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Billet de blog 7 juillet 2023

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Du bon vouloir du chef : 63 ans d’une démocratie empêchée (Partie 2)

La première partie de ce texte a présenté le contexte général dans lequel s’inscrit l’affaire "Sweet Beauty". Cette deuxième partie retourne à l’histoire politique du Sénégal à travers sa justice pour expliquer l’un des talons d’Achille d’une démocratie depuis longtemps boiteuse parce que tributaire d’un hyper-présidentialisme qui en est le vice rédhibitoire.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

"C’est cela qui fait ma désolation : on a tissé le mensonge de la récompense et de la punition au fil même des choses, — et jusque dans le fond même de vos âmes, vertueux que vous êtes." (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra).

 [Avant de lire cette deuxième partie, vous pouvez voir le premier volet de cette réflexion afin de mieux situer les enjeux.]

De Diouf à Senghor, de Wade à Sall, chaque crise, chaque révolte impliquant l’opposition et une partie de la jeunesse, constitue l’occasion aux gouvernants de marteler une phrase devenue un mantra aux vertus magiques. Comme si à sa seule invocation, doit jaillir lumière, et paraître la boussole pour indiquer un cap définitif : "Force restera à la loi !" Les événements de mars 2021, puis ceux de juin 2023, n’ont pas échappé à cette règle : ministres de plein exercice, souteneurs rongeant leurs freins en attendant leur tour au banquet, transhumants fidélisés par l’abondance pastorale entrevue sur les terres d’un régime que l’on rêve de voir se succéder à lui-même, fut-ce au prix de quelques entorses à la même loi... Tout ce beau monde sacrifiait à ce rituel sacralisé, sans s’interroger sur les véritables causes d’une déferlante pourtant largement prévisible.

"Force restera à la loi !" Par-delà le mimétisme charrié par un tel leitmotiv, d’où vient cette incantation aux origines très peu glorieuses ?

Quelle force restera à la loi ?

"Il y aura quelques maisons de trouées, quelques personnes de tuées, mais force restera à la loi."

Ainsi parlait Adolphe Thiers (1797-1877), en réponse à une délégation, le 22 avril 1871. Le deuxième homme d’État à accéder à la fonction de président de la République en France est connu pour avoir maté dans le sang et la terreur les insurgés de la Commune de Paris qui avaient pris possession de la capitale du pays pendant 72 jours. C’est au prix d’un terrible massacre que Thiers finira par imposer sa conception monarchique de l’État, ouvrant ainsi la voie à l’avènement de la 3ème République en France.

Les hommes politiques sénégalais qui aiment à répéter cette phrase ne se souviennent sans doute pas de ses terrifiantes allusions à l’histoire d’une violence inouïe perpétrée au nom de la puissance publique. Cette puissance se déploie bien souvent sous la forme d’une justice émise dans les prétoires et exécutée par la police qui fait partie, avec la justice, de l’arsenal répressif à la disposition de l’État. L’action de l’une ou de l’autre institution procède, bien souvent, de la volonté du personnel politique aux affaires.

L’histoire politique du Sénégal est parsemée d’exemples de forfaitures judiciaires et de procès politiques ponctuées de répressions souvent sanglantes. L’affaire de la tentative de "coup d’État" de Mamadou Dia (cf la partie précédente) en fut la première illustration dès le 17 décembre 1962. Elle ouvrit une parenthèse atroce qui ne s’est jamais refermée dans la mémoire collective. Celui qui avait été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité et passé une douzaine d’années de sa vie en prison écrivait, sans doute à partir de sa propre expérience d’homme d’État : "[…] un homme politique n’est pas un saint […] quand on est un homme de gouvernement et qu’on a comme principe d’obéir à la raison d’État, on a toujours plus ou moins les mains sales." i

Senghor avait d’ailleurs déjà bien appris de l’épisode du "coup d’État". Il s’était précipité dès mars 1963 d’organiser un référendum adoptant une nouvelle Constitution qui actait la mort du régime parlementaire. Des élections présidentielles et législatives avaient suivi en décembre de la même année où, candidat unique, il fut modestement élu avec 86,29 % des inscrits, 100 % des suffrages valablement exprimés ! La mobilisation de l’opposition dès le 1er décembre fut l’occasion d’un bain de sang. Il y eut officiellement, 40 morts et 256 blessés ii, et sifflait déjà dans l’air le refrain fantasmatique des "étrangers" venus tirer sur les forces de l’ordre ! À la question de savoir ce qui s’était passé au cours des tueries, Senghor déclarait à des journalistes français : "Les manifestants qui étaient des chômeurs et dont la plupart n’étaient pas des Sénégalais, ont tiré sur le service d’ordre. Après des sommations, le service d’ordre a été obligé de tirer. Vous savez combien l’exercice de la démocratie est difficile en Afrique, mais tant que je serai là, je tenterai de maintenir la démocratie." iii

