Avant-propos
Umberto Santino est l'auteur de nombreux livres sur la mafia et l’antimafia, dont certains signés avec Anna Puglisi, tous produits par le Centre de documentation sicilien "Giuseppe Impastato". Le dernier est Mafia où en sommes-nous? Les-études et les politiques antimafia (sous la direction de Santino, de Girolamo éditeur, 2022); on y présente les actes du colloque organisé par le Centre et le Département «Culture et Société» de l'Université de Palerme, à l'occasion du quarantième anniversaire du Centre (voir aussi un entretien avec lui publié sur Médiapart en 2015). Vue la victoire électorale obtenue par les amis de la mafia aux élections communales de Palerme et à celle régionales en Sicile c’est donc à lui que nous demandons de nous expliquer ce succès et si ce fait doit être considéré une faillite de l’antimafia.
C'est à Santino que l'on doit la théorie du «paradigme de la complexité» pour l'interprétation du phénomène mafieux, paradigme adopté par la magistrature antimafia. Il se base avant tout sur l'hypothèse que la mafia est le résultat de la relation interactive entre criminels, sujets sociaux et économiques, politiques et aussi les aspects culturels; ainsi on analyse non seulement les organisations criminelles proprement dites, mais aussi le contexte social dans lequel elles opèrent, en venant à définir le concept de "bourgeoisie mafieuse". On pourrait dire que ce «paradigme de la complexité» rejoint la théorie de la complexité d'Edgard Morin et tout ce qui renvoie à la multidisciplinarité. Mais il faut aussi rappeler une autre approche (complémentaire) qui propose de considérer la mafia en référence au rôle de power-brokers (intermédiaires du pouvoir dans tous les domaines) que les classes dirigeantes siciliennes - mais aussi d'autres pays du Sud - adoptent dans le but d’avoir l'autonomie de gestion de la société locale dans la négociation avec l'étranger dominant qui s'est toujours imposé en Méditerranée et en Italie (voir ici mafia comme power broker). On peut alors dépasser le dilemme - que certains auteurs semblent vouloir cultiver sur la définition de la mafia - perpétuellement - en suivant constamment une perspective pluridisciplinaire qui inclut aussi l'histoire du processus d'organisation politique de la société (avant même la configuration de l'État moderne et contemporain) ; la mafia apparaît alors comme un intermédiaire habile dans la «restitution» économique et politique de la violence et de la menace de mort et de la capacité de tuer. L'éminence mafieuse est donc un «acteur politique total» qui peut sans cesse basculer du «pastoralisme» à la domination brutale. Ceci explique la reproduction continue de la marginalité du Sud et de la Sicile et comment la mafia y contribue. Le Sud devient des hétérotopies, terre de personne, mais la proie de tous les dominants.
La première question de cet entretien est la suivante:
La publication des actes de la conférence du Centro Impastato dans son quarantième anniversaire tombe malheureusement lorsque les amis de la mafia ont remporté les élections à Palerme et dans les régionales siciliennes. On sait bien que cette publication ne pouvait pas aborder ce fait d'actualité. Alors, qu'est-ce-que tu penses de ce succès des amis de la mafia lors de ces élections? Est-ce une défaite et la faillite de la lutte antimafia menée par nombre de juges et par les militants antimafia? Comment expliquer ce fait? Quels sont les processus qui ont permis son succès?
Santino : Le fait le plus grave me semble que concerne les élections administratives à Palerme. L'indication, ou l'imposition, d'un candidat gagnant est due à Dell'Utri, célèbre bras droit de Berlusconi, définitivement condamné pour concours extérieur à l'association mafieuse. En même temps, il y a eu une contribution robuste des voix mobilisés par Cuffaro, ex-président de la région condamné pour complicité aggravée avec la mafia. Tous deux ont purgé leur peine en partie en prison et sont interdits de voter et de se présenter comme candidats. Si Dell'Utri a réussi à régler les rixes au sein du centre-droit palermitain, c'est parce qu'il jouit du prestige de fondateur de Forza Italia; il a encore une certaine hégémonie sur les supporters berlusconiens qui ont marqué vingt ans de vie politique et en Sicile jouent encore un rôle non négligeable dans l'aile droite. Cuffaro a été le créateur d'un système de clientélisme généralisé et, malgré la peine et les années de prison, il a réussi à relancer sa Démocratie Chrétienne et à franchir la barre du 5%. Et il semble que ce ne soit que le début.
