A 15 km du centre de Paris se trouve un triangle de terres agricoles reconnues comme étant les plus fertiles d’Europe[1]. Sa couche de terre vivante, riche en limon, est exceptionnelle. 15 000 années ont été nécessaires à la formation d’une telle particularité pédologique qui sait absorber le carbone, préserver la ville des inondations ou des fortes chaleurs autant que nourrir les cultures. Leur fertilité est « reconnue dès le XIIème siècle en constituant le berceau historique de l'approvisionnement alimentaire de la capitale.[2] » Au XIXème siècle, elles étaient au cœur de la ceinture maraîchère de Paris. Aujourd’hui, cultivées pour produire des céréales, cette « mosaïque de terres agricoles[3] » a un rendement exceptionnel à l’hectare de 90 quintaux de blé tendre pour une moyenne en France de 74 ou de 56 en Europe[4]. Jusqu’à présent, elles ont été paradoxalement préservées par les zones de nuisances sonores de l’aéroport du Bourget à l’ouest, ouvert en 1919, et de celles de Roissy Charles de Gaulle à l’est, inauguré en 1974. Cette dernière date correspond au début de l’urbanisme galopant qui les a grignotées et cernées, mais les terres de Gonesse existent toujours et restent aujourd’hui les plus proches de la ville dense, pour le plus grand bénéfice du Grand Paris.
Cependant, c’est pour implanter sur ces terres extraordinaires la démesure d’un centre commercial et de loisirs de 80 hectares qu’Auchan, associé au chinois Wanda via la holding Alliages & Territoires, se bat.
Une telle aberration face aux enjeux environnementaux et sociaux actuels n’est plus à démontrer, le résumé de sa logique ci-dessous, se suffit à lui-même. Quelles sont les opportunités offertes par la mise en place d’alternatives concrètes ? Quelles sont celles esquissées par le projet CARMA[5] Gonesse ? Quels potentiels propose ce projet pour le Grand Paris ?
Europacity en un paragraphe
Si Michel Roncayolo, urbaniste et géographe, a utilisé l’image de « cathédrales de la société de la consommation[6] » pour décrire les supermarchés, Auchan en propose ici la consécration. Pour la promouvoir, des promesses d’investissement[7], d’emplois[8] et la description d’un avenir radieux[9]. Promesses qu’acceptent de croire et de répéter quelques décideurs et communicants faussement naïfs[10] en espérant que ceux qui les écoutent le soit réellement. Pour desservir l’énormité[11] baptisé Europacity, l’aménageur public d’Etat (GPA[12]) prévoit de financer la construction d’un nouveau faisceau routier et ferré, ainsi que l’implantation de bureaux pour une surface totale urbanisable de 280 hectares[13], au service d’un étalement urbain promis comme compact et maîtrisé.[14] Un urbanisme mieux que moins bien selon la ville de Gonesse[15] qui a récemment adopté le cadre réglementaire pour le mettre en place[16]. Adoption au mépris de l’avis défavorable[17] émis par le commissaire enquêteur nommé par le tribunal administratif du Val d’Oise.
Face à l’enseigne de supermarché, le groupe CARMA a développé un projet éponyme qui fera rayonner la ville de Gonesse, les communes limitrophes et toute l’Île-de-France en bénéficiant directement à ses habitants. Depuis son évocation par Jade Lindgaard dans son article sur les nouveaux visages d'une mobilisation, le projet se précise.
CARMA Gonesse, en un paragraphe
Le projet CARMA est décentralisé : il engage une dynamique territoriale, avec pour levier les productions agricoles issues des terres de Gonesse. Il instaure un cycle vertueux impliquant les habitants en tant qu’acteurs, notamment économiques, de leurs espaces de vie. Son schéma de mise en place considère en premier lieu la mutation progressive, mais profonde, des modes et choix de productions agricoles sur le Triangle de Gonesse. Il privilégie une agriculture locale biologique à destination des villes voisines et de leurs habitants. Cette dynamique valorise le travail de la terre, nécessitant formations et connaissance du vivant, autant que les emplois qui en découlent : transformations des produits bruts, consommation, applications annexes ou valorisation des déchets. Au delà de la question alimentaire, ses débouchés variés assurent une large diffusion sur le territoire, le projet vise ainsi à créer un pôle régional de formation et d’expertise sur l’agriculture péri-urbaine et ses bénéfices pour la ville. Il démontrera par le faire les potentiels urbains, paysagers, sociaux, économiques, écologiques ou pédagogiques apportés par l’intégration des surfaces agricoles dans l’imaginaire métropolitain.