Il est difficile de savoir de quel type de démocratie Senghor pouvait se prévaloir en organisant la première élection présidentielle du Sénégal indépendant sans adversaire, et qui finissait dans un massacre que lui-même reconnaissait devant un journaliste complaisant. ce dernier n’a pas  jugé utile de demander au président qui il désignait comme "étrangers", coupables à ses yeux d’avoir ouvert le feu sur son service d’ordre. Mais il n’était pas le seul à qui on aurait pu demander des comptes à ce sujet. Comme pour s’excuser de ses propres erreurs passées d’homme d’État, Mamadou Dia, désormais lucide après ses années d’incarcération, écrivait : "C’est l’inconvénient de toute répression. Il n’y a pas, hélas, de répression sélective ou intelligente ; c’est la nature d’une répression d’être aveugle et stupide."  iv

Dia aurait-il dit la même chose à l’époque où il dirigeait le Conseil ? Rien n’est moins sûr. En revanche, il est certain que Diouf, successeur de Senghor, n’a jamais fait siennes les leçons tirées de l’expérience de Dia au sommet de l’État. En effet, celui qu’on présentait comme un homme "à la poigne de fer gantée de velours" eut la main lourde lors de contentieux post-électoraux, notamment celui de 1988. Son opposition contestait bruyamment les résultats officiels issus du scrutin. La fin de la campagne avait déjà été houleuse pour le président qui avait tenu un discours comminatoire à Thiès à l’endroit d’une "jeunesse malsaine" et d’une partie de l’opposition : "[…] je les cite nommément : le PDS, le PIT, la LD/MPT ; je les ai à l’œil, je les pourchasserai […]." v C’est ce qu’il fit au cours de l’une des périodes les plus sombres de l’histoire politique du pays.

Quelques années plus tard sous le même Diouf, l’affaire Me Sèye étalait au grand jour la part d’ombre d’une justice sous contrôle. En effet, le 15 mai 1993, Babacar Sèye, vice-président du Conseil constitutionnel, était froidement abattu alors que s’ouvrait une période de contentieux électoral où Wade clamait urbi et orbi sa victoire en dépit des résultats officiels publiés la veille. Tout le monde redoutait alors le pire, on craignait de basculer de nouveau dans une crise semblable à celle de 1988 qui avait failli emporter le régime de Diouf.

La justice mobilisée pour la circonstance, finit par donner l’impression d’avoir rendu un verdict aux remugles d’arrangement politique. Trois jeunes gens jusque-là inconnus du public, Clédor Sène, Papa Ibrahim Diakhaté et Assane Diop. Issus de milieux défavorisés et dépourvus de diplôme pour les deux derniers, ils étaient pourtant défendus par une douzaine d’avocats dont l’un était inscrit au barreau de Bordeaux vi. Après avoir accusé Wade et son entourage, ils se sont rétractés avant de désigner plusieurs pontes du régime de Diouf comme étant les commanditaires du meurtre. Au bout d’un procès qui a passionné les Sénégalais, les trois accusés étaient condamnés à des peines relativement lourdes (vingt ans de prison ferme pour Clédor Sène, et dix-huit pour ses deux coaccusés) vii.

Reconnus coupables sous Diouf, ils étaient graciés quelques années plus tard sous Wade dans des conditions assez obscures contestées par une partie de la famille, l’autre ayant été "indemnisée" manifestement dans le dos de la justice. Les graciés n’ont jamais révélé le nom de leurs éventuels commanditaires, alors qu’ils étaient eux-mêmes assez proches du parti de Wade viii. Les aveux subséquents d’un des protagonistes de l’affaire obtenus par un célèbre journaliste d’investigation  ix (passé depuis avec armes et bagages dans le camp de Macky Sall) finirent par jeter plus d’ombre que de lumière sur cette affaire d’État. Comme pour enterrer définitivement les derniers fantômes qui rôdaient autour d’un crime jamais vraiment élucidé, une loi d’amnistie fut votée en janvier 2005 par les députés du camp de Wade pour effacer "toutes les infractions qu’elles soient correctionnelles ou criminelles" ( x ) commises dans le cadre des élections générales et locales organisées entre le 1er janvier 1983 et le 31 décembre 2004. Le pouvoir ratissait donc large, tellement large que l’opinion publique s’était fait une religion de la disparition de Me Sèye avec l’intime mais amère conviction qu’il s’agissait bel et bien d’une affaire d’État restée impunie.

