salvatore palidda

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Billet de blog 17 juillet 2025

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Le “modèle Milan”: encore un grave cas de crime urbain

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Comme avait été détaillé maintes fois par Luca Beltrami Gadola dans son excellente revue Arcipelagomilano.org et récemment dans le livre de Lucia Tozzi (signalé sur Médiapart), au cours de ces dernières dix ans Milan a connu sa dernière grande transformation célébrée comme le « modèle Milan », entre autres par des sociologues urbains embedded autant que leurs amis archistars (tous se faisant passer par des gens de gauche, c.-à-d. l'ex-gauche convertie au néolibéralisme). Ainsi,  Alberta Andreotti et Patrick Le Galès dans l’introduction de leur livre Gouverner Milan dans le nouveau Millénaire écrivaient:

“Milan ... de toute manière qu’on la regarde ... semble vivre une nouvelle renaissance [SIC!]. Toujours plus souvent on entend parler d’un «modèle Milan» pour indiquer un changement bien gouverné [SIC!], autant fréquemment on entend dire que la ville, en fin de comptes, a seulement redécouvert ses racines, fondant le changement dans la tradition ambrosienne de réformisme pragmatique éclairé”.

Dans la lourde accusation de la Procure du tribunal de Milan on écrit:

« Un cycle de corruption enchevêtré, toujours en cours, affecte les institutions et a désintégré tout contrôle public sur l'utilisation du sol, le réduisant au rang de marchandise à piller. » Tout cela dans un contexte de « cupidité », de « manque de scrupules », d'« asservissement systémique » et de « comportements subversifs », fondé sur un « réseau caché » composé de « représentants institutionnels, de professionnels et/ou d'intermédiaires, et d'opérateurs privés des secteurs immobilier, financier et du crédit ».

Un système corrompu, donc, qui révèle le cœur criminel du modèle milanais. Ce modèle a propulsé la ville parmi les grandes métropoles mondiales comme New York, Londres, Paris, etc., faisant passer pour un développement d'avant-garde la sale « spéculation financière et immobilière incontrôlée aux proportions énormes » (selon les termes du procureur général Marcello Viola). La ville est ainsi devenue inabordable, à l'image de New York, qui, ce n'est pas un hasard, maintenant vire à gauche avec Zohran Mamdani.

Dans une interview, Manfredi Catella, l'entrepreneur immobilier arrêté, a affirmé que la crise du logement à Milan serait résolue par l'augmentation extraordinaire des déplacements domicile-travail : « Gênes compte 40 000 logements vides, le TGV nous emmènera en Ligurie en 40 minutes et, à Londres, il faut une heure pour se rendre d'un endroit à un autre.» Selon lui les expulsés seront prêts à vivre n'importe où ; le puissant patron des gratte-ciels ne s'inquiète nullement de l'expulsion de 40 000 familles milanaises vers une autre ville; son modèle milanais est intouchable.

Le maire Sala fait également l'objet de l’enquête judiciaire qui touche au total 21 inculpés. Ancien gestionnaire ayant connu le succès grâce à sa gestion très critiquée de l'Exposition universelle de 2015 à Milan, il est devenu le maire qui a assuré la victoire de l'ancienne gauche à Milan et a même fait progresser ses ambitions de leader national. Mais son succès, tout comme celui des personnes mises en examen, a été ouvertement entaché par la corruption. Autrement dit, l'ancienne gauche s'est imposée à Milan, capitale d'une région contrôlée par la Ligue raciste-fasciste-sexiste, avec des choix et des pratiques typiques de la droite. Lui rejette avec indignation toute accusation du parquet, mais la fin peu glorieuse de sa carrière semble désormais inévitable (à moins de passer directement à se candidater dans les rangs de la droite). La droite a approuvé la gouvernance de Sala et des tenants du modèle milanais, au point de voter au Parlement une loi pour le sauver des nombreux illégalismes maintenant poursuivis. Aujourd'hui, la droite exige la démission de Sala, mais en réalité, elle n'offre aucune alternative crédible : elle ne peut que chercher à perpétuer ce modèle milanais.

L’enquête judiciaire révèle que l’archistar Boeri, le boss des gratte-ciels, Catella et le maire adjoint Tancredi ont fait pressions sur le maire Sala pour fare passer des projets tels celui sur la tour Pirellino qui auparavant avait été cassé come inadmissible.