Je ne considérerais pas ces faits comme une défaite de la justice ou du mouvement antimafia. Il faut regarder la société dans son ensemble. Ces dernières années, on a cultivé une image d’une Palerme plus sensible aux désirs qu'à la réalité. Palerme "capitale italienne de la culture", avec un affichage de "grande beauté", une zone piétonne peut-être la plus grande d'Europe, est une ville peuplée par une bourgeoisie, principalement mafieuse, qui résiste d'une manière ou d'une autre à la crise produite par la pandémie et maintenant par la guerre; une masse de classes moyennes démunies, chômeurs, précaires, travailleurs au noir en quantité énorme. Orlando, le maire de gauche pendant presque 22 ans, après avoir battu le record de durée d’un maire, abandonnée par ses anciens fidèles qui ont sauté sur le train des probables vainqueurs, a laissé une ville proche de la faillite, avec une administration réduite et incompétente, avec des travaux en cours qui n'en finissent plus, débordant d'ordures, avec plus qu'un millier de cercueils non enterrés. Avec une abstention de 60% (227 677 électeurs soit 41,85 % sur 543 978 ayants droit), Lagalla a obtenu 98 576, 47,7 % des votants, mais seul 18% des ayants droit!; le candidat de la coalition de gauche a recueilli que 61 083, 29,55 % des votants; le troisième, Ferrandelli (libériste) 29 389, 14, 2 des votants). Cela montre un éloignement généralisé de la vie associative. Lagalla a été élu aussi parce qu'il était le candidat de la droite, "une personnalité qui compte": il a été recteur de l'Université, conseiller régional, a son rôle dans le contexte social, alors que le candidat du soi-disant centre gauche, avec 19 points de moins, était depuis longtemps éloigné de la vie politique et n'avait aucun rapport avec le territoire. Le problème est politique, c'est-à-dire le vide politique au centre-gauche, notamment au sein du Parti Démocratique (PD) qui n'avait pas de projet crédible basé sur une analyse de la réalité.
Cela vaut également pour les élections régionales : avec 52 % d'abstention aux élections politiques 45% - moyenne en Sicile -, avec des pics de 60 % dans le Sud) Musumeci, le président de la région sortant, du parti de Meloni, a été remplacée par un l’homme depuis toujours fidèle servant de Berlusconi et donc de Forza Italia: Schifani, ancien président du Sénat, lui aussi avec des problèmes avec la justice [il est sous procès pour association délinquant simple et pour avoir fait partie du réseau de Montante – cft. Infra- qui espionnait les enquêtes les plus secrètes des magistrats]. Dans cette élection régionale il n'y a pas eu de match: la victoire de Schifani était certaine. On ne sait pas si c’est à Dell'Utri qu’on la doit, mais on sait que Cuffaro a réussi à reproduire son rôle d’important leader. La candidate du centre gauche a été absent et incohérente et la relation avec les Cinq Etoiles, qui aurait de l’être garantie avec les primaires, a été annulée par Conte (le leader de Cinq Etoiles, qui aurait bien fait de ne pas prendre l'engagement d’être en Sicile dans la coalition avec le PD avant de savoir la fin de cette coalition à l'échelle nationale.
En ce qui concerne la justice, il faut rappeler que le maxi procès a condamné des chefs et des lieutenants de Cosa Nostra, mais a dû s'arrêter à l'aile militaire. Le pool anti-mafia a été dissous car l'issue du maxi-procès aurait pu conduire à une avancée en matière d'identification des commanditaires et de ces qui ont travaillé au dépistage des investigations. Falcone a dû quitter Palerme mais a construit l'architecture de la nouvelle stratégie antimafia, avec le procureur national, flanqué de la Direction des investigations. Et puis il y a eu les massacres. Plus tard, il y a eu, de la part des organes d'investigation, une bonne activité de surveillance, grâce aussi à la collaboration de certains repentis, qui n'ont pas permis à Cosa Nostra de reconstituer la coupole, l'organe de commandement de Cosa Nostra.
Le mouvement anti-mafia poursuit son œuvre sur un terrain désormais standardisé : l'école, l'anti-racket, l'usage social des biens confisqués. L'ancrage des associations anti-mafia au territoire est là dans une certaine mesure, mais pour saper la seigneurie mafieuse, il faudrait une stratégie à long terme, qui devrait impliquer les institutions, les sujets politiques, la société civile, avec une présence permanente partout, des services, de préférence autogérée, à savoir celle qu'on appelle la «citoyenneté active», une économie capable de satisfaire les besoins, à commencer par le travail, en soustrayant une grande partie de la population à l'économie et à l’assujettissement mafieuses. C’est presque dire : il faut concevoir et créer des alternatives, pratiquement une révolution. Cela est vrai non seulement pour la Sicile, mais pour toutes les situations dans lesquelles les mafias prospèrent. Mais il n'y a pas de volonté politique, il n'y a pas de forces ou de conditions favorables.