Sous son magistère Wade donnait l’impression d’avoir juré avec la justice, lui qui était avocat de profession, et avait durant sa longue pratique militante, subi de nombreuses brimades en tant que chef de l’opposition. Le scandale du naufrage du Joola survenu le 26 septembre 2002 reste à ce titre l’un des pires services rendus à l’histoire par une justice timorée et obséquieuse à l’endroit du pouvoir politique. En effet, malgré le bilan humain qui établissait un record mondial dans l’histoire maritime hors situations de guerre (officiellement près de 2000 morts), les autorités sénégalaises décidaient de classer l’affaire sans suites judiciaires. Elles concluaient que le seul responsable était Issa Diarra, le commandant du navire, qui avait trouvé la mort dans le naufrage  xi.

Cette décision était d’autant plus scandaleuse qu’un rapport commandité par l’État pointait du doigt quelques-uns des manquements graves qui avaient précipité une tragédie qui symbolisait le naufrage de tout un pays : "Ce sont les services de la Marine marchande qui devraient jouer le rôle de gendarme en ce qui concerne l’application et le respect des normes de sécurité. L’audition des responsables de ces services ainsi que l’étude des documents techniques afférents au “Joola” font ressortir sans équivoque que ces services ont accompli avec peu de rigueur les missions qui leur étaient dévolues. Les procédures de contrôle et d’inspection des navires sont en effet des plus que laxistes." xii

Le manque de rigueur et le laxisme pointés par la Commission n’étaient pas les seules causes du naufrage. Un autre mal endémique gangrenait la gestion du navire : "En ce qui concerne enfin les surnombres de passagers, la Marine marchande savait que cette situation était habituelle, mais n’a jamais jugé nécessaire de faire immobiliser le navire comme la loi lui en donne le droit afin d’obliger le bord à respecter les règles édictées en la matière. Article 40 de la loi 62-32 du 22 mars 1962 portant code de la Marine Marchande [...]”xiii

C’est donc en toute connaissance de cause que le régime de Wade refusait de prendre ses responsabilités et d’engager les poursuites qui s’imposaient. L’État poussa son entêtement jusqu’au refus de renflouer l’épave du navire, privant ainsi les familles de la possibilité de faire le deuil de leurs proches. Au scandale et à la stupéfaction des Sénégalais, s’ajoutaient l’indignité et l’indécence des chefs : les familles éplorées étaient sommées de se contenter de compensations financières offertes par Wade qui se montrait "plus généreux" qu’Idrissa Seck, alors promu premier ministre en remplacement de la cheffe de file du gouvernement limogée pour faire bonne figure.Wade s’exprimait et agissait comme si l’affaire se résumait à une banale question d’argent. La justice restait étonnamment muette et cautionnait de facto l’impunité qui succédait à l’affliction et à la sidération engendrées par le drame.

Outre les défaillances insupportables dues à l’impéritie des gouvernants, le naufrage révélait très vite un conflit latent au sommet de l’État entre Wadeet Idrissa Seck, premier ministre très vite remplacé par un certain Macky Sall. Ce duel au sommet finit par se retrouver sur le terrain des finances publiques avec des accusations fracassantes de détournements de deniers publics et des limogeages à tout-va. Une fois tombé en disgrâce, Seck qui n’était plus en odeur de sainteté avec son mentor depuis belle lurette, était incarcéré de juillet 2005 à février 2006 pour "atteinte à la sûreté de l’État et malversations financières". Mais il fut très vite libéré suite au "Protocole de Rebeuss" qui, malgré les dénégations du gouvernement, fit couler beaucoup d’encre dans la presse. Il s’agissait en réalité d’un arrangement politique encore une fois encore à rebours de tout principe de justice entre les deux protagonistes : la liberté pour Seck contre son engagement à ne pas se présenter à l’élection présidentielle de 2007, sans compter d’obscures contreparties financières qui n’ont jamais été expliquées xiv.