Les procureurs Marina Petruzzella, Mauro Clerici et Paolo Filippini qualifient Marinoni, président de la Commission Paysage de « manipulateur sans scrupules » qui, « facile à être corrompu, bénéficie de relations privilégiées dans les instances politiques et administratives ». Il a même contribué à la « contamination par une corruption systémique » de la Commission du paysage, dont il a démissionné en avril après avoir été nommé en 2021 « à la discrétion du conseiller Tancredi et du maire Sala », selon les procureurs. Selon le parquet, cette corruption est à l'origine de la « dégénérescence de la gestion de l'urbanisme par l'administration municipale », qui, au lieu de « protéger l'intérêt public », était « soumise aux intérêts d'un petit cercle d'élites » au sein d'un « système gravement corrompu, portant atteinte à l'intérêt public ».

Le rituel ambrosien de l'urbanisme fonctionne de la manière suivante: de petits immeubles sont prétendument rénovés, mais en réalité, ils sont démolis. À leur place, palais, tours et gratte-ciels poussent comme des champignons. Grâce à une « décision » de 2018, la fausse rénovation est réalisée par une simple Scia (Notification certifiée de début d'activité), uniquement nécessaire pour la restauration et l'entretien. Grâce à une circulaire municipale de 2023, les bâtiments de plus de 25 mètres de haut peuvent être construits sans plans d'exécution, donc sans les travaux d'urbanisme et les « normes » exigeant des espaces et des services publics, comme le prévoient les lois nationales. Au début, il y avait les plans directeurs. Puis sont arrivés les Plans de Gouvernement Territorial (PGT -maintes fois critiqué par Luca Beltrami Gadola dans son excellente revue Arcipelagomilano.org). Ensuite, en cascade, on trouve les accords de programme (ADP) et le Programme d'Intervention Intégré (PII), qui, dans les années 1990, ont commencé à autoriser la construction en dérogation au plan directeur. L'objectif est toujours le même : simplifier, rationaliser, éliminer les lourdeurs administratives. À Milan, on travaille sur des zones abandonnées, en utilisant un néologisme poli comme « régénération urbaine ». Et on travaille verticalement, sur des zones déjà construites, avec ce qu'on appelle la « densification ». Là aussi, il suffit de peu : pour « rénover » une zone, il suffit d'une SCIA, l’auto-certification de mise en activité. Pour construire de nouveaux bâtiments ou transformer une zone en espace résidentiel (par exemple, l'hippodrome), une décision de gestion suffit. Pour construire une tour, il faut l'approbation de la Commission du Paysage. En bref, la pratique qui depuis des années a permis de construire des tours ou des gratte-ciel sans plan d'exécution, les faisant passer pour des rénovations, sur la base d'une simple auto-certification. Ce système était-il acceptable pour tous ? La réponse est simple : oui. Plus précisément : la quasi-totalité des partis politiques ont soutenu la loi « Sauver Milan », qui visait à relancer les projets de construction bloqués par le parquet après les premières enquêtes de 2023. Que s'est-il passé ? Un groupe d'habitants de la Piazza Aspromonte a vu apparaître une tour de sept étages dans leur cour et a protesté. La procureure Marina Petruzzella a décidé d'enquêter et a ouvert une enquête pour infractions à la législation sur les constructions. En quelques mois, l'enquête s'est élargie, car l'affaire était loin d'être isolée, et un groupe d'enquêteurs s'est constitué, dont les juges Clerici et Filippini. Des dizaines de projets ont été bloqués. S'appuyant également sur les inquiétudes de ceux qui avaient investi dans le nouveau bâtiment, un large front politique a cultivé l'idée d'une grande table rase.