CARMA Gonesse, concrètement
Après analyse des terres propices à leur installation, des espaces de maraîchages seront mis en place sur le Triangle de Gonesse. Cela instaurera une mixité de production, en concertation avec les agriculteurs déjà exploitants sur ces terres[18]. Les techniques intégratives de permaculture[19] et d’agroforesterie[20] à mettre en place permettront de pérenniser sur le temps long cette mixité et assureront la mutation des modes de production. Ces dernières seront transformées localement, dans des légumeries, conserveries ou cuisines collectives à taille humaine[21] installées en densifiant les zones artisanales limitrophes du Triangle, déjà urbanisées. Les débouchés de ses produits sont à la fois les cantines scolaires, restauration d’entreprises, d’hôpitaux, de maisons de retraite, etc. mais également, la revitalisation des centres-villes existants et l’alimentation des foyers. Les marchés, commerces de proximité, coopératives de distribution ou amap[22] permettent un maillage fin du territoire en limitant les distances à parcourir. Des modes de distribution doux pourront ainsi être mis en place puis généralisés. Les déchets organiques seront revalorisés à l’échelon micro-locale (compostage individuel ou de quartier) et locale (petites unités de méthanisation puis compostage installés en densification des zones industrielles) pour la production de gaz naturel et de terres vivantes réintroduites sur les champs. Ainsi, la boucle est bouclée, le cycle d’alimentation est complet et intégré à des modes de vie contemporains et durables.
Ces lieux seront associés aux espaces de formations d’un centre régional d’échange sur les techniques d’agriculture péri-urbaine et leurs débouchés : le farm lab[23]. Il s’agit de lieux adaptables, disséminés sur un secteur accessible localement ; lieux d’apprentissage, d’expérimentations, d’échanges, de réunion des savoirs liés aux modes de vie en ville, de productions pour nourrir ses habitants et à leur compatibilité avec les transitions écologique et sociale.
Un projet dont voici deux des nombreuses pistes qu’il ouvre, à explorer ici… et ailleurs.
Répondre à notre besoin de compréhension du monde
La ville a toujours été en perpétuelle mutation : le palimpseste, ou la réécriture de la cité sur elle-même, est un invariant de l’histoire urbaine. Elle a traversé les siècles pour se heurter à la pensée de la démolition-reconstruction sur une page blanche, la tabula rasa du modernisme, puis à l’étalement effréné d’extensions pavillonnaires, industrielles ou commerciales sur les terres agricoles après la fin de la seconde guerre mondiale. Autour du Triangle de Gonesse, comme dans de nombreux territoires péri-urbains et ruraux, l’imperméabilisation des sols est justifiée par des zones monofonctionnelles, reliées entre elle par des voies spécialisées, accentuant leur distinction, leur séparation. Nous sommes en présence de ce que Jean-Loup Gourdon appelle des « espaces e-s-p-a-c-é-s,[24] » introvertis, recroquevillés sur eux-mêmes et la fonction qu’ils doivent remplir. Les terres agricoles sont mises de côté. « En attendant qu’elles puissent servir enfin, » ajoutent certains sans réaliser leur fonction première car celle-ci n’est plus perceptible par les habitants. Nombre d’entre eux ne font plus le lien entre leur propre vie, leurs habitudes de consommation urbaines et ce qui les rend possible : la disponibilité quasi permanente d’une alimentation hors de toute saison, « l’été mondial permanent » de l’agro-industrie que définit la journaliste Joanna Blythman.