Dans les dernières années de son long magistère, Wade dut recourir à la police et à la justice — en l’occurrence le Conseil constitutionnel dont les membres étaient choisis par lui-même — pour imposer une candidature dont la jeunesse ne voulait pas. C’est pourtant cette même jeunesse qui l’avait porté au pouvoir en 2000. La mort d’une quinzaine de ces jeunes gens au cours la campagne houleuse de 2012 est restée à ce jour impunie, son ancien premier ministre et successeur ayant décidé d’enterrer l’affaire sitôt installé au pouvoir.

D’un côté l’invocation de la "force" de la loi, de l’autre une coupable mansuétude vis-à-vis des nombreux cas avérés de manquements, voire d’entorses impardonnables aux règles devant dirimer toute "gouvernance sobre et vertueuse".

De l’impunité comme art de gouverner

L’impunité a continué donc sous Macky Sall. L’étonnante passivité du président dans des affaires de corruption et de scandales à répétition éclaboussant ici et là jusque dans son cercle le plus restreint, n’a d’égard que la violence inouïe qui s’abat sur ses adversaires dès lors qu’ils ont l’outrecuidance de revendiquer des droits pourtant garantis par la Constitution.

Il est un constat saisissant, à force de polariser l’attention des Sénégalais sur des affaires de mœurs et de diffamation, Macky Sall aura réussi la prouesse de détourner ses concitoyens de l’essentiel : sa gestion calamiteuse des finances publiques révélée par des scandales dont même les plus récents ont été très vite balayés de la une des journaux locaux par le bruit et la fureur déclenchés ailleurs autour d’un opposant.

Qui pense désormais au scandale du PRODAC (Projet des Domaines Agricoles Communautaires) ? Un rapport interne de l’administration pointait le détournement de 29 milliards (plus de 44 millions d’euros) qui engageait la responsabilité personnelle du ministre xv.

Quelle enquête a été menée pour éclairer l’opinion après la découverte par Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) d’un contrat d’armement à hauteur de 45 milliards de francs CFA signé par un homme d’affaires nigérien peu fréquentable et… le ministre de l’Environnement et du développement  durable ? xvi

Qui se souvient encore du reportage de la BBC sur un scandale pétrolier s’élevant à dix milliards de dollars selon le journaliste et impliquant un sulfureux homme d’affaires et le propre frère du président alors à la tête de la juteuse Caisse de Dépôts et de Consignation ?

Qui peut subodorer la suite qui sera réservée au rapport de la Cour des comptes sur le Fonds Covid 19 pointant du doigt les détournements de deniers publics dont plusieurs ministres se sont rendus coupables, parmi eux un certain Mansour Faye, ci-devant maire de Saint Louis, mais aussi (et surtout) beau-frère du président ? xvii

Que dire des vingt rapports de l’OFNAC (Office National de lutte contre la Corruption) mettant à nu la gestion clientéliste des maigres ressources d’un pays classé parmi les PPTE (Pays pauvres très endettés) et faisant partie des 25 nations les plus pauvres au monde ?

Mais bien avant tous ces crimes économiques, la capitulation incompréhensible de Macky Sall dans un contentieux opposant l’État du Sénégal au géant Arcelor-Mittal n’annonçait-elle pas dès 2014 déjà l’installation d’un affairisme et d’un gangstérisme à haut débit qui allait éclabousser plusieurs ministères au Sénégal ? xviii

Tous ces scandales dont chacun aurait pu précipiter la chute d’un régime dans un système un tant soit peu démocratique, ont été absorbés et effacés des radars de l’actualité immédiate par l’entremise d’"affaires"politico-judiciaires permettant de harceler des opposants tout en allumant des contre-feux éblouissants pour l’opinion publique.

Pendant ce faire, l’appareil judiciaire s’active avec une troublante célérité à la moindre interpellation d’un opposant. Il y a quelques années, dans l’affaire dite des biens mal acquis, sur une liste de 25 personnalités incriminées, toutes proches du défunt régime, seul Karim Wade aura été condamné avant d’en sortir dans des conditions scandaleuses pour se réfugier au Qatar où il vit encore.Il ne s’agit, bien entendu pas de juger ici d’une quelconque innocence de Karim Wade eu égard aux accusations qui étaient portées contre lui par la CREI, mais de s’interroger sur le fait qu’il ait été la seule personne poursuivie et définitivement condamnée sur une liste de 25. Plusieurs des personnes alors visées se retrouvent aujourd’hui dans le camp présidentiel avec le dessein de voir leur champion briguer un nouveau mandat, quoi qu’il en coûte.

