salvatore palidda

Professeur de sociologie à l'université de Gênes (Italie)

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Billet de blog 28 septembre 2022

salvatore palidda

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Un peu d’histoire de la gauche en Italie et la dérive à droite du pays

Pour comprendre l’actuelle dérive à droite de l’Italie il faut rappeler l’histoire de la gauche italienne, son hétérogénèse et comment cela a favorisé le processus menant au triomphe du capitalisme néo-libériste, la « postpolitique au-delà de toute idéologie » et l’anomie politique, donc le succès des droites depuis Berlusconi, Salvini jusqu’à Meloni.

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Au tournant de la 2e guerre mondiale, l’entente de Yalta entre Etats-Unis, Royaume Uni et URSS a imposé le système bipolaire et l’Italie a été relégué à se situer dans le champ atlantiste. Pays depuis toujours à faible souveraineté nationale, malgré les velléités tragiques du fascisme, l’Italie était dévastée, détruite par la guerre, en misère et avec bien peu de ressources pour la reconstruction. En tant que nouvelle puissance mondiale visant la domination totale du monde euro-méditerranéen, les Etats-Unis ont tout de suite miser sur le contrôle de l’Italie parce que celle-ci est située au centre de la Méditerranée. Comme le montre l’histoire depuis les Romains, toute puissance qui veut dominer cet espace a besoin le contrôler la péninsule et en particulier la Sicile (ce qui avaient fait les Anglais jouant un role décisif déjà lors du débarquement de Garibaldi pour l’unité italienne sous le royaume piémontais -voir les recherches de Elio Di Piazza).

Le 10 juillet 1943 les troupes anglo-saxonnes débarquèrent en Sicile, Mussolini est destitué; avec le soutien de Hitler il crée la «République de Salò» au Nord-Est du pays tandis que le roi d’Italie nomme chef du gouvernement le général Badoglio.

En 1944, au congrès du Parti Communiste italien (PCI), l’alors secrétaire national, Palmiro Togliatti, proposa ce qui fut appelé la «svolta de Salerno» (le tournant de Salerne) après sa rencontre avec Stalin le 3-4 mars 1944. L’URSS voulait que les communistes italiens (décisifs dans la Résistance antifasciste et antinazie et l’effective libération du pays bien avant l’arrivée des troupes anglo-américaines), poussent pour un compromis entre tous les partis du Comité National de Libération (CLN), la monarchie savoyarde et le chef provisoire du gouvernement, le général Badoglio (déjà condamné pour ses crimes de guerre coloniale -voir “Fascist Legacy-L'eredità del fascismo”, documentaire BBC). En même temps, la directive de Stalin vise que tous les partis communistes adoptent leur propre «voie nationale au socialisme». Pour ceux des pays qui sont situés dans le champ occidental cela veut dire qu’il n’est plus question de viser la révolution socialiste, mais seulement l’avancée progressive vers le socialisme à travers des compromis avec les partis démocratiques. De facto, le pacte de Yalta impose que les communistes dans le champ occidental acceptent cette collocation, point.

Dès lors les Etats-Unis misent sur leur progressive mainmise sur l’Italie à travers toute sorte de moyens, y compris la collaboration de la mafia tout comme des fascistes.

En tant que ministre de la justice du premier gouvernement provisoire de l’Italie libérée, Togliatti fit voter la soi-disant "amnistie" (voir Franzinelli) par décret présidentiel du 22 juin 1946, n.4: il établissait l’extinction des peines et persécutions judiciaires concernant les délits pendant la “guerre civile”, les épisodes de justice sommaire et aussi de collaborationnisme avec les nazis, au nom d’un “rapide démarrage vers des conditions de paix politique et sociale”. Ainsi les fascistes restèrent ou revernirent à leurs postes dans les rangs de la bureaucratie de l’Etat, notamment comme préfet de police, juges etc. Il y a eu aussi des cas de personnalités et grands patrons pas poursuivis, par exemple le comte Marzotto, industriel du textile et de la manufacture, qui avait été ami de Goebbels et de Hitler et avait fait cadeau à la Wehrmacht d’un million d’uniformes.