Le projet CARMA propose de redonner à voir les terres de Gonesse comme nourricières. Par l’intégration à l’échelle locale de l’ensemble de ses débouchés, l’organisation de démarches pédagogiques des villes avoisinantes offrira une « meilleure connaissance et compréhension du fonctionnement agricole[. Une lucidité qui] contribue aussi à préserver des terres et leurs activités.[25] » Cette clairvoyance retrouvée permet de redonner des temporalités à l’alimentation, à rendre tangible sa transformation, le rôle d’acheteur et de ses choix éclairés. Elle consolide la place physique donc géographique des lieux de production, raccommodant les pièces du patchwork agricole avec le tissu de la cité, de l’ager et du civitas romains. Ainsi, comme la ville de la fin du XXème siècle s’est retournée sur les berges des fleuves, réconciliant le fret fluvial au bien-être des bords de l’eau, la ville du XXIème siècle pourrait se retourner sur ses terres arables. Le Triangle de Gonesse est l’occasion de ce retournement. Gonesse, Le Thillay, Roissy-en-France, Villepinte ou Aulnay-sous-Bois pourraient alors s’inscrire dans la liste des villes pionnières de ce nouvel urbanisme en Île-de-France.
(re)Partir de l’existant pour construire demain
L’existant, ce qui est placé là avec toute sa réalité matérielle, découlant de ce qui a déjà été fait ou non, comporte autant de réussites ou d’erreurs reconnues que de heureux hasards. Une extrapolation du terme qui s’applique à l’urbain plus qu’à tout autre contexte. En architecture, comme en urbanisme, il y a toujours quelque chose avant, la page blanche ou le vide n’existe pas. La ville se transforme petit à petit à partir de quelque chose : Si les grands projets d’aménagement hors contexte fascinent, c’est peut-être par leur capacité à créer une fiction. Xavier Bonnaud, architecte et docteur en urbanisme, identifie ainsi le « déséquilibre fondateur d’une éthique artificialiste » présidant à l’étalement urbain : « Légitimer a priori ce qui devrait être à partir de ce qui n’est pas plutôt qu’à partir de ce qui est. » En bref, comme sait le dire Rem Koolhas, « fuck the context. »
Le projet CARMA propose à l’inverse de « considérer l’existant comme porteur d’une signification culturelle et sociale partagée.[26] » L’objectif est bien de co-construire avec les populations sa mise en œuvre dans le temps. Cette technique de revitalisation, pouvant être qualifiée d’urbanisme régénératif, peut s’apparenter à de l’acunpucture[27] : sélectionner des points à activer pour créer les leviers d’un dynamisme local dont on a reconnu et identifié les qualités embarquées. Un mode de faire évoluer la ville qui augmente l’usage de la matière grise en réduisant celui des matières premières[28] : des processus à forte valeur ajoutée, non délocalisables qui impliquent directement les populations. Les terres de Gonesse y jouent bien sûr un rôle majeur, avec une transformation théorique d’abord, celle d’une décision politique : assurer la perpétuation de la vocation agricole du Triangle pour permettre leur mutation.
Le projet CARMA est une manière de retrouver le temps long, sans sombrer dans l’immobilisme, de considérer la co-construction comme manière d’apporter collectivement une réponse à des enjeux qui dépassent la simple solution miracle. Les terres de Gonesse ouvriraient la voie à une nouvelle compréhension citoyenne de la complémentarité des espaces agricoles et des espaces urbains. Ce nouveau cycle alimentaire local adapté à nos modes de vie contemporains engagera une dynamique de coopération pour assurer la mutation urbaine nécessaire. Porteur d’une meilleure compréhension de nos lieux de vie, cet engagement pour Gonesse et les villes alentours sera porté par des habitants fiers de leur histoire et de la construction d’un avenir durable.
Les acteurs engagés du groupement CARMA : Coopération pour une ambition Agricole Rurale et Métropolitaine d'Avenir
Le groupement CARMA est composé d’acteurs implantés en Île-de-France et actifs dans les transitions écologique et sociale, apte à mettre le projet en œuvre. Terre de Liens Île-de-France, Les champs des possibles et Fermes d’Avenirs soutiennent déjà de jeunes agriculteurs dans leurs installations et leurs formations. Les AMAP, Biocoop et la Confédération des Commerçants de France fédèrent dès à présent des réseaux et points de distributions qui dynamisent nos villes et créent des emplois. Métro pop et Appuii organisent la co-construction de nombre de projets vertueux avec leurs futurs habitants et usagers, fédérant l’intelligence collective. France Nature Environnement est reconnu pour préserver et engager la mise en valeur de nos lieux de vie. L’atelier d’Architecture Autogérée développe concrètement une stratégie d’intégration heureuse du rural dans l’urbain (Rurban). L’équipe de maîtrise d’œuvre, dont fair est partie prenante, réunit des urbanistes, architectes, paysagistes, ingénieurs et experts spécialisés dans la compréhension et transformation raisonnée de nos territoires. Cette pluridisciplinarité de compétences et cet engagement est au service et à l’écoute des habitants des villes concernées et de leurs représentants pour se tourner vers un avenir souhaitable autour des terres agricoles préservées.
