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Billet de blog 30 juillet 2014

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Conversation avec Ksenia, résistante ordinaire au régime de Poutine (2/3)

Fin juin, Ksenia Kosenko était à Paris, invitée par Amnesty International. Ksenia est la sœur de Mikhaïl Kosenko, l’un des prisonniers du 6 mai, ces manifestants d’un rassemblement contre le retour au pouvoir de Poutine, condamnés au terme d’une mascarade judiciaire à motivation politique.

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Fin juin, Ksenia Kosenko était à Paris, invitée par Amnesty International. Ksenia est la sœur de Mikhaïl Kosenko, l’un des prisonniers du 6 mai, ces manifestants d’un rassemblement contre le retour au pouvoir de Poutine, condamnés au terme d’une mascarade judiciaire à motivation politique. Mikhaïl a été interné de force dans un hôpital psychiatrique. Après deux ans de lutte et d’angoisse quotidienne, Ksenia venait d’apprendre que son frère serait enfin libéré début juillet 2013. L’occasion pour Olga Kokorina, de l’association Russie Libertés, de revenir avec elle sur le combat des « familles du 6 mai » : celui de citoyens russes entrés en résistance après avoir été pris, à leur corps défendant, dans l’arbitraire de la répression poutinienne.

Aujourd'hui nous publions la suite de l'entretien avec Ksenia Kosenko.

Vous pouvez retrouver la 1ère partie ici.


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C’est la juge qui prend ce genre de décisions, c’est ça ?

Oui, c’est la juge. Je venais à chaque audience, j’écrivais des demandes de rendez-vous, je les enregistrais, je les laissais au secrétariat, là où il fallait, en gardant des copies des demandes et des justificatifs d’enregistrement. Ensuite on transmettait mes demandes à Madame la Juge et c’est tout, mes demandes disparaissaient. Quand je lui ai demandé si elle comptait donner suite à mes demandes, en lui disant que je souhaiterais au moins avoir un refus par écrit, elle m’a répondu qu’il n’y aura pas de suite et que je n’aurai pas de rendez-vous non plus.

Et comment elle a-t-elle argumenté cela ?

«On n'entretient pas de correspondance ici !», c'est le seul argument que j'ai entendu. Et ça a été très dur. J'ai fait toutes sortes de demandes de rendez-vous, en tant que sœur de l'accusé, et en tant que sa représentante légale. C'était absurde, ils m'ont nommé représentante légale de Micha, puisque selon leur expertise Micha était irresponsable et avait besoin d’un représentant légal qui devait agir pendant le procès à sa place et dans son intérêt mais ils m'interdisaient de le voir. Ne serait-ce que pour définir la ligne de défense, par exemple. Donc, mon rôle était purement nominatif, mais j'étais obligée de participer à chaque audience. Quand j'ai réuni un grand nombre de ces demandes de visite, nous avons décidé avec mes avocats de contester la juge, de demander sa révocation. Ça ne lui a pas plu, elle a étudié elle-même la demande de sa propre révocation. Elle est allée toute seule dans la salle de réunion pour étudier cette demande. Et quand elle est revenue, elle m’a dit :

«  Vous n’avez aucune preuve par écrit que je vous ai refusé les rendez-vous avec votre frère. Montrez-moi au moins un refus par écrit. »

« Non, je n’ai pas de preuves par écrit, car vous avez toujours refusé de donner un refus par écrit à mes demandes. »

« Alors, personne ne vous croira, parce que tout ça n’est que mensonges, donc allez-vous en d’ici ».

Voilà. Quand tu as le pouvoir, tu fais ce que tu veux.

Encore un exemple.

Le jour de l’audience où les agents d’ OMON étaient cités pour être interrogés comme témoins clef dans cette affaire, on a interdit l’accès au public dans la salle. J’étais là, en tant que représentante légale, avec les avocats, les procureurs et c’était tout. La salle était vide.

J’étais très étonnée de voir la salle vide, ensuite j’ai compris que c’était parce qu’on interrogeait les agents d’OMON. Et je me souviens très bien que j’ai personnellement posé une question à l’un des témoins. Il a déclaré qu’il a vu le mouvement des bras de Micha en direction de la victime Kuzmine. Alors, j’ai posé la question : «  Vous avez vu ses mains ? Est-ce qu’il serrait les poings ? Est-ce qu’il tenait un objet ? Avez-vous vu ses mains ?» Il a répondu : « Non, je n’ai pas vu ses mains, mais je suis sûr qu’il frappé Kuzmine. » Quand quelque temps plus tard j’ai lu la transcription de ce jour d’audience, je n’ai pas trouvé ma question, ni sa réponse d’ailleurs, tout était bien formaté pour obtenir le résultat souhaité.