Question : Y-a-til eu des limites et des erreurs de la part de la lutte anti-mafia?
Santino : Après l'urgence des massacres, deux scénarios se sont esquissés: la fausse direction des investigations concernant le massacre de via D'Amelio (contre Borsellino et son escorte de policiers), avec l'exclusion de toute responsabilité des magistrats, le procès de certains membres des services secrets qui s'est soldé par un acquittement. La vérité est et restera loin. Le processus de négociation a vu en première instance la condamnation des sujets institutionnels et des mafieux, en appel l'acquittement des premiers et la condamnation des seconds. Je ne sais pas ce que fera la Cour suprême.
Les plus gros problèmes, qui sont également évoqués dans le livre Mafias : où en sommes-nous?, concernent la réforme de la justice, avec le problème de la prescription, la crainte d'une limitation de l'indépendance de la justice, les événements douloureux des courants et la CSM (Conseil Supérieur de la Magistrature). Et la Cour constitutionnelle et la Cour européenne des droits de l'homme ont soulevé le problème de la réclusion à perpétuité pour les membres de la mafia qui ne coopèrent pas. Deux visions se heurtent: celle qui considère la mafia comme opérante et dangereuse même quand elle ne commet pas de crimes et de massacres; l'autre qui la réduit à un phénomène d'urgence, lié à une violence plus ou moins éclatante.
Dans le mouvement anti-mafia, on a eu des personnages qui plus que des "professionnels de l'anti-mafia" se sont révélés être des "scélérats anti-mafia": un leader du mouvement anti-racket qui pratiquait l'extorsion, d'autres qui profitaient de leur rôle dans l'anti-mafia pour créer un système de pouvoir ou avoir géré des fonctions d'importance stratégique comme l'administration judiciaire d'entreprises confisquées à travers des modalités personnalistes et clientélistes [allusions à Antonello Montante, ex-président de Sicindustria, condamné à 8 ans pour association de malfaiteurs visant la corruption et l’accès non autorisé au système informatique. Certains membres de son "cercle magique" ont également été condamnés, accusés de diverses manières de corruption, de divulgation d'informations couvertes par le secret de fonction et de complicité. Le chef de la sécurité de Confindustria, Diego Di Simone, a été condamné à 5 ans. La juge chargée de la gestion des avoirs confisqués, la magistrate Saguto a été condamnée à 8 ans, 10 mois et 15 jours pour corruption, extorsion et abus de pouvoir... elle avait géré de manière clientéliste les avoirs saisis à la mafia, choisissant comme administrateurs judiciaires des amis professionnels en échange de faveurs et de riches dons].
Libera [l’association créée et dominée par le «père-patron» don Ciotti -selon les critiques de ses ex camarades-] a un quasi-monopole sur les initiatives au niveau national et ceux qui ont posé des problèmes de démocratie interne ont été mis à la porte, comme le fils de Pio La Torre et moi-même (Pio La Torre était le dirigeant communiste tué en 1982 en particulier parce que auteur de la loi instituant dans le code pénal l'article 416-bis, qui pour la première fois prévoit le délit d’association mafieuse, le séquestre des biens et l'incarcération “dure”). Mais il ne faut pas faire de généralisations. De nombreuses associations font de leur mieux. Même le “No mafia Memoriale”, un projet du Centro Impastato, suit les lignes auparavant évoquées: non seulement parler de la mafia et de l'anti-mafia, mais aussi concevoir des alternatives, mais nous savons que c'est un chemin long et difficile. A mon avis, nous devrions nous concentrer sur la condition des jeunes, contraints au chômage ou au travail illégal, en les libérant de la dépendance à la mafia et de la consommation et de la vente de drogues.
Question: Que va-t-il se passer? A quoi peut-on s'attendre face au succès simultané de la droite au niveau national et des amis de la mafia en Sicile?