On comprend peu ou prou la mansuétude douteuse des vainqueurs de 2012 à l’égard d’éminents membres du défunt régime pourtant épinglés par différents rapports des corps de contrôle de l’État. Ledit régime avait sombré dans les affaires dont le point d’orgue avait été le scandale Alex Segura qui avait mis à nu les pratiques corruptogènes de Wade en personne ? xix

Qu’à cela ne tienne, bis repetita en 2018. C’était au tour de Khalifa A. Sall, ex-maire de Dakar d’être condamné de façon expéditive à quelques mois du scrutin présidentiel de 2019xx. Il reste à ce jour frappé d’inéligibilité. Macky Sall donne donc aujourd’hui l’impression de chercher sa prochaine victime sur le terreau des ambitions déclarées de ce dernier en direction des échéances électorales prévues dans huit mois. La traque et l’incarcération (risquée) d’un opposant sont devenues les seuls sujets dignes d’intérêt pour un gouvernement obsédé par la prochaine « sélection présidentielle » pour citer une idée très répandue au Sénégal.

Au lendemain des émeutes sanglantes de mars 2021, il promettait la mise en place d’une commission d’enquête pour faire la lumière sur la mort d’une quinzaine de personnes. Il est désormais clair que c’était un tour de passe-passe rhétorique pour renvoyer aux calendes grecques toute idée d’élucidation de la réaction à tout le moins disproportionnée des forces de l’ordre et de leurs complices éventuels. Qui parle désormais de cette commission ? L’heure n’était-elle pas jusqu’à peu à discuter d’une nouvelle amnistie générale, comme du temps du Wade ? Le temps pressait. Mais de nouvelles émeutes ont éclaté, avec le même usage d’une force disproportionnée et sans discernement contre des populations civiles. Et de nouvelles promesses d’enquêtes oubliées sitôt les micros remballés et les caméras éloignées.

Que reste-t-il désormais d’un homme qui, debout devant son pupitre, regardait les Sénégalais dans les yeux et promettait dans son premier discours de président fraîchement élu (3 avril 2012)où il promettait de mettre "la patrie avant le parti" ? Presque rien.

Entre-temps, il a appris, comme ses prédécesseurs à réprimer, à pourchasser et à embastiller les plus jeunes de ses compatriotes dès lors qu’ils ne sont pas d’accord avec lui et le font savoir. Les promesses des lendemains d’émeutes ne tiennent que le temps d’une rose, puis on menace, on réarme la police et l’armée à coups de dépenses somptueuses, on recrute de nouveaux nervis payés rubis sur ongle, on bande des muscles sur les chaînes de télévision publiques, on encourage les gendarmes et on fait défiler des chars dans les rues encore fumantes du sang et des larmes de ses concitoyens. Comble de déshonneur, on envoie des officiers de police aux avant-postes pour asséner des contre-vérités très vie rattrapées par l’accablante réalité des faits.

Voilà comment finit un régime autoritaire aveuglé par l’ivresse que procure l’exercice solitaire d’un pouvoir sans réelle boussole politique, sans vision claire, sans projet économique viable. On ne peut diriger un pays aussi jeune (75 % de la population ayant moins de 35 ans) sans savoir écouter sa jeunesse, sans offrir un avenir aux 300 000 nouveaux diplômés et demandeurs d’emploi qui arrivent chaque année sur le marché du travail.

Quand un État réprime et bâillonne son peuple et le prive d’internet pendant des jours et du droit de s’informer, il ne peut se prévaloir de droits de l’homme. Quand un État embastille des personnes au prétexte de leur appartenance réelle ou supposée à un parti par ailleurs légalement constitué, il ne saurait passer pour une démocratie sauf à avoir une définition minimaliste de ce mot.

Quand un État persécute, pourchasse et emprisonne des journalistes qui ne font que leur travail, il ne saurait s’attendre à autre chose qu’une piteuse dégringolade (de la 73ème à la 104ème place en un an) dans le classement de Reporters sans Frontières. En effet, le Sénégal est désormais derrière la Guinée (85ème), la Guinée Bissau (78ème), la Côte d’Ivoire (54ème), la Gambie (46ème) ou même le Burkina Faso (58ème) pourtant sous régime militaire depuis janvier 2022. Une prouesse en soi !

Quand on s’est targué aux premières heures d’une gouvernance de mille vertus et d'une transparence irréprochable, on ne reçoit pas en cachette une des figures les plus représentatives et les plus haineuses de l’extrême droite française (xxi), tout en essayant d’éteindre par l’intimidation judiciaire d’un ex-premier ministre le feu roulant des questions quant aux éventuels arrangements françafricains d’une entrevue proprement honteuse pour le pays.

