tel ou tel pays les gens ont organisé une action de solidarité, tu respires de nouveau. C’est comme un bol d’air qui te fait tenir, qui te pousse à continuer.
Malheureusement, vu l’état dans lequel notre pays se trouve, j’ai bien peur que l’affaire des prisonniers du 6 mai ne sera pas la dernière affaire de violation des droits fondamentaux en Russie. Que peux-tu conseiller aux gens qui peuvent se trouver dans une situation comme la tienne, confrontés au système judiciaire russe ?
Le plus important c’est de savoir que tu n’est pas seul. Et qu’il y a beaucoup de gens qui sont prêts à t’aider. C’est le plus important. J’ai mis 2-3 mois à comprendre tout ce qui se passait et ce que je devais faire. II faut du temps pour comprendre qu’il y a des gens autour de toi, il faut du temps pour comprendre qui sont les gens prêts à t’aider, qui te proposent de l’aide, comprendre qui est ton ami et qui est ton ennemi. Il faut du temps pour l’accepter. C’est une vraie révolution dans ta tête. Et tout est important. Un simple mot gentil de soutien est déjà énorme dans ton cas. Il y a une dame, elle a 90 ans. Elle est abonnée à Novaïa Gazeta et c’est comme ça qu’elle a connu l’histoire de Micha. Elle a appelé à la rédaction, elle a réussi à obtenir mon numéro de téléphone et maintenant elle m’appelle une fois par semaine pour avoir des nouvelles de Micha, elle s’inquiète beaucoup. Une autre femme m’écrit, une ancienne dissidente de l’époque soviétique, qui a aussi été enfermée à l’hôpital psychiatrique. Aujourd’hui elle a un cancer à un stade très avancé, mais chaque fois, dès qu’elle a de la force, elle m’écrit des lettres de soutien. Quand tu reçois le soutien des gens comme ça, de gens qui sont malades, qui souffrent mais trouvent la force de s’occuper des autres, pour me soutenir moi et pour soutenir mon frère, tu te dis, « et moi quoi, moi en pleine santé je ne pourrais pas aider Micha ou je ne pourrai pas aider les autres ? » Voilà ! Il y a que ça qui importe de savoir que tu n’es pas seule. Je me dis que moi toute seule je n’aurais jamais pu surmonter tout ça.
Est-ce que tu veux dire quelque chose aux gens qui vont lire ça ici en France ?
Tout d’abord je veux les remercier. Les remercier de s’intéresser à notre histoire, de nous soutenir. Je veux les remercier aussi d’exprimer leur position vis à vis de tout ce qui se passe en Russie. Exprimer ouvertement leur opinion, car rien ne les empêche de dire ce qu’ils pensent, de cela je leur suis très reconnaissante. Parce que ce sont eux qui nous donnent de la force et de l’espoir. L’espoir que tout ne pas perdu et qu’un jour tout ira bien dans mon pays, tout sera plus facile. Et merci beaucoup pour toutes les lettres de soutien que Micha a reçues de France. Avant de partir en France j’ai discuté avec la mère de Denis Loutskevitch* qui m’a dit de vous transmettre que Denis a reçu beaucoup de lettres de soutien de France et qu’il vous remercie tous. Ces lettres donnent de la force et te soutiennent moralement, elles te font tenir debout. Et c’est très important. Alors nous tous nous vous remercions.
* Denis Loutskevitch autre prisonnier du 6 mai.
(propos recuillis par Olga Kokorina, porte-parole de l'association Russie-Libertés)