Souvent on parle des crimes que la France, la population française dans son ensemble, ou l'État français auraient faits, comme l'esclavage, la colonisation, la torture de guerre, le massacre de foules, l'ingérence ou le pillage. Pourtant, avec un regard scientifique, ce ne sont jamais que des individus que nous voyons faire des actes, même si ces individus sont des Français, des militaires, juges ou policiers français, ou des dirigeants politiques français qui ont la possibilité d'utiliser les pouvoirs de l'État français. Il y a donc un moment où nous voyons scientifiquement des actes faits par des individus, et où nous attribuons ces actes à ces êtres que nous appelons la France, la population française dans son ensemble, ou l'État français.
Pourquoi ne nous contentons-nous pas de voir ce que nous voyons scientifiquement ? Avons-nous une tendance naïve à peupler notre vision du monde de représentations imaginaires, en y mettant une France, une population française dans son ensemble, un État français, qui ne sont plus des choses inanimées ou sans unité, mais qui sont comme des grands géants, capables de vouloir et d'agir d'un seul bloc ? Que gagnons-nous à dire que ce ne sont pas simplement des Français, éventuellement à la tête de l'État français, qui ont fait tels ou tels actes, mais que ce sont la France, la population française dans son ensemble, ou l'État français eux-mêmes, qui ont fait ces actes ?
Voir son pays comme un grand géant capable d'action, à la manière de Jaspers.
À la sortie de la deuxième guerre mondiale, le philosophe Karl Jaspers avait écrit un livre, La culpabilité allemande, où il expliquait comment on peut, de manière tout à fait rationnelle, voir son pays comme un grand géant, un être qui fait des actes. Le but du livre était de s'interroger sur la culpabilité de tel ou tel Allemand de l'époque, voire de tous les Allemands de l'époque voire de toutes les époques, voire de l'Allemagne elle-même ou de l'État allemand lui-même. Étaient-ce seulement les dirigeants, policiers et militaires nazis qui devaient se sentir coupables des crimes nazis ? Ou bien d'autres êtres devaient-ils se sentir coupables, et alors lesquels et de quelle manière ?
Selon Jaspers, les actes des dirigeants d'un État ne sont pas seulement les leurs : chaque membre de la société est responsable des actes que font les dirigeants de son État. Quand un dirigeant de l'État agit, c'est la population toute entière qui agit à travers lui, et par suite c'est l'État et le pays qui agissent, parce que l'État et le pays représentent cette responsabilité collective.
Quand Jaspers dit que tel ou tel État fait tel ou tel acte, il a seulement l'air de décrire simplement ce qu'il voit scientifiquement, comme quand on dit que tel ou tel individu fait tel ou tel acte. Mais en vérité, pour voir un État agir, il faut à Jaspers faire beaucoup plus que cela. Il lui faut voir un lien de responsabilité, entre les actes des dirigeants de l'État et tous les membres de la société. Il lui faut voir l'État lui-même comme le représentant de cette responsabilité collective, et non plus comme ce qu'il est d'un point de vue scientifique, c'est à dire un pouvoir politique, un principe de coordination des membres de la société. Il lui faut voir la société dans son ensemble comme la représentante de cette responsabilité collective, et non plus comme ce qu'elle est d'un point de vue scientifique, c'est à dire un ensemble d'individus ayant entre eux une certaine cohésion et une certaine coordination, et vivant sur un même territoire. La vison de Jaspers, de l'État et de la société comme de grands géants capables d'agir d'un seul bloc, a donc de manière irréductible une dimension qui échappe à la science, et qui n'est même pas simplement descriptive : une dimension qui contient des affirmations normatives, des règles, qui se situent sur un plan éthique, selon lesquelles telles ou telles choses qu'on peut voir scientifiquement sont reliées par un lien de responsabilité, à telles ou telles autres choses qu'on peut voir scientifiquement.