Quand on se gargarise de culture démocratique et d'esprit de dialogue et de dépassement, on ne modifie pas un Code électoral consensuel en catimini à l’ai d’une majorité mécanique à l’Assemblée nationale pour faciliter l’élimination d’adversaires politiques. On n’admoneste pas non plus ses concitoyens qui tiennent à la limitation des mandats : "Le mandat, si vous le voulez, vous devez me le demander poliment, et je vous le rendrai... Mais poliment !"

Voilà en toute beauté comment s’exprimait encore à la veille de ces émeutes un président qui ne rate pourtant jamais l’occasion de marteler que son pays est un État de droit. Pour être un État de droit, il ne suffit pas de disposer d’un ensemble de textes et de signer des traités qu’on n’applique jamais. Il faut traduire les droits théoriques en pratiques du quotidien au service et au bénéfice de tous les citoyens. Toute autre attitude ouvre la voie à l’instauration d’un autoritarisme inacceptable.

C’est pourquoi, en définitive, peu importe que Macky Sall ait "décidé de renoncer" à être candidat au prochain scrutin. Cette décision est symptomatique d’un mal profond qui ronge le cœur maladif des institutions du pays. Imagine-t-on aujourd’hui en France ou aux États-Unis le pays entier s’interrogeant sur l’éventualité d’une candidature du président sortant après deux mandats ? Dans aucun pays sérieux une question réglée par la Constitution ne saurait rester suspendue à la seule parole d’un homme. L’article 27 indique, par la volonté personnelle de Macky Sall voulant alors tourner la page des 3èmes mandats porteurs de troubles politiques au Sénégal : "La durée du mandat du Président de la République est de cinq ans. Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs." Le président ne pouvait donc en aucun cas être candidat en 2024, il l’avait lui-même dit et répété plusieurs fois. Il l’avait même écrit dans son livre-programme en 2019xxii.

"Nul ne peut...", ces mots vont au-delà de la seule personne de Macky Sall. Ils s’adressent à l’ensemble de la classe politique car celle-ci est visiblement en retard sur sa jeunesse, sur sa population en général. Il est temps pour les dirigeants comme pour les futurs impétrants de comprendre que les institutions doivent transcender leurs personnes et leurs intérêts immédiats s’ils tiennent à marcher dans le sens de l’histoire.

C’est la leçon la plus intemporelle qu’on puisse encore, plus de deux cents ans plus tard, retenir de la Lettre d’adieu (Farewell Adress) de George Washington à ses compatriotes. Le premier président américain inaugurait le 17 septembre 1796 l’ère des deux mandats dans son pays. Alors que ses faits d’armes passés autant que la popularité dont il jouissait auprès de ses concitoyens le poussaient vers une troisième candidature potentiellement victorieuse, il choisissait de lever toute équivoque dès l’entame de son propos : "Le temps n’étant pas lointain pour la prochaine élection d’un citoyen devant diriger le pouvoir exécutif des États-Unis, arrive le moment où vos pensées doivent être occupées à désigner la personne la mieux armée pour incarner votre confiance Ô combien importante. Il est de mon devoir, en particulier parce que cela pourrait conduire à plus de clarté dans l’opinion publique, de vous informer de la décision que j’ai prise de décliner l’offre qui m’a été faite d’être parmi ceux sur lesquels doit se porter votre choix." xxiii

Macky Sall est, sans doute dans un dernier baroud d’honneur, sorti (en partie) d’une stratégie dolosive à la faveur d’un vrai-faux suspense qui a fait beaucoup de tort à l’ensemble du pays. Toujours est-il que,à sept mois d’une élection cruciale, il reste encore une inconnue : qui sera écarté cette fois ?La guerre d’usure sera sans doute encore longue, la bataille de la rue a déjà coûté de trop nombreuses vies humaines fauchées dans un État réputé être un "modèle de démocratie stable" alors même que le feu d’un irrédentisme incandescent par moments couve depuis quarante ans dans la partie méridionale du pays.

Dans tous les cas, c’est un "modèle" au bilan somme toute maigre avec deux alternances (sans véritables alternatives) arrachées dans les urnes en 63 ans par la volonté populaire. Le Sénégal doit, nonobstant les satisfécits lénitifs glanés dans une certaine presse hexagonale, se battre à chaque élection contre quelques hommes qui ont toujours pensé à tort, et par la force d’un présidentialisme archaïque, n’avoir d’autre destin que de rester durablement aux commandes d’un pays qu’ils cherchent à soumettre à leur boulimie meurtrière du pouvoir et de ses clinquants attributs.