Chaque jour, à chaque audience, tu gardes espoir, tu vois comment tes avocats essaient de faire avancer des choses, mais chaque fois tu sors du tribunal complètement vannée, en comprenant qu’il n’y a rien a faire, que ce mur-là est infranchissable et tu ne peux rien y faire. Ça a été dur.

Par je sais pas quel miracle on a trouvé une vidéo, où on voyait qu’entre l’endroit où se trouvait mon frère et l’endroit où s’est déroulée l’agression d’un l’agent d’Omon, il y a une grande distance, entre 3 et 5 mètres. Alors pendant une des audiences on a réussi à la faire visionner, madame le juge a tourné l’écran vers la salle et n’a même pas jeté un coup d’œil à cette vidéo. Elle n’écoutait personne et avait l’air de s’ennuyer fermement tout au long des neuf mois du procès.

Et quand Amnesty International a reconnu Micha comme prisonnier d’opinion, quelque chose a changé ?

Non, rien n’a changé.

Comment se sentait–il pendant le procès ?

Il y a eu un moment où on ne lui a pas donné ses médicaments. C’était tout de suite après son arrestation. Alors qu’ils savaient qu’il était malade. Ils avaient accès à son dossier médical, puisqu’ils ont tout confisqué.

Mais c’est extrêmement dangereux de ne pas prendre de médicaments dans son cas…

Oui, il en a besoin pour stabiliser son état émotionnel. C’est vital pour lui. Il en a été privé pendant 1 mois et demi. C’est à ce moment qu’il a subi des interrogatoires lors desquels ils ont essayé de savoir qui il a appelé, qui l’a invité à cette manifestation, qui sont ses amis, leurs numéros de téléphone... Pendant un des rendez-vous, » Micha m’a dit : «  Mais quelle blague, ils pensent toujours qu’on m’a amené à cette manif, alors que j’ai juste entendu à la radio « Echo de Moscou », qu’il y avait une manifestation pour les élections honnêtes qui se préparait. » Ensuite, grâce aux avocats nous avons réussi à obtenir qu’on lui donne des médicaments. De temps en temps il n’y avait plus de médicaments dans la maison d’arrêt où Micha était détenu. Dans ces cas-là, je courais d’une pharmacie à l’autre pour demander qu’on me les vende sans ordonnance. Et là, à l’hôpital où il est aujourd’hui interné, on lui donne des médicaments très puissants. Je ne suis pas médecin, bien évidemment, mais je connais très bien Micha, nous vivons ensemble depuis très longtemps, et je constate que les médicaments qu’on lui donne aujourd’hui l’accablent.

Tu veux dire qu’il a l’air endormi…

Je ne dirais pas endormi, mais on peut dire qu’il est un peu abasourdi. En tout cas ça se voit que les médicaments qu’il est obligé de prendre sont très puissants. Nous avons une très bonne relation avec Yuri Savenko qui est le président de l’Association indépendante des psychiatres de Russie et j’espère que quand Micha sortira, nous aurons la possibilité d’y remédier et surtout de comprendre quel traitement il suit. Il est très difficile de connaître la vérité, personne ne dit rien, ni les médecins de l’hôpital où il est enfermé, ni les médecins qui vont le suivre à sa libération. Le seul espoir, ce sont des associations indépendantes.

Tu m’as dit que pendant neuf mois de procès tu n’as pas eu un seul rendez-vous avec ton frère. Vous avez quand même réussi à communiquer, vous vous êtes écrit, vous avez communiqué grâce aux avocats ?

Oui, on s’écrivait.

Tu recevais des lettres régulièrement ?

Les lettres arrivaient censurées, on a eu pas mal de problème avec la censure. Le courrier électronique mettait 2 semaines pour arriver à destination.