Santino : On dit que les Frères d'Italie (le partis de Meloni) ne sont pas des fascistes, même s'ils ont entretenu la flamme Mussolini. À mon avis, ils représentent le fascisme de notre temps, avec des caractéristiques sans équivoque: la souveraineté, la patrie, dont les frontières sacrées doivent être défendues contre les “invasions” des migrants, le déni des droits civiques. Pour contrer la victoire, il était nécessaire de former une coalition antifasciste; mais en raison de l'incapacité politique absolue de gens comme Letta (le leader du PD), on a eu un vœu de défaite. Mais c'est toute l'histoire des élections anticipées qu'il faut analyser. Le gouvernement Draghi est tombé en premier lieu par choix de Draghi qui, après avoir tenté de gravir les échelons, n'a pas pu s'imposer à une coalition hétérogène; puis en raison du vote de défiance de Forza Italia et de la Lega. Conte avait posé de sérieux problèmes, mais ils n'ont pas voulu l'écouter. Le principal problème de son incompatibilité était le refus d'envoyer des armes en Ukraine et de parler de paix, alors que le mot d'ordre était de suivre les ordres de Biden qui veut une guerre sans fin pour humilier Poutine qui, ayant constaté l'impossibilité de gagner la guerre, et pourrait aussi recours à l'arme atomique. A tous les niveaux, il y a une crise de leadership dans une crise de démocratie et de civilisation.
Pour en revenir à la mafia, le M5S a réussi à faire élire Federico Cafiero De Raho, ex-procureur national antimafia et Roberto Scarpinato, procureur général au parquet de Palerme; certainement un fait positif. Mais pensez-vous qu'eux et quelques autres députés seront en mesure de mener une action parlementaire efficace ? Comme, comment?
Santino: Conte a joué et continue de jouer ses cartes pour être accrédité comme la gauche, la seule qui a une réponse électorale, étant donné que le PD s'est relégué au centre néolibéral et militariste et étant donné l'inexistence sur le terrain électoral niveau des vétérans ou des néophytes d'une ultra-gauche qui, malgré quelques bonnes pratiques sociales, n'existe pas comme sujet politique [allusion à l’échec de l’Unione Popolare qui n’a atteint même pas 3%]. Le cinq étoiles, affranchi d'un personnage comme Di Maio, joue aussi la carte anti-mafia : De Raho et Scarpinato vont pouvoir opérer de toute leur bonne volonté, je ne sais avec quel résultat.
[Rappelons entre autres que selon le l’ancien procureur national antimafia Vincenzo Macrì, l’Italie n’a pas été touchée par les attentats terroristes des années passées parce que depuis longtemps, le soi-disant Etat islamique pratique des trafics réguliers avec la mafia italienne, notamment avec la 'ndrangheta: la traite des migrants et la fourniture de drogues en échange d’armes, etc. Et donc la mafia protégeant ses trafics aurait protégé l'Italie].
Quelle est la résistance aujourd'hui à cette nouvelle configuration du pouvoir « pro-mafia » en Sicile?
Santino : Plus qu'une "nouvelle configuration du pouvoir pro-mafieux", je parlerais d'une continuité qui s'adapte aux mutations du présent et la "résistance" aura un certain poids s'il est possible d'unifier différents sujets: des segments de "partis” et syndicats, associations, jeunes: écoles, Friday for climate des jeunes, les églises. Mais le problème n'est pas seulement la Sicile, il est national et international. Elle concerne le rôle des mafias, avec la pandémie toujours en cours et la guerre dont personne ne sait si, quand et comment elle finira. La pandémie a joué en faveur des mafias, avec une forme de bien-être pour les États appauvris par la crise, des prêts usuraires aux commerçants et aux entrepreneurs pour faire fonctionner les entreprises et les entreprises, dans le but de les acquérir également comme moyen de blanchiment d'argent, de thésaurisation des fonds européens. Avec la guerre, la crise s'est aggravée de façon exponentielle et d'autres possibilités s'ouvrent pour les mafias: du trafic d'armes à la contrebande de marchandises, en passant par l'exploitation des sujets les plus faibles entraînés par des flux migratoires massifs. Mais c'est le tableau général qui est inquiétant: quiconque se pose la question de savoir comment la guerre est née et parle de paix est pris par un foule d'imbéciles comme Poutinien. Il faudrait un mouvement capable d'induire des négociations et de ramener à la raison une humanité résignée à subir les choix même les plus risqués. Il semble que le seul à prononcer des paroles raisonnables soit le pape François.
Une manifestation nationale se prépare à Rome, mais il serait bon si une manifestation internationale avait lieu à Kiev et dans les environs.
A suivre: Une reconstruction de la guerre de la mafia (extrait du chapitre de Alessandra Dino dans le livre Mafia: où en sommes-nous?