Post-scriptum

Tout ça pour ça ? C’est la question qu’on est tenté de se poser après la récente "décision" de Macky Sall, sans doute échaudé par les dernières émeutes, de renoncer à une troisième candidature plus que risquée à l’élection présidentielle. En effet, tout semble indiquer que les émeutes successives de 2021 et 2023, la mobilisation populaire dans les grandes villes, les menaces inhérentes à une éventuelle action à la CPI, la pression incessante exercée par les Sénégalais de l’extérieur notamment au cours des déplacements du Macky Sall, sans compter les interpellations de plus en plus publiques du régime dont la dernière en date s’est déroulée au Parlement européen, tout ceci a fini par faire plier un président plus soucieux de son image à l’étranger que de l’opinion des Sénégalais.

Quoi qu’il en soit, cette décision ne fait que renforcer la question des pouvoirs étendus d’une fonction présidentielle plus que problématique dès lors que la parole de l’occupant du Palais prévaut sur les mots gravés dans le marbre de la Constitution. Le respect de cette Charte fondamentale est un non-événement, c’est le flou entretenu sur la question qui était une aberration anachronique au vu du statut censément enviable du Sénégal dans le concert des nations démocratiques.

Plus que jamais, le combat se situe donc au niveau des principes car plus que d’hommes forts, les pays africains ont besoin d’institutions solides mais équitables xxiv. Reste à savoir si toutes les conditions seront réunies dans sept mois pour des élections libres, transparentes et inclusives pour tout le monde. De cet impératif dépendra l'avenir d'une démocratie dans la tourmente depuis l'aube d'une "indépendance" que beaucoup souhaitent enfin voir poindre à l'horizon.

OUVRAGES CITÉS

i Cité par Monjib MAÂTI, « Mamadou Dia et les relations franco-sénégalaises (1957-1962) ». In Horizons Maghrébins - Le droit à la mémoire, N°53, 2005, (pp. 40-53), p.42.

ii Un documentaire des archives de l’INA montre des milliers de personnes défiler dans une rue de Dakar aux cris de « À bas Senghor! » disponible ici : https://www.youtube.com/watch?v=G_3lEyClJnY&t=14s

iii Idem. On se demande bien quelle conception Senghor avait de la démocratie. Curieusement, on utilise encore la même antienne sur des "étrangers" venus semer la zizanie au Sénégal. Ainsi, l’actuel ministre du Tourisme y allait de sa petite phrase : "Nous ne céderons pas à ces groupes, ni à ces étrangers qui sont venus d'ailleurs déstabiliser notre pays." Déclaration sonore diffusée sur RFI (radio France International),04/06/2023 dans un reportage disponible ici.

iv  Lubabu Muitubile TSHITENGE, "Mamadou Dia: souvenirs d'un homme trahi" in L'Autre Afrique du 8-21 mai 2002, Paris, p. 55.

v Cité par Mohamed SANKHARE, « De l’urbain au national : Analyse du processus de transformation d’un phénomène scolaire urbain en un problème socio-politique national », (Mémoire de DEA de l’INSEPS, Université C.A. Diop de Dakar, 1992), p. 60.

vi Pierre BORRA, Rapport sur le procès· des accusés de l'assassinat du Vice-Président du Conseil Constitutionnel du Sénégal, Me Babacar SEYE, devant la Cour d'Assises de Dakar, Commission Internationale des Juristes, Genève, 1995, p.4.

vii I dem, p. 7.

viii Abdou Ltatif COULIBALY, Wade, un opposant au pouvoir : l’alternance piégée ?, Dakar, Éditions Sentinelles, 2003.

ix Lire l’ouvrage d’Abdou Latif COULIBALY, Affaire Maître, un meurtre sur commande, Paris, L’Harmattan, 2007.

x Didier SAMSON, « La loi qui fait désordre » (article disponible sur le site de RFI : http://www1.rfi.fr/actufr/articles/061/article_33263.asp)

xi Olivier PECH, "Il y a vingt ans, le naufrage meurtrier du ferry sénégalais Joola", Sud-Ouest, Bordeaux, 26/09/2022.

xii Rapport d'enquête de la Commission d'enquête technique sur les causes du naufrage du Joola, Dakar, le 04 novembre 2002, p. 26.

xiii Idem.