Les Etats-Unis profitent non seulement du fait que l’Italie est l’un des trois pays vaincus et donc assujetti à nombre de restrictions, mais surtout du fait que plus gros problème italien concernait l’économie. Pour contraire la fort possible victoire du Front Populaire (des gauches) lors des élections du 18 avril 1948, les Etats-Unis arrosent l’Italie de cadeaux alimentaires (les paquets de pates etc.); on a ainsi ce qu’on a appelé le «coup d’Etat blanc» par lequel la Démocratie Chrétienne (DC), devenue le parti des Etats-Unis et de l’Église catholique alors très conservatrice et anticommuniste, gagna les élections. Dès lors la défense nationale, les affaires étrangères et une bonne partie de l’économie du pays sont phagocytés par les Etats-Unis. La DC joue alors le jeu classique des dominants italiens, c.-à-d. celui de power-broker qui négocie avec l’allie-dominant la possibilité d’une autonomie de gestion de la société. La DC se configure alors comme le parti-Etat qui fonde sa gouvernance sur une très forte police d’Etat et un très important secteur public (la grande industrie de base -notamment la sidérurgie-, l’électricité, le téléphone, les diverses sources d’énergie, les chemins de fer, les postes etc.). Tout cela en entente avec le patronat privé dominé par les grandes familles telles les Agnelli de Fiat, les patrons de la pétrochimie privée, les cimentiers bâtisseurs des autoroutes. Dès lors les trois principales lobbies italiennes sont ceux de l’automobile, du pétrole et du ciment, ce qui produit une terrible dévastation et pollution du territoire, une gigantesque spéculation immobilière, la reproduction continue de désastres environnementaux et un très grand nombre de morts et accidents de travailleurs.

La reconstruction avec l’aide du plan Marshall passa par un contrôle policier et mafieux brutal: maintes fois les forces de police ouvraient le feu sur les manifestants faisant nombre de morts ; à cela s’accompagnait la mafia qui en Sicile tua des dizaines de syndicalistes.

Le Parti Communiste, le Parti Socialiste et la CGIL étaient toujours à la tête des luttes mais aussi tiraillés entre les militants qui voulaient riposter même avec les armes à feu et ceux qui cherchaient de freiner par peur de glisser dans la guerre civile et surtout peur que les Etats-Unis, le patronat et els forces réactionnaires du pays -y compris l’Église catholique, puissent passer au coup d’Etat. En effet, les services secrets étasuniens manipulaient à leur grès ceux italiens et nombre de mercenaires fascistes et de la mafia, ce qui depuis 1964 et jusqu’à 1993 amena à des tentatives de coups d’Etat et notamment à divers massacres à la bombe, tous faits visant d’empêcher que l’Italie passe à gauche.

Ainsi les gauches italiennes se trouvent coincées dans une situation qui ne laisse pas de marges d’action, sauf celle de la résistance syndicale et celle des batailles électorales. Entretemps, la DC travaille à phagocyter des leaders de la gauche tout d’abord dans les conseils d’administration et comités d’entreprises du secteur public. Ainsi une partie des gauches glisse vers la collaboration avec le patronat et le gouvernement et partage la tentative démocrate-chrétienne de développer l’autonomisation (relative) du pays vis-à-vis des Etats-Unis à travers le pro-arabisme, une ostpolitik italienne et l’européisme, tandis que, en même temps, les leaders DC n’arrêtent pas de se montrer atlantistes zélés (voir l'anamorphose de l'Etat en Italie).

C’est le coup d’Etat au Chili qui provoque une grande peur aux gauches et pousse le PCI de Berlinguer à proclamer le respect de l’Alliance atlantique et donc de la fidélité italienne à l’OTAN qui a fait du pays sa principale base militaire dans l’espace méditerranéen, base employée pour les guerres au Moyens Orient (à noter, par ailleurs, que seuls les militaires étasuniens ont le contrôle des dizaines de bombes nucléaires stockées dans les bases en Italie qui donc sont des bases USA et pas OTAN).

Et c’est pendant la dernière période de Berlinguer que le PCI est de plus en plus tiraillé pour glisser vers des orientations socio-démocrates peu à peu néo-libériste ainsi que vers ce qu’on appelle le «compromis historique» (entre DC et PCI). L’assassinat de Aldo Moro, qui était favorable à ce compromis, et ensuite la mort de Berlinguer accompagnent la fin du PCI alors qu’en même temps Craxi conduit le Parti Socialiste (PSI) vers des choix économiques et sociales carrément très éloignés de la gauche.

Pendant toute la période qui va de 1968 jusqu’à la fin des années 1970 le PCI adopte une attitude non seulement réticente mais souvent hostile vis-à-vis des révoltes des étudiants et des jeunes. Cela favorise la prolifération de groupuscules de gauche en conflit ouvert avec le PCI et le PSI. A cela s’ajoute la phase tragique de la soi-disant lutte armée menée par des groupes de gauche (brigades rouges, prima linea etc.). Par peur aussi d’être accusé de couvrir ce gauchisme extrême et en partie terroriste, le PCI adopte le choix d’absolue attachement à l’Etat de l’ordre et il soutient aussi la répression de tout gauchisme. Sans doute il y a eu là une grave perte de forces jeunes pour la gauche traditionnelle qui s’est enlisée dans une sorte de tête-à-tête avec la DC s’éloignant aussi des luttes ouvrières et populaires.

