Par une matinée brumeuse du XIXe siècle, un colporteur savoyard du nom de Zian descend les sentiers escarpés menant à un village perdu dans les montagnes du Dauphiné. Son baluchon est rempli de menus objets : miroirs, couteaux, images pieuses, aiguilles et rubans. Mais ce n’est pas seulement sa marchandise qui fait sa richesse. Zian, comme ses compagnons de route, possède un trésor plus rare encore : le mourmé, un langage codé, réservé aux initiés.

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Alors qu'il s'arrête à l’auberge pour prendre un vin chaud, il repère deux autres colporteurs à une table voisine. Sans attirer l’attention des autres clients, il leur glisse quelques mots en mourmé :
— « Brinle to trejo ? » (Comment va ton commerce ?)
L’un d'eux répond en souriant, tout en continuant de jouer avec sa cuillère :
— « Brinle, mes las peingnot setont fôré. » (Bien, mais les autorités commencent à se méfier.)
Un simple échange, indéchiffrable pour quiconque n’appartient pas à leur monde. Ce langage secret leur permet de discuter affaires sans être compris des aubergistes, des curieux ou même des brigands.
Un langage né de la nécessité
Le mourmé n’est pas un simple patois régional. Il s’agit d’un véritable argot crypté, élaboré par les colporteurs savoyards pour protéger leurs affaires. Les marchands itinérants, originaires des montagnes de Savoie et du Faucigny, voyageaient loin de leurs terres natales, traversant la France, la Suisse, l’Allemagne et l’Italie. Dans ces contrées étrangères, où ils étaient souvent vus avec méfiance, leur langue secrète devenait un bouclier.
Ce contexte, profondément marqué par l’héritage historique du Duché de Savoie, a favorisé, comme dans d'autres régions françaises, l'émergence d’identités culturelles uniques. Pour découvrir comment le passé du Duché a façonné l’environnement propice à la naissance d’un tel langage, visionnez cette vidéo : L'Histoire de la Savoie lorsque celle-ci était un pays indépendant.
L’objectif ? Pouvoir discuter sans être compris par les autorités locales, éviter d’être bernés par les commerçants sédentaires et déjouer les embuscades des brigands.
Une langue tissée de mystères
Le mourmé n’était pas figé. Il évoluait au fil du temps et des échanges. Certains mots avaient des origines savoyardes, d’autres empruntaient au français, à l’italien ou à l’allemand, selon les routes parcourues. Son vocabulaire était volontairement obscur, transformant des mots ordinaires en expressions insaisissables.
- « Peignot » (les autorités, gendarmes)
- « Fôré » (se méfier, être sur ses gardes)
- « Rabasta » (arnaquer quelqu’un)
- « Blédar » (vendre une marchandise)
Grâce à ce langage, les colporteurs pouvaient se transmettre discrètement des avertissements sur un village hostile, un douanier trop curieux ou un marché lucratif.
Zian et le colporteur inconnu
Un jour, Zian s'arrêta à Lyon, où il devait livrer des étoffes à un commerçant. Avant d’entrer dans la boutique, un colporteur qu’il ne connaissait pas l’interpella discrètement dans une ruelle :
— « Atô, peignots rabastont un traingo. »
Zian comprit immédiatement : les autorités menaient une rafle et arrêtaient les marchands ambulants sans papiers. Grâce à ce message en mourmé, il put prendre une ruelle discrète et éviter une arrestation qui lui aurait coûté tout son stock.
La transmission d’un savoir secret
Le mourmé ne s’apprenait pas dans les livres. Il était transmis oralement, de maître à apprenti, au sein des familles de colporteurs. Un jeune garçon qui accompagnait son père sur les routes devait d’abord prouver sa loyauté avant d’en apprendre les rudiments. Ce code renforçait la cohésion entre marchands et instaurait un sentiment d’appartenance à une caste à part, celle des aventuriers des montagnes.
Aujourd’hui encore, la langue savoyarde conserve des traces de ce passé riche en échanges et en secrets. L’Institut de la Langue Savoyarde (I.L.S.) s’attache à préserver cet héritage linguistique en étudiant l'arpitan ou francoprovençal, dont faisait partie le mourmé. Pour en savoir plus sur l’histoire et l’évolution de la langue en Savoie, vous pouvez consulter leur site officiel : langue-savoyarde.com.
Un héritage en voie de disparition
Avec l’industrialisation et l’amélioration des réseaux de transport au XXe siècle, le métier de colporteur a disparu, emportant avec lui son argot secret. Le mourmé aurait pu tomber dans l’oubli, s’il n’y avait eu des passionnés comme Olivier Frutiger, qui a consacré quarante ans de sa vie à retrouver et documenter ce langage.
Son livre, L’argot secret des colporteurs savoyards – Le Mourmé de la région de Mégevette, publié en 2023, est une mine d’or pour ceux qui s’intéressent à l’histoire des langues oubliées. Grâce à lui, nous pouvons encore entendre l’écho de ces mots qui, jadis, se murmuraient dans les auberges de Savoie, sur les chemins poussiéreux de Lyon et dans les marchés animés de Genève.
Aujourd’hui, le mourmé n’est plus une langue vivante, mais il reste un témoignage fascinant d’une époque où la parole était une arme et où chaque colporteur était à la fois un marchand, un voyageur et un gardien de secrets.
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Sources :
- Frutiger, Olivier. L'argot secret des colporteurs savoyards : Le Mourmé de la région de Mégevette. Éditions Le Tour, 2023.
- Savoie. Le 'mourmé' : l'argot secret des colporteurs savoyards, Le Dauphiné Libéré, 5 janvier 2024.
- Thonon. Patois savoyard : 40 ans de collectes sur l’argot des colporteurs, Le Dauphiné Libéré, 6 janvier 2025.
- Institut de la Langue Savoyarde