xiv Il s’agit d’un accord portant sur 6 points signé par les avocats de Wade et d’Idrissa Seck au moment où de cernier était détenu. Étonnamment, les engagements portent plus sur des questions financières, ce qui jette une ombre supplémentaire sur cette affaire qui ressemble à un partage de butin entre voyous. Le fac-similé de ce protocole a été publié une dizaine d’années plus tard en 2017. L’avocate d’Idrissa Seck reconnaissait : "Dès notre premier contact, Me Abdoulaye Wade nous a clairement dit que Idrissa Seck avait pris son argent et qu’il voulait que cette somme lui soit rendue. Il nous a clairement fait comprendre que cet argent était à l’origine de l’arrestation d’Idrissa Seck et ce dernier a effectivement reçu une proposition à accepter pour sortir de prison". Citée par Ibrahima DIALLO, "Sénégal-Protocole de Rebeuss : une histoire de gros sous et de mensonge politique", Le 360 Afrique, 12/07/2016.

xv Birahime SECK, président du Forum Civil (démembrement local de Transparency International) a publié un livre sur le scandale et chiffre le scandale à 36 milliards (soit près de 55 millions d’euros) détournés. (Lettre au peuple sénégalais : PRODAC, un festin de 36 milliards de francs CFA, (auto-édition) Dakar, 2019.

xvi Mehdi BA, "Au Sénégal, un contrat d’armement alimente la controverse", Jeune Afrique, Paris, 28/10/2022.

xvii Cour des comptes du Sénégal, Contrôle de la gestion du Fonds de riposte et de solidarité contre les effets de la Covid 19 (Force Covid), Gestion 2020-2021, (Rapport définitif). Dakar, 19 août 2022.

xviii Le conglomérat indo-britannique qui devait investir pour l’exploitation de mines de fer au Sénégal depuis 2007, avait renoncé à ses engagements. Poursuivi auprès de la Cour arbitrale internationale de Paris par l’État du Sénégal, le géant sidérurgique finit par trouver à Dakar (à l’insu des avocats de l’État) un accord aux senteurs de corruption avec le gouvernement du Sénégal qui, au lieu des 5 milliards de dollars de réparations escomptés, se contenta de seulement 148 millions de dollars. Le manque à gagner était donc abyssal pour l’État du Sénégal sous le nouveau magistère de Macky Sall. Bocar SAKHO, "Les avocats du dossier Mittal", Sud Quotidien, Dakar, 20/12/2014

xix Du nom de haut fonctionnaire du FMI qui, à la veille e son départ de Dakar en octobre 2009 a été reçu par Wade et qui lui a remis une mallette d’argent pour le remercier de ses œuvres. L’affaire fit grand bruit au point que le président avait été contraint de reconnaître avoir fait ce « cadeau » à Segura. (Lire Madjid ZALZAL, "L’affaire Alex Segura au Sénégal : quand le FMI fait le lit de la corruption", article publié le 16/11/2009 et disponible sur le site du cadtm.

xx Lire Olivier LIFFRAN, "Affaire Khalifa Sall : le maire de Dakar condamné à 5 ans de prison", Jeune Afrique, 30/03/2018.

xxi "C’était un coup à moitié réussi, mais un coup quand même. Le 18 janvier 2023, Marine Le Pen rencontrait Macky Sall, le président du Sénégal, dans son palais présidentiel de Dakar, point d’orgue d’une visite de trois jours. La séquence est passée complètement inaperçue : un seul média, Le Point, était informé et la France préparait la première journée de mobilisation contre la réforme des retraites. […] Macky Sall a refusé qu’une photo de l’audience soit diffusée ou de commenter l’entretien." Clément GUILLOU, Corentin LESUEUR et Alice HAUTBOIS "Les dessous du voyage de Marine Le Pen au Sénégal", Le Monde,02/03/2023.

xxii Sall y écrit "[…] me voici de nouveau devant vous en vue de solliciter votre confiance pour un second et dernier mandat." ( Le Sénégal au cœur, Paris, Éditions du Cherche Midi, p.165).

xxiii Washington’s Farewell Adress to the People of the Unted States, 106Th Congress, 2nd Session, Senate Document No 106-21, Washington DC, 2000, p. 1. [Traduction personnelle]

xxiv J’emprunte volontiers cette phrase au président Barack Obama qui disait : "Africa doesn't need strongmen, it needs strong institutions." (Au cours d’un discours prononcé le 11 juillet 2009 devant le Parlement ghanéen.)

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