Commence ainsi le déclin tragique de la gauche italienne; enfin en 1989 le PCI est dissous! Et cela juste au moment où on a le boom de la contre-révolution néo-libériste ; celle-ci provoque une dévastatrice déstructuration économique, sociale, culturelle et politique. La fin de la grande et moyenne industrie produit la dispersion des travailleurs entre travail de plus en plus instable, mal payé et de plus en plus au noir. Les économies souterraines atteignent plus de 32% du PNB, environ 8 millions de travailleurs oscillent du précariat au travail au noir, sous le pouvoir violent de caporaux liés aux mafieux; une fraude fiscale gigantesque ... environ 10 millions de électeurs (y compris de l’ex-gauche) qui votent pour ceux qui promettent de les protéger, voir les amnisties de l’évasion fiscale, de toute sorte d’illicites. Voilà pourquoi au début des années 1990 Berlusconi gagne (il promettait “moins d’impôts pour tous», la fin de l’“harcèlement” judiciaire pour toute sorte d’activités économique, bref la liberté de super-exploiter et bafouer l’Etat de droit démocratique chacun à son gré). Dans ce tournant on a une forte montée de la Ligue de Bossi et ensuite de Salvini à premier parti du Nord du pays: ses fiefs sont précisément les terres des petits et moyens entrepreneurs qui surexploitent souvent au noir les immigrés, évadent le fisc, n’hésitent pas à faire recours au soutien des mafias. Et les économies souterraines se sont répandues partout, même dans les régions auparavant dites rouges (Emilie-Romagna, Toscane, Marches etc.). Mais, selon les économistes et sociologues de gauche ce développement de l’hybride entre légal et illégal et même criminel dans toute sorte d’activités économiques (y compris dans les grandes firmes telles Fincantieri) n’était que l’«informel» considéré même génial parce que a fait pousser des «districts» très productifs, le Made in Italy, la «troisième Italie», voir ce que les autres pays ont fini par admirer et enfin imiter (dans tout le pays et même en France on a eu une forte augmentation des économies souterraines).

Depuis la mort de Berlinguer (1984) la gauche italienne (Parti Communiste, le Parti Socialiste et la CGIL -la CGT italienne) glisse vers la conversion néo-libériste; elle n’a jamais entamé la lutte contre la super-exploitation et pour un programme de remédiation/légalisation des économies souterraines! Ainsi les travailleurs sont restés abandonnés sans protection et donc à la merci des caporaux et mafieux (au Nord et au Sud). Il suffit voir l’évolution des salaires moyens en Europe de 1990 à 2020: l’Italie se place au plus bas poste...; c’est le pays où le capitalisme-libériste a pu imposer la super exploitation la plus brutale. Et cela aussi parce que les syndicats sont très affaiblis ou corrompus et la gauche n’existe plus! (alors que c’était le pays avec la plus forte gauche d’Occident et le plus fort syndicat de gauche).

Voilà pourquoi depuis les années 1980 une grande partie de l’électorat de gauche a fini par ne plus voter car effondré dans l’amertume, la déception, le dégout face à une ex-gauche qui flirtait avec la droite (voir plusieurs articles ici), le patronat, les hommes d’affaires et les banques, les multinationales. Le Parti Démocratique est devenu la nouvelle Démocratie Chrétienne perdant même la composante de gauche, le principal référent politique des lobbies militaire et des polices, de l’atlantisme les plus acharné, de l’européisme néolibéral le plus zélé.

Voilà donc pourquoi le pays a glissé à droite même si on pourrait dire qu’en réalité il y a un grand potentiel de gauche si la majorité des travailleurs pouvait arriver à trouver un référent politique crédible. Mais en Italie on n’a rien de comparable à ce qui est devenu la NUPES.

Ils existent aujourd’hui nombre de résistances au néo-libérisme, notamment les luttes des travailleurs de la logistique organisées par les syndicats dits autonomes tout comme les luttes contre les grands travaux (voir le cas extraordinaire des NOTAV -No tunnel Turin-Lyon ainsi que les No-Muos -non aux bases militaires des USA en Sicile et encore d’autres luttes). Mais on est bien loin de voir la convergence de ces luttes et l’émergence d’un nouveau référant politique de gauche crédible et efficace comme en partie est la NUPES en France.

à suivre article sur la formation du gouvernement des droites

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