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Billet de blog 16 mai 2024

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Européennes : qu'avez-vous fait de nos 55 % de « Non » ?

Interpellé par une réponse d'un internaute, je lui réponds à mon tour.

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Bonjour ami
Merci d'avoir pris le temps de me répondre. Permettez-moi, si vous en êtes d'accord, de poursuivre un peu l’échange. Je ne suis pas tout à fait certain, comme vous l’écrivez, qu'il y ait vraiment une « incompréhension » entre nous… Lorsque je rappelais le peu de soutien électoral d’Emmanuel Macron et puis le faible taux de participation aux élections européennes (élection pour personnes installées : moins de 50 % de participation en 2019), je signifiais par là qu'avant de vouloir, comme un nouvel impératif catégorique, faire coopérer les nations entre elles, il serait bien D'ABORD (qui peut le plus peut le moins) de résoudre le problème de la perte de souveraineté des peuples – c'est-à-dire de démocraties à gouvernements de plus en plus minoritaires, comme en France et dans la plupart des pays d'Europe…
Mais vu la panade dans laquelle on se trouve, c'est à se demander si la gauche a les yeux en face des trous.
Plutôt que de bien comprendre la situation, cette gauche (dans tout son spectre) ne cesse pas de nous rabattre vers le cycle métronomique de l'élection d'un Parlement européen. Qui, dans les conditions de la crise de représentativité indiquées, ne peut être que croupion – et pas seulement parce qu’il ne dispose pas du pouvoir discrétionnaire de la Commission et du Conseil européen.
De ce fait, à ces peuples, qui ont déjà bien du mal à reprendre la main dans leur propre pays, la gauche ajoute une difficulté supplémentaire.
Pire, la gauche revendique de faire avancer telle ou telle « directive » 1, sans s’interroger sur cette procédure post-démocratique qui va ensuite s’imposer aux peuples des 27 États-nations : prééminence du droit européen sur le droit national, compétences exclusives (comme les accords internationaux, tel le MERCOSUR, le commerce extérieur, mais aussi la Santé, la Défense, etc.), intégration discrète dans nos lois des directives sans consultation le plus souvent des Parlements nationaux.
La gauche renforce ainsi, benoîtement, le dispositif à l’œuvre depuis quatre décennies.
La gauche (seulement une partie d'entre elle) a voté (et seulement voté, avec souvent des arguments superficiels 2) contre l’obligation d'apposer le drapeau européen sur le fronton de nos mairies… Mais aussitôt, par sa participation militante aux Européennes (et son concours au jeu électoral des petits chevaux), elle nous encourage activement à légitimer le transfert de notre pouvoir souverain vers les salles obscures du « cinéma » européen. Un transfert de pouvoir en forme de tour de passe-passe radicalement anti-démocratique, documenté depuis longtemps. Aux conséquences sociales, économiques, politiques, institutionnelles (souvenons-nous de la reconfiguration du pays en régions-métropoles !), voire culturels détonantes.
Petite observation pratique sur le fonctionnement de cette UE : quatre-vingt-dix pour cent des rapports émanant de l’UE sont rédigés exclusivement en anglais, a rapporté le journaliste européiste Jean Quatremer. Dans un pays comme le nôtre où il demeure 2 millions de personnes ne sachant pas lire ou écrire (le même nombre de gens se rendant aux banques alimentaires), ce n’est pas sans signification, du point de vue même des professions de foi sociales, formelles, de la gauche… Ne parlons pas de notre faible niveau de maîtrise de l'anglais. (Ce qui ne nous empêche pas d'éditer le plus de livres étrangers au monde ; la France est de ce point de vue là une société ouverte.)
De la part de la gauche, le bilan commence à faire.
Je résume :
– Erreur de la gauche sur les priorités ;
– Illusion maintes fois démontrée sur les possibilités véritables de changement à l'intérieur de l'UE (même les plus européistes ont longtemps demandé d'en revenir à un cercle plus restreint de pays avant de renoncer, dépassés, et de trouver une nouvelle astuce : le vote à la majorité qualifiée) ;
– Et… valorisation d’un imaginaire décalé par rapport à des besoins qu’il faudrait redéfinir à l’aune de la crise civilisationnelle actuelle et non selon les attentes de la fin du XIXe et du début du XXe siècles (« Les États-Unis d’Europe », « Les États-Unis socialistes d’Europe »…).
Par exemple, l'échelle réellement possible de la démocratie devrait être interrogée, surtout lorsqu'on voit le dysfonctionnement de pays fédéraux (ou semi) comme les États-Unis, l'Inde, la Chine, le Brésil. Le principe de la subsidiarité ou le vote à l'unanimité ou à la majorité qualifiée (80 % des décisions de l'UE viennent de cette dernière option, à savoir de 15 pays sur 27 et de 65 % de la population de l'UE) sont plus des techniques de « gouvernance » (l'administration des « choses ») que des moyens d'une représentation vraiment démocratique.
L'UE prétendant incarner des valeurs, aucun pays ne devrait pouvoir s'exprimer (à plus forte raison déléguer) au nom du peuple si son taux de participation aux Législatives et Présidentielles n'a pas atteint au moins 70 %.