De la même manière, comme je l'avais fait dans un autre billet inspiré d'Aristote, si on veut attribuer à une société une capacité d'aimer ses membres ou d'être aimée par ses membres, comme un individu peut aimer ou être aimé, il faut voir l'ensemble des individus de cette société comme capables de s'engager dans une vaste relation éthique (amour, amitié, reconnaissance, respect...), vis à vis des autres membres de leur société et vis à vis de cette société elle-même. Quand on dit qu'on aime la société dans laquelle on vit, ou qu'on se sent aimé par elle, cela ne veut alors pas dire qu'on croit qu'elle est réellement un grand géant qui a une âme, et une capacité d'aimer d'un seul bloc. Cela veut simplement dire qu'on se sent engagé dans cette vaste relation éthique reliant les membres de la société les uns aux autres et chacun à la société dans son ensemble. A nouveau donc, pour parler de la société comme d'un individu, il faut donner à sa vision du monde une dimension qui sort du scientifiquement visible, et qui contient des choses de nature éthique, ici des individus vus comme capables d'aimer et être aimés (ce qui ne se voit pas scientifiquement), et une vaste relation éthique dans laquelle ils sont engagés.
Un grand géant aux nombreuses dimensions.
La vision de Jaspers de l'État ou de la société comme grands géants, capables d'agir d'un seul bloc, a donc irréductiblement une dimension normative et éthique, elle porte irréductiblement une conception particulière de la responsabilité. Cette vision est irréductiblement philosophique, on peut donc lui trouver certains aspects plutôt justifiés, mais d'autres aspects plutôt malvenus.
Un premier problème dans la vision de Jaspers est la confusion qu'elle crée entre toutes les choses que peut être une société, quand on la voit comme un grand géant qui a tant de dimensions.
Récapitulons quelles sont ces dimensions. Ce grand géant a un corps, qui est ce que la société est d'un point de vue scientifique. Un ensemble d'individus vivant sur un même territoire, ayant entre eux une certaine coordination et une certaine cohésion. Cet ensemble existant au cours d'une durée qui dépasse la durée de ses membres (comme le corps humain a une durée qui dépasse la durée de ses cellules), étant porteur de formes culturelles singulières, ayant été et étant encore le théâtre de scènes singulières de la vie des hommes, et dans le territoire duquel reposent des morts.
Ce grand géant a une âme, si on s'inspire d'Aristote. Il est comme habité par une vaste relation éthique dans laquelle peuvent s'engager les membres de la société, chacun vis à vis d'elle et les uns vis à vis des autres. Relation éthique par laquelle les membres de la société peuvent aimer leur société ou se sentir aimés d'elle, se sentir des droits et des devoirs vis à vis d'elle.
Et ce grand géant a une capacité d'agir d'un seul bloc, si on écoute aussi Jaspers. C'est à dire, si on voit comme lui tous ces liens de responsabilité qui relient les actes des dirigeants de l'État à tous les membres de la société. Il est alors responsable voire coupable de ses actes (c'est à dire tout entier responsable ou coupable des actes des dirigeants de l'État voire des actes d'autres membres de la société).
Mais alors, quand on voit que des dirigeants de la France ont organisé de l'esclavage, de la colonisation, ou organisent encore du pillage, on peut dire selon Jaspers que c'est la France elle-même qui a pratiqué l'esclavage, la colonisation, ou le pillage. Et toutes les dimensions de la France sont alors accusées de crimes. Le principe de coordination, en soi, qu'est l'État français d'un point de vue scientifique, a pratiqué l'ingérence et le massacre de foules. La police en soi et pas simplement des policiers, la justice en soi et pas simplement des juges, l'armée en soi et pas simplement des militaires, l'organe éducatif en soi, l'organe chargé d'organiser des moments de vie collective ou une vie culturelle en soi. Les formes culturelles que porte la France ont pratiqué l'esclavage. Du Bellay, Rabelais, Ronsart et Montaigne, La Fontaine, La Bruyère, Diderot et Rousseau. Ou les formes de sociabilité au Moyen-âge, fêtes païennes ou religieuses, croyances populaires. Les cathédrales, les châteaux. Le théâtre qui a vu toutes ces scènes singulières de la vie des hommes, qu'est aussi la France, a colonisé des pays d'Afrique et d'Asie. La révolution française, la construction de la IIIème République. Le sol dans lequel reposent les morts de la France pille aujourd'hui des pays d'Afrique. La relation éthique dans laquelle sont engagés les Français a pratiqué la torture, et le fait donc pour un Français de s'engager dans cette relation éthique, de se sentir des droits et des devoirs vis à vis des autres Français et de la France, devient aussi imprégné d'une odeur de crime.(1)(2)
Or d'un point de vue scientifique, aucune de ces choses n'a fait ces actes criminels : soit parce qu'elle est de ce point de vue quelque chose d'inanimé, qui n'agit pas ; soit parce qu'elle n'est même pas observable par la science, et conçue rationnellement comme un objet inanimé. Et il ne serait pas bon, que le fait que des Français parfois influents aient fait tel ou tel acte (puisque c'est bien la seule chose qu'on voit scientifiquement), permette à des Français de se sentir dispensés de s'engager dans une relation éthique vis à vis de toutes ces choses qui font la France, et vis à vis des autres Français (en concevant bien sûr cette obligation de s'engager dans cette relation éthique comme une obligation morale, selon une morale particulière en laquelle on croit, et non pas comme une obligation légale comme dans un État totalitaire).