La mort du projet de loi « Sauver Milan » : le projet de loi a été déposé à la Chambre des députés en juillet 2024 par Aldo Mattia (Fd'I, le parti néofasciste de Mme Meloni), Gianpiero Zinzi (Ligue), Piergiorgio Cortelazzo (Forza Italia) et Martina Semenzato (Noi Moderati) : il a été approuvé en novembre avec le vote favorable des partis au pouvoir, et aussi du Parti Démocratique (ex-gauche), d'Action et d'Italia Viva ; seuls le Mouvement 5 étoiles et la Gauche verte s'y étant opposés. En bref, l'objectif était de faire passer dans la loi la possibilité de construire n'importe quoi avec la Scia (loi consolidée sur la construction) et sans plans d'exécution, étendant ainsi le modèle milanais à toute l’Italie (pays dévasté par la spéculation immobilière de plus en plus depuis les années 1960). Il ne manquait plus que l'approbation du Sénat. Mais la loi est morte en mars suite à l'arrestation de Giovanni Oggioni – accusé de corruption, de détournement de fonds et de faux, avec d'autres fonctionnaires municipaux – et la découverte (grâce à des écoutes téléphoniques) que lui et le promoteur du projet Marco Cerri avaient en substance dicté les amendements au projet de loi « Sauver Milan » aux députés de centre-droit.

Voilà pourquoi les journalistes de droite sont déchainés contre des juges désignés comme « subversifs » sinon d’ « extrême gauche » qui seraient en train de saboter l’économie nationale (à la tête de ces journalistes le directeur du journal il Foglio de la famille Berlusconi). Mais la meme accusation d’agir comme des militants de l’extrême-gauche avait été écrite dans une chat par l’archistar Boeri envers les administrateurs de la commune : “vous êtes en train de casser tous nos projets, vous êtes devenus des gens de Pouvoir au peuple”.

Comme l’écrit Giovanna Cracco ("Le modèle Milan: la mise à valeur d'une ville). la théorie de la « ville compétitive » et de la « classe créative », la régénération urbaine et le tourisme, les appels d'offres socioculturels et les résidents de courte durée, les loyers immobiliers et les attractions majeures, le transfert du public vers le privé : telles sont les interactions circulaires qui favorisent la gentrification et affaiblissent des forces sociales autrefois essentielles (voir supra la recension du livre de Lucia Tozzi dans Médiapart). C'est le modèle Bloomberg way, c'est-à-dire la gouvernance urbaine comme une entreprise : le maire devient PDG, les entreprises sont des clients, les citoyens sont des consommateurs, et la ville elle-même est un produit de marque et de marketing.

Ajoutons à cela tout ce qui a fiatr exploser le foisonnement sécuritaire avec dispositifs postmodernes et “Police partout, justice nulle part” (disait Victor Hugo), jusqu’à la guerre militaro-policière urbaine contre immigrants, marginaux, présumés musulmans, “coloriés” et suspects subversifs. Un sécuritarisme qui fait de pendant à la corruption de la spéculation financière-immobilière alors que les polices ignorent les insécurités provoquées par l’hyper-exploitation violente et souvent au noir, le racisme, la chasse aux pauvres (c'est dans les zones du Nord que se concentre la plupart de cette hyper-exploitation violente souvent protegée par les polices selon les voeux de l'actuel gouvernement neofasciste).

Hélas, les mobilisations contre cette involution réactionnaire de la société urbaine, de toute l’Europe et du monde entier, sont rares. Mais la mobilisation en soutien de Zohran Mamdani pour les prochaines élections communales à New York merci pourrait changer le cours de l’histoire juste à partir de la ville où s’était déclenché le modèle urbain néo-libéral.

post-scriptum

Postscriptum

Lors de la perquisition, les agents de la Police Judiciaire ont découvert 120 000 € en espèces dans un coffre-fort appartenant à Andrea Beziccheri, l'entrepreneur de Bluestone. Egidio Holding, la holding détenant les actions Bluestone a versé, 279 000 € d'honoraires de conseil à l'architecte Alessandro Scandurra -alors membre de la Commission du paysage de la ville de Milan- quand elle étudiait trois projets immobiliers à Milan, outre Hidden Garden et Park Tower : Salomone 77, Grazioli 59 et East Town dans le quartier de Lambrate, entre Via Folli et Via Sbodio. L'enquête se poursuit sur 30 autres projets. Beziccheri a été arrêté avec le maire adjoint Giancarlo Tancredi, le boss de la spéculation, Manfredi Catella et trois autres personnes. Le mandat de perquisition indique qu'il existait une « entente » entre le conseiller mis en cause et le maire Sala pour « poursuivre les relations avec les promoteurs immobiliers ». La pratique de facturer des honoraires de conseil aux architectes de la ville aurait fini par générer un plan directeur de la ville fantôme.

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