Quand notre mère est tombée malade, j’ai essayé de préparer mon frère et je lui ai beaucoup écrit. Toutes mes lettres me sont revenues avec la notification « Le courrier n’est pas autorisé par la censure ». Alors que sur le site de la Maison d’arrêt de Boutyrskaya où Micha était détenu à ce moment, il est bien indiqué que toutes les nouvelles qui concernent les maladies et les décès des parents proches des détenus sont transmis immédiatement. Une lettre ordinaire ne doit pas mettre plus de trois jours et des lettres de ce genre doivent être transmises immédiatement. J’ai écrit une lettre, elle m’a été retournée, j’ai écrit une deuxième en indiquant le règlement et en disant qu’ils sont dans l’obligation de la transmettre. Elle m’a été retournée sans explication, sans aucune notification. Et quand notre mère est morte, personne de l’administration de la Maison d’arrêt n’a voulu prendre la responsabilité d’annoncer cette nouvelle à Micha. J’ai écrit à plusieurs reprises et j’ai même envoyé un télégramme au tribunal pour demander que soit accordée la possibilité à Micha de faire ses adieux à notre mère. J’ai même retardé l’enterrement. Ça tombait un week-end, je me disais que c’était normal que personne ne me réponde, j’attendais les jours ouvrables, je leur ai donné l’opportunité d’être des humains, d’être de ceux qui respectent au moins des valeurs communes aux humains : la famille, les enfants, les parents. J’ai donc envoyé aussi un télégramme à la prison, mais j’ai compris que le directeur de la prison n’avait pas le droit de laisser partir Micha à l’enterrement sans autorisation du juge. Mais en tout cas, je les ai tous mis informés de la situation. Personne n’a rien dit à Micha. Je me souviens que les avocats ont essayé par tous les moyens d’obtenir l’autorisation de sortie, et même la rédaction du journal « Novaia Gazeta » a fait la demande en se disant prête à louer un bus pour accueillir autant de gardiens qu’il faudrait, pour au moins le laisser dire adieu à sa mère.

Ils ont refusé. Ils ont dit qu’ils ne pouvaient pas libérer Micha, parce qu’il était fou. Bon, officiellement ils ont dit ça plus joliment. Voilà. Il a appris que notre mère était morte en regardant la télé. Il avait la télé dans sa cellule. Deux jours plus tard, il y avait une nouvelle audience dans son affaire. A vrai dire, j’avais très peur d’y aller. Je n’arrivais pas imaginer quelle serait sa réaction.

Quand on l’a amené dans la salle d’audience, on s’est regardé. J’ai vu qu’il avait les larmes aux yeux, moi aussi je me retenais de pleurer. Il faut dire que les gardiens nous interdisaient de communiquer, de parler. La situation dépassait toutes les limites, alors j’ai essuyé mes larmes en me cachant derrière un avocat, j’ai pris la chaise et très démonstrativement, je l’ai mise contre la cage de Micha et j’ai commencé à discuter avec lui. A ce moment, je pensais : «  Essayez seulement de m’interdire de parler à mon frère, je vais tous vous déchirer. » Je pense que je les ai tous bluffés par l’expression de mon visage car personne ne nous a dérangé et j’ai pu lui tout raconter, répondre à ses questions et le consoler. A partir de ce moment on a eu la possibilité de communiquer à l’audience. Et moi, je crois que j’ai changé à partir de ce moment, je suis devenu plus combative. On a essayé de demander une pause pour qu’on puisse discuter tranquillement, sans déranger le déroulement de l’audience. La juge a alors dit que de toute façon quand elle quitterait la salle, Micha partirait aussi. Alors là, j’ai commencé à crier :

« Mais soyez des humains, à la fin, vous connaissez tous ce qui se passe et dans quelle situation se trouve notre famille ! »

La juge est sortie sans répondre et les gardiens n’ont pas osé faire quoi que se soit, je leur en suis très reconnaissante, ils nous ont laissé tranquillement discuter pendant une dizaine de minutes.

Et c’était donc la première fois en 9 mois que vous avez pu discuter ton frère et toi ? Je me souviens de cette période. Nous avons été tous choqué par cette cruauté.

J’ai appris que nous avons cette étrange lacune dans notre législation : la personne condamnée a le droit de sortir, s’il le veut, pour assister à l’enterrement d’un de ses parents proches. Mais ceux qui sont simplement présumés coupables, en détention préventive dans une maison d’arrêt et non dans une colonie pénitentiaire n’ont pas ce droit.

Tu veux dire que c'est dans la législation ou c'était lié à l'affaire des prisonniers du 6 mai ?

Non, c'est la loi. Notre cas a été médiatisé et a mis en lumière cette lacune de notre législation, en quelque sorte. Mais ça se passe comme ça pour tout le monde. Néanmoins, c’est à partir de ce moment que nous avons pu communiquer entre nous pendant le procès, plus personne ne nous dérangeait. Et depuis qu'il a été transféré à l'hôpital j'ai la possibilité de le voir quand je veux. Les rendez-vous se passent en présence d'une équipe médicale, bien sûr, mais le plus important, c'est qu'on peut enfin discuter, ou se serrer dans les bras.