Il y a une morale qui nous dit que la population parmi laquelle on vit, et la société dans laquelle on vit, ne sont pas identiques à quelques uns de leurs membres criminels souvent influents. Et qu'à cette société, à cet État et à la plupart de ses agents, à la plupart de ces gens qu'on croise dans la rue (et qui eux veulent souvent le bien, la justice dans leur société, le respect des autres sociétés), à ce sol qu'on foule avec son histoire, ses fleurs et ses fruits, on doit au moins du respect voire de la gratitude, et on leur doit de les regarder autrement que comme des criminels. Il faut donc, d'une manière ou d'une autre, couper, ou au moins modifier sensiblement ce lien de responsabilité que met Jaspers, entre ces choses qui constituent la France telle qu'on peut l'aimer et s'en sentir aimé, et les crimes de certains Français.
Un grand géant qui vit au cours du temps.
Un autre problème dans la vision de Jaspers, survient quand on prend en considération le fait qu'une société existe au cours d'une durée, qui dépasse de beaucoup la durée de ses membres, puisqu'une société peut durer pendant des siècles. Un membre présent de la société française, qui n'est ni pour la colonisation ni pour l'esclavage, devient selon Jaspers, responsable de crimes coloniaux qui ont eu lieu au XVIIIème siècle. Naître dans la société française devient une malédiction, et il n'est plus nécessaire finalement de vouloir respecter les autres au cours de sa vie, puisqu'on est un criminel dès le moment de sa naissance. On n'a pas non plus à demander aux autres de nous respecter plus qu'un criminel, même si au cours de sa vie on essaie d'exister de manière éthique. Et les dirigeants actuels de l'État français sont condamnés jusqu'à la mort de la France, à ce qu'on leur rappelle à chaque visite officielle en Afrique, qu'il y a des Français qui ont pratiqué l'esclavage, mis des gens dans des cages, accroché des chaînes au cou de gens comme à des chiens.
A nouveau, le lien de responsabilité qui unit la société d'hier à la société d'aujourd'hui devrait être coupé ou alors fortement modifié. Il y a une morale qui dit qu'on n'a pas à être importuné en toutes occasions avec des crimes de certains de ses ancêtres, ou plus précisément, des crimes de gens qui ont vécu il y a deux siècles dans la société dans laquelle on vit. Surtout quand on ne commet pas soi-même ces crimes.