De même, la décroissance nécessaire (pour une « bonne vie » et pour affronter la crise écologique 3) est-elle si compatible avec un tel espace dysfonctionnel ?
Et puis, n'avons-nous pas, aussi, plus de « destin commun » (et des urgences de développement adapté) avec les pays de l'Afrique de l'Ouest qu'avec, au hasard, des pays du nord de l'Europe ? Etc.
On convoque maintenant la géopolitique… Déjà, durant la décennie 1980, l'argument d'ordre économique cette fois était de ne pas se faire tailler des croupières par les États-Unis, le Japon et les Tigres asiatiques. Pour quel bilan ? Sinon l'accélération folle des flux internationaux, écologiquement dispendieux et socialement débridés.
De plus, les nations n'étant pas exclusivement portés par leurs intérêts mais aussi par leur histoire et émotion propres, une coalition de pays peut tout aussi bien soulever les craintes, cristalliser des conflits et faire naître en retour de nouvelles coalitions hostiles (comme dans le cas de la Russie poutinienne et l'OTAN).
De toute manière, ni l'UE ni aucun pays européen n'ont joué un rôle modérateur lors de la chute de l'URSS. Ni empêché l'éclatement de la Yougoslavie et ses guerres fratricides. L'UE s'est-elle opposée aux guerres du Golfe ? Pas davantage. Faire mieux à 27 qu'à 15 ? Une plaisanterie. L'UE aurait-elle mieux garanti que l'Allemagne et la France le respect des accords de Normandie ? A voir son « deux poids-deux mesures » avec Gaza, il est encore permis d'en douter.
Même en cette matière, la nécessité de construire l'UE doit donc être questionnée, d'autant plus que la plupart de ces pays doivent leur sécurité au parapluie étasunien. A l'origine, il s'agissait d'installer un « doux commerce » pacificateur…
Ajoutons encore que même le récit d'autolégitimation de l'UE comme contre-feu au nationalisme de la Seconde Guerre mondiale est historiquement inexact – le national-socialisme hitlérien prétendait surtout construire une « nouvelle Europe », à laquelle se sont ralliés les collaborateurs, Darlan en tête. 
Mais où sont les débats, le contradictoire ? Les partis politiques, les syndicats ? Morne plaine.
Toujours en matière d'imaginaire (permettant de tracer une perspective) : la gauche réduit sa critique de l’UE à son caractère libéral (les traités), se voulant « altermondialiste ». Le slogan d' « union des peuples et des nations » en est une variante. Mais elle fait l’impasse sur la révolution anthropologique à laquelle pousse toute mondialisation (tout comme sur l'emprise du numérique et de la technologie). Elle dit vouloir protéger la biodiversité en général, mais semble n'avoir guère de considération pour la biodiversité des peuples, à travers leurs modèles spécifiques et à rebours des raccourcis. Par exemple, on peut s'interroger ici sur la conception extensible de la laïcité de La France insoumise, principale force actuelle de la gauche, qui s'écarte de la tradition française de sécularisation des religions (ce qui devrait valoir pour l'école privée et le Concordat) pour adopter le modèle anglo-saxon de la liberté (dite « négative » par absence d'entrave).
Bref, la gauche accompagne le mouvement de la construction de l'UE, sur le dos des peuples.
Cette confusion générale, la fuite en avant européiste de la gauche s'explique probablement pour tout un tas de raisons.
La pression idéologique dominante. La composition sociale de ceux qui dirigent ses organisations (« petite-bourgeoise », disposant d'un tapis social lui permettant de ne pas se mettre à la place du salariat ordinaire). Le « bougisme ». Les habitudes (notamment électorales et institutionnelles) des appareils, qui ignorent le pas de côté. Les élucubrations. La crainte du « nationalisme », parfois brandi il est vrai à juste titre. 
Mais balayons encore un peu plus de notre côté.
Une certaine lecture, réductrice et dogmatique, des écrits de K. Marx, faisant dépendre l’évolution des sociétés humaines de la seule contradiction entre le développement des forces productives et les rapports (sociaux) de production, conduit beaucoup d’« altermondialistes » (y compris ceux qui les tiennent à distance comme Lutte ouvrière, confondante de caricature sur le sujet) à croire les nations historiquement condamnées, dès lors à les relativiser, quand ce n'est pas carrément à s’opposer à elles parce qu'elles empêcheraient leur projet d'unification des peuples (et le slogan « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », pris au sens littéral). Unification-absorption des petits pays par les grands (il serait intéressant de revenir sur le bilan de la réunification allemande de 1990), qu'ils préfèrent au rapprochement internationaliste de la solidarité entre les peuples. D'où des inventions de l'esprit, comme l'illusion lyrique d'une « Constituante européenne » ou, à potentiel libéral évident, une « Europe des régions  ». Sans parler du fameux « Plan B », réduit à une astuce rhétorique qui n'aura duré qu'une saison.
Un tel schématisme conduira aussi bien Rosa Luxembourg que Lénine à beaucoup se tromper sur la question des nationalités.
Indiquons sur cette question un seul ouvrage de référence :

https://www.decitre.fr/ebooks/le-defi-national-1-9782402631303_9782402631303_1.html