Et comment va-t-il ? Tu as déjà parlé de ce traitement très puissant qu'il est obligé de suivre. Mais de quoi parle-t-il, quel désir exprime-t-il, que raconte-t-il. Comment il tient le coup dans l'environnement où il se trouve ?

En ce moment, la seule chose qui l'importe, c'est sa libération prochaine. On parle beaucoup de ça et chaque fois quand j'arrive je le tiens au courant de l'évolution de l’affaire. Il est impatient et je lui dis chaque fois : « Allez, attend encore un peu, on attend depuis 2 ans, il n’en reste vraiment qu’un tout petit peu» Mais ses questions et ses réflexions principales en ce moment, c'est comment il va sortir, comment il va vivre, qce qu'il va faire dehors maintenant après une telle expérience, avec son bagage, ce qui l’attend. Il s’inquiète et moi j’essaie de le soutenir.

Il communique avec les autres ? Il reçoit des lettres ? Il peut suivre ce qui se passe à l’extérieur ? Je veux dire, est-ce qu’il peut regarder la télévision, écouter la radio, lire des journaux ?

A l’hôpital non. Dans la maison d’arrêt, il pouvait entretenir une correspondance, il recevait des lettres, elles étaient évidemment censurées, mais il en recevait quand même. Dans sa cellule il avait une télévision et il pouvait aussi être abonné aux journaux. Quand il a été transféré à l’hôpital j’ai récupéré de la prison deux énormes sac de lettres qu’il a reçu. Et ça a été très fort. C’était mortel ! Il a reçu beaucoup de lettres de beaucoup de villes de Russie, les descriptions et les photos des actions. Je me souviens « Le prisonnier russe » a organisé l’action pour soutenir les prisonniers du 6 mai. Et il a aussi reçu énormément de lettres de l’étranger. De France, d’Allemagne, d’Angleterre, du Canada, du Japon, on peut étudier la géographie en lisant ces lettres. Et maintenant c’est plus compliqué. Ils sont à peu près 70 personnes dans leur secteur, ils ont une télé pour tous et tu ne peux pas choisir la chaine que tu veux regarder. Il n’a pas le droit de lire des journaux. Mais on a eu l’autorisation et je lui ai apporté une petite radio et depuis il a la possibilité d’écouter son « Echo de Moscou » préféré.

Et à Moscou vous pouvez encore écouter sur les ondes « Echo de Moscou » ? Chez moi à Irkoutsk la fréquence a été fermée depuis plusieurs mois et à Ekaterinbourg elle est constamment perturbée.

Non, à Moscou ça fonctionne encore, c’est dans tes villes que c’est foutu…

Mais les lettres sont aussi censurées.

C’est un hôpital pénitencier ? Tu peux me le décrire ?

Oui, c’est un hôpital de la prison, un énorme bâtiment en briques qui ressemble aux catacombes.

Et ça s’appelle L’hôpital psychiatrique de la prison ? C’est quoi le terme exact pour ce genre d’établissement ?

Non, ça s’appelle l’hôpital psychiatrique numéro 5 de l’arrondissement Tchékhov. C’est un grand bâtiment avec des zones pour la promenade qui se trouvent devant. Quand je suis venue la première fois, j’ai eu très peur. Le bâtiment est immense et très austère avec des longs couloirs lugubres. Les zones de promenade ressemblent beaucoup aux courettes dans les jardins d’enfant avec des petits bancs, des pots de fleurs, de l’herbe, mais tout se trouve dans des cages, certaines même faites de barbelés. La première chose qui te vient à l’esprit quand tu vois tout ça, ce sont les films sur des camps de concentration. Et les patients sont habillés comme cela, en pyjamas avec des rayures.

Avec des rayures !

Il y a deux types de pyjamas avec des rayures ou à carreaux. Ils sont tous habillés pareil et personne ne parle. Quand tu marches dans le couloir entre les cages des zones de promenade ils te regardent tous. Je comprends que les visiteurs sont très rares, et pour eux c’est un événement quand quelqu’un vient, mais imagine juste : cette foule silencieuse de gens tous habillés dans le même uniforme, qui te regardent a travers les barbelés. Tu as envie de disparaître, c’est terrifiant, vraiment. Voilà pour ce qui est de l’hôpital.

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... la suite de l'entretien sera publiée vendredi.

(propos recuillis par Olga Kokorina, porte-parole de l'association Russie-Libertés)

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