A cela, on répond parfois que la richesse actuelle de la France est fondée sur des pillages actuels, mais aussi sur tous les pillages passés : ces pillages passés pouvant ainsi, comme des fantômes, hanter notre présent, en tant que fondements de notre richesse présente. Mais si les Français ont utilisé et utilisent des produits issus de pillages, et même si ces produits sont utiles à leur richesse, cela n'empêche pas que leur richesse n'a pas besoin que ces produits aient été ou soient pillés : leur richesse peut très bien se passer de toute utilisation passée ou présente de ces produits, quand ils ne pouvaient ou ne peuvent qu'être pillés, et cette richesse peut être le résultat d'une utilisation de produits qui auraient été et seraient toujours acquis respectueusement. La France a eu besoin, pour devenir prospère, de son progrès technique, scientifique, politique et organisationnel, et peut-être aussi de contacts avec l'extérieur (qui peuvent être respectueux), mais aucun pillage ne lui aura été indispensable pour avoir un niveau de prospérité satisfaisant : elle aurait pu se passer du pillage, mais pas du progrès et de contacts. La richesse de la France, comme de n'importe quel pays, peut se passer de pillages, et n'est donc pas fondée là-dessus, mais seulement sur des choses dont elle n'a pas à avoir honte. Les pillages ont surtout permis d'enrichir ceux qui en sont le plus, voire les seuls responsables, c'est à dire les Français influents qui ont eux-mêmes organisé ces pillages. Mais les Français qui n'ont pas eux-mêmes organisé ces pillages, et auxquels cet acte n'est attribué que par un lien de responsabilité comme les voit Jaspers, n'ont pas besoin de ces pillages pour vivre dans la prospérité.(3)
Un grand géant fait d'humains.
Un troisième problème dans la vision de Jaspers, est qu'elle ne connait qu'une seule forme de responsabilité, et une forme assez intransigeante. Alors qu'on n'a pas la même responsabilité, selon qu'on est un dirigeant de l'État qui décide de certaines actions esclavagistes ou de pillage, ou qu'on est simplement quelqu'un qui vit dans une société dont les dirigeants décident ces choses. Surtout quand soi-même on est un paysan qui vit dans des conditions pas très confortables, est peut-être exploité par un régime féodal, subit des épidémies ou des famines, un ouvrier dans les mines de Lorraine au XIXème siècle, ou ne serait-ce que quand aujourd'hui on est un salarié ou un chômeur qui ne roule pas sur l'or.
Ce n'est pas la même responsabilité, selon qu'on vit dans un régime autoritaire comme l'Ancien Régime, sans avoir beaucoup de moyens de le renverser, ou dans un régime pas très démocratique comme les régimes du XIXème siècle, ou dans une démocratie parfaite, ou dans un régime comme le notre, plutôt démocratique, mais sans avoir encore atteint la perfection, étant donnés l'organisation assez féodale des partis, les modes de scrutins favorisant le bipartisme, la manière dont les débats sont truqués par les médias et les institutions académiques qui produisent tant d'experts dont le travail est plutôt de justifier les choix actuels plutôt que d'envisager comment on pourrait faire autrement, et enfin, étant donné tout simplement que nos dirigeants actuels peuvent se permettre de décider beaucoup de choses sans que nous soyons d'accord si on nous demandait notre avis.
Ce n'est pas encore la même responsabilité, selon qu'on soit au courant ou non qu'il y a de l'esclavagisme, et selon qu'on comprenne bien ce qu'est l'esclavagisme, ou qu'on soit un ignorant qui ne sait même pas très bien si les habitants de ce lointain continent sont bien des humains, et qui ne sait pas très bien ce qu'ils subissent, en termes de cages, fouets et chaînes au cou.
Et ce n'est toujours pas la même responsabilité, selon qu'on est un civil, ou un militaire, policier ou juge qui a prêté serment devant son pays d'obéir aux ordres, même si c'est au péril de sa vie ; ordres qui lui viennent de l'État, c'est à dire d'un point de vue scientifique, des dirigeants de l'État. Les militaires, policiers ou juges, peuvent être confrontés à une contradiction entre plusieurs règles morales auxquelles on peut se sentir obligé d'obéir : obéir aux ordres par loyauté ou sens de la raison d'Etat, mais ne pas faire trop de mal à autrui comme peut nous le dire notre conscience d'homme. Cette possible contradiction entre différentes injonctions morales est un des thèmes mis en scène par les tragédies grecques, ainsi que par la Bible (quand Dieu demande à Abraham de lui sacrifier son fils).