[1] Selon le pédologue Michel Isambert
[2] Etude d’impact réalisée par L'établissement public d'aménagement Plaine de France cité dans l’avis délibéré de l’Autorité Environnementale (n°Ae : 2015-103) p.17
[3] « Schéma de Cohérence Ecologique d’Île-de-France : tome 3 atlas cartographique, » driee, 21 octobre 2013
[4] Opus cité (n°Ae : 2015-103) p.17
[5] Coopération pour une ambition Agricole, Rurale et Métropolitaine d’Avenir
[6] Marcel Roncayolo, 2001 « Histoire de la France urbaine ; La ville aujourd'hui : Mutations urbaines, décentralisation et crise du citadin, » Paris, Seuil
[7] 3 milliards d’euros
[8] A ce sujet, voir les articles de Jacqueline Lorthiois « le bêtisier d’Europacity »
[9] « 10 000 emplois directs (…) synergie énergétique entre le parc des neiges et le parc aquatique (…) accompagner la transition vers des modes de vie responsable (…) favoriser le développement de la biodiversité (…) des montées, des descentes (…) » extraits du site Europacity.com, visité le 10/10/2017
[10] « ‘’Nous allons planter des arbres,’’ a argumenté le maire [de Gonesse, Jean-Pierre Blazy] » cité par la croix, 26 septembre 2017
[11] 23 hectares de commerces, 15 ha de loisirs, 10 ha d’espaces dit « publics, » 5 ha d’espaces dits « culturels, » 2 ha d’espaces dits de « congrès » et 2 ha de restaurants (sources : site Europacity.com et construisons-europacity.com, visités le 10/10/2017).
[12] Grand Paris Aménagement
[13] source : http://www.grandparisamenagement.fr/operation/triangle-de-gonesse/, visité le 10/10/2017
[14] Etablissement Public d’Aménagement Plaine de France « Triangle de Gonesse, Bilan de la concertation préalable à la création de la ZAC, » juin 2016, p.5
[15] «L’objectif de consommation d’espace est ainsi modéré en comparaison à ce qu’il aurait pu être, à nombre d’emplois égal » (Plan d’Aménagement et de Développement Durable (PADD) de Gonesse, janvier 2017, p.18)
[16] Adoption du Plan Local d’Urbanisme par vote en conseil municipal du 26 septembre 2017
[17] « Rapport d’enquête publique portant sur la révision générale du plan local d’urbanisme de Gonesse (95) » publié le 24 août 2017
[18] Les baux précaires actuels empêchent aux exploitants d’envisager une mutation de leurs activités sur ces terres. Une fois le projet d’Auchan abandonné, la volonté politique affirmée de conserver la vocation agricole de ces terres, la mise en place de baux longs (9 ans) autorise d’envisager l’avenir pour ces exploitants.
[19] La permaculture est une méthode systémique holistique de culture
[20] L'agroforesterie est un mode d’exploitation des terres agricoles associant des plantations d'arbres dans des cultures
[21] Voir la Légumerie de légumes biologiques pédagogique de Saint-Herblain par les architectes Mabire-Reich
[22] Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne /reseau-amap.org/
[23] L’Agro-cité Rurban, lancé par l’Atelier d’Architecture Autogéré, d’abord installée à Colombes puis à Gennevilliers, présente pour l’agriculture urbaine l’équivalent d’un tel lieu.
[24] 2001, « La rue ; essai sur l’économie de la forme urbaine, » La tour d’Aigues, édition de l’Aube
[25] Laure de Biasy, ingénieure agronome à l’IAURif, Institut d’Aménagement et d’Urbanisme Régional d’Île-de-France
[26] Roberto d’Arienzo dans « Recycler l’urbain ; pour une écologie des milieux habités, » Paris, MétisPresses, collection vuesDensembleEssais
[27] L’acupuncture urbaine ayant été théorisée par Marco Casagrande
[28] Antienne de l’exposition « Matière Grise ; matériau, réemploi, architecture » au pavillon de l’arsenal en 2015 et au commissariat assuré par Encore Heureux