Et si aux moins ils prenaient au sérieux le « matérialisme historique » dont ils se revendiquent, qui postule qu'historiquement le comportement des individus procède de leurs conditions matérielles, comment peuvent-ils se persuader que l'UE va régler la question du développement inégal du capitalisme intra-européen alors que certains pays comme la Roumanie, ont des niveaux de vie cinq-six fois inférieurs à d'autres pays ? Les fonds communautaires, de nature à changer la structure économique de ses pays ? Il y a là un trou noir de plus.
On comprend mieux, alors, pourquoi la gauche a du mal à penser la fédéralisation en cours de l'UE (de surcroît comme nous l'avons compris au rabais, c'est-à-dire sans péréquation financière : le nord de l'UE devrait sinon redistribuer aux pays du Sud des centaines de milliards d'euros « indus ») et son élargissement constant. A la place, elle regarde passer le train (celui des régressions que paient les plus modestes) tout en déclinant stupidement, il faut bien en convenir, son catalogue de bonnes intentions que certains militants appellent innocemment « programme » 4, au vu et au su de dirigeants abusifs. 
Bref, le RN a récupéré la place vide.
Il a fait une jolie carrière sur la souveraineté. Même s’il a du jour au lendemain cessé de réclamer la rupture avec l’UE et l’euro pour, tout aussi démagogiquement, se rallier à l’idée de changer l’Europe de l’intérieur… condition sine qua non, pour lui, de s’affilier les forces de l’Argent (milliardaires, patronats, hauts revenus, rentiers) et mener la recomposition de la droite qu’il souhaite. Manière politicienne de conquérir le pouvoir mais source de futures tensions. La gauche saura-t-elle utiliser ce type de contradictions, elle qui a appelé (plutôt qu'une abstention) à voter Macron au 2e tour de 2017 et (plus calmement) en 2022 ?
En conclusion, pardonnez mon explication un peu longue, le peuple français mérite pour sa défense évidemment une autre stratégie de socialisation et de combat.
A tous, nous pourrions dire : Qu'avez-vous fait de nos 55 % de 2005 ?
Mais, non, ils préfèrent s'acharner à distordre la réalité pour construire un « peuple » européen tout en déplorant la dégradation de chacune de nos sociétés – une espèce d'impérium européen est en train de s'installer, accéléré par le réarmement général auquel conduit la guerre du régime poutinien contre l'Ukraine.
Bêtise ou duplicité ? Les deux, mon capitaine.
Irresponsable, c'est tout à fait la société à laquelle ils se sont associés.
Croyez bien, cher ami, à ma considération distinguée.
Cordialement.

1. Certains commissaires européens envisagent d'arrêter le système des « directives » pour lui substituer celui des « règlements », qui auraient valeur automatique sans passer par les droits nationaux.
2. Voir : https://blogs.mediapart.fr/serge-marquis/blog/110523/drapeau-de-lue-la-nupes-pour-ou-aux-abonnes-absents
3. Si l'on veut respecter les Accords de Paris (entrés en vigueur en 2016) d'une limitation du réchauffement climatique à pas plus de 1,5° C d'ici la fin du siècle, chaque Français devrait passer d'une consommation actuelle (2019) de 9 tonnes de CO2/an… à 2 tonnes – sachant qu'un voyage aérien aller-retour Paris-New York en émet déjà 2 tonnes et cinq allers-retours Paris-Bruxelles 1 tonne (songeons aux eurodéputés), et puis que la moyenne mondiale par habitant est de 5 tonnes. Les 2 000 départs aériens quotidiens de France dénombrés en 2023 ont envoyé dans l'atmosphère quelque 20,3 millions de tonnes de CO₂, en hausse de 12,5 % par rapport à 2022.
5,2 milliards de voyageurs sont prévus dans le monde pour 2025, en hausse de + 6 % par rapport à 2024…
Pour la petite histoire, la production d'un véhicule électrique citadin est égale à 5 tonnes de CO2 (sans compter son bilan carbone avec les métaux rares non-renouvelables) et sa consommation est de 3,5 tonnes pour réaliser 12 000 km. Par ailleurs, un peu plus de 100 millions de barils de pétrole sont consommés chaque jour dans le monde ; or, en 2023, l’impact des véhicules électriques correspond à seulement environ 1 million de barils/jour en moins.
Ne parlons pas de l'augmentation exponentielle de l'électricité à base d'un nucléaire dont la production va se développer un peu partout (six, voire quatorze nouveaux réacteurs EPR ainsi que des petits réacteurs modulaires sont prévus rien qu'en France). 
(Ajout de avril 2025) Rappelons, pour finir, que ce sont les 10 % les plus riches de la population mondiale (soit 820 millions de personnes en 2025 ayant un revenu supérieur à à 42 980 euros bruts, donc environ 