Mais même, admettons comme pour le cas de la colonisation, que les dirigeants de l'État français ont décidé cette action, et que pas mal de membres de la société ont participé à ces actions, ou ont connu ces actions. Chacun peut toujours se demander ce que lui aurait fait s'il avait été lui-même un membre de cette société. Quelle grâce particulière l'aurait touché, qui lui aurait empêché d'avoir le comportement général des gens de cette société, croire en ce que les gens croyaient sur les colonies, participer parfois à cette colonisation, ou l'approuver ? Est-ce que c'est une grâce particulière venue de Dieu, qui lui aurait empêché d'avoir le comportement généralisé, ou est-ce que lui est d'une nature différente d'eux, d'une race d'humanité supérieure à la leur, plus pure, plus morale ? C'est à dire qu'au delà des différentes petites choses qui peuvent rendre les membres d'une société plus ou moins responsables de ce que font les dirigeants de l'État, jusqu'à quel point est-on responsable d'avoir été un homme qui a vécu à ce moment-là, dans cette société-là ?
De quelle sorte est donc la responsabilité de celui qui naît à ce moment-là, dans cette société-là, et qui a le comportement généralisé dans cette société ? Et de quelle sorte est la responsabilité de la société qui s'est comportée, dans la situation historique précise où elle était, de la manière dont elle s'est comportée ? Une société composée d'hommes d'une race plus pure se serait peut-être mieux comportée, mais si ç'avaient été des hommes de la même nature qui les avaient remplacés, est-ce que ça aurait changé grand chose ?
À nouveau, il devrait y avoir une morale par laquelle, quand on regarde le passé d'une société, et les hommes qui y ont vécu il y a longtemps, ou même quand on regarde sa société présente, on sait regarder ces hommes sans les détester, sans imputer leurs défauts à une race inférieure qui serait la leur, et même en trouvant à ces hommes et à ces sociétés d'hommes des aspects par lesquels ils ont été beaux ou sont beaux. Une morale par laquelle on arriverait à voir, pas comme dans un ange, ni comme dans une bête, mais comme dans un homme, le beau mélangé au laid, et à accorder surtout de l'importance à ce qui est beau. Il faut donc que tous ces liens de responsabilité que voit Jaspers perdent leur uniformité et leur intransigeance, que certains peut-être soient tout bonnement effacés, qu'il y ait de nombreuses nuances possibles de la responsabilité, et que beaucoup de ces nuances soient beaucoup moins intransigeantes que celle qui lie le criminel à son crime.
Pour conclure, on pourrait dire que d'un point de vue scientifique, seuls les individus font des actes et en particulier des crimes. Attribuer des crimes à des êtres comme la France, l'État français, ou la population française dans son ensemble, ne semble pas avoir beaucoup de sens. Celà revient en effet, où bien à attribuer un acte à une chose inanimée, comme l'État français en soi, ou telle ou telle autre dimension inanimée de la France. Où bien celà revient à attribuer un acte criminel à l'ensemble des hommes ayant appartenu à une société à un moment, mais alors on se demande de quel crime ces gens peuvent bien être accusés, à part d'être nés hommes dans cette société là à ce moment là, et de quel crime cette société d'hommes peut bien être accusée, à part d'avoir été placée dans la situation historique précise dans laquelle elle a été placée.
On peut reformuler cela en utilisant des concepts proches de ceux manipulés par Aristote : la société française serait une forme donnée à une matière. Les dimensions inanimées de la France, comme les formes culturelles singulières que porte la société française, sont la forme de la société française, et cette forme n'agit pas et ne commet donc pas de crimes : cette forme peut parfois être changeante, mais elle reste pure à jamais. Les individus composant la population française dans son ensemble à un moment, avec leurs défauts humains, leurs mauvaises actions humaines, constituent la matière de la société française, et cette matière reste à jamais, ni plus ni moins qu'humaine.
Et on peut encore reformuler cela dans un esprit chrétien (rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu, comme le dit Jésus dans la Bible). C'est dans cet esprit chrétien que Rousseau, dans l'Emile (livre IV, « Profession de foi du vicaire savoyard »), utilisait un concept de religion naturelle. La religion naturelle, c'est ce Dieu vers lequel les sociétés tendent. Chaque société a une manière singulière de tendre vers Dieu, qui est la religion particulière de cette société, et qui n'est pas exempte de défauts humains. Mais Dieu n'est pas dans les singularités des manières qu'ont les sociétés de tendre vers lui, ni dans les défauts avec lesquels elles tendent vers lui : ce qui permet de dire que Dieu reste unique et parfait, même si les religions sont diverses et imparfaites. Dieu est un esprit qui souffle sur les hommes, par lequel les hommes tendent vers lui, mais il n'est pas les bizareries particulières ni les défauts des hommes. De même, on pourrait dire que la France consiste en les choses singulières ou particulières par lesquelles les membres de la société française se font hommes, parfois en s'inventant comme hommes, s'éloignent du primate : la France ne consiste pas en les défauts que gardent ces hommes, ni en leurs mauvaises actions.
Aux yeux de Jaspers, la responsabilité telle qu'il la conçoit est censée permettre que les gens, en l'intériorisant, ne soient pas indifférents aux actions des dirigeants de l'État et au sort de leurs semblables. Mais peut-être que sa conception, en étant excessive, conduirait au nihilisme qu'il voulait justement éviter. A force que tout soit responsable de tout, tout devient très vite criminel, et rien donc ne mérite d'être regardé autrement que comme un criminel, alors que toutes ces choses devraient être mieux estimées et respectées : l'État, la société dans laquelle on vit, les gens qu'on croise dans la rue, et même l'humain (puisque finalement ce qui est parfois reproché aux gens est seulement d'être nés humains quelque part et à un moment). Tout devient très vite criminel, et donc les gens deviennent eux-mêmes très vite criminels, presque indépendamment des efforts qu'ils peuvent faire pour se comporter de manière éthique dans leur vie : à quoi bon dès lors, à leurs yeux, essayer d'exister de manière éthique ? Et comment pourraient-ils sentir qu'ils méritent qu'on les respecte, avoir de la fierté ? A moins que les gens, à force de la trouver injuste et absurde, finissent par rejeter non pas seulement la responsabilité telle que la conçoit Jaspers, mais toute notion de responsabilité, et donc tout sentiment de devoir s'intéresser à ce que font les dirigeants de leur pays, et de devoir soi-même se comporter de manière juste, honnête et intéressée par le sort des autres ?
Notes
1. Quelques livres sur les scènes singulières de la vie des hommes dont la France fut, ou est le théâtre, en choisissant des scènes souvent quotidiennes, dont les personnages principaux sont plutôt des gens ordinaires : Gutton, La sociabilité villageoise dans la France d'Ancien régime ; Lebrun, Croyances et cultures dans la France d'Ancien régime ; Tonnerre, Être chrétien en France au Moyen-Âge ; Ozouf, La fête révolutionnaire : 1789-1799 ; Noiriel, Les ouvriers dans la société française : XIXème-XXème siècle ; Gasnault, Guinguettes et lorettes : Bals publics et danse sociale à Paris entre 1830 et 1870 ; Thiesse, La création des identités nationales : Europe, XVIIIème-XXème siècle ; Weber, La fin des terroirs : 1870-1914 ; Gueno, Paroles de poilus : Lettres et carnets du front, 1914-1918 ; Tartakowsky, Le front populaire : La vie est à nous ; Fourcaut, Bobigny, banlieue rouge ; (Seuil), Histoire de la France urbaine : La ville aujourd'hui ; Begag et Chaouite, Ecarts d'identité ; Begag et Delorme, Quarties sensibles
2. Livre sur la culture française contemporaine : (Seuil), Histoire de la France : Les formes de la culture
3. Livres sur le rôle pour le développement d'un pays, de divers facteurs comme le pillage, le progrès interne, la politique économique interne et notamment industrielle, le commerce ou le contrôle des naissances : Bairoch, Mythes et paradoxes de l'histoire économique ; Sauvy, Malthus et les deux Marx : Le problème de la faim et de la guerre dans le monde ; List, Système national d'économie politique ; Sapir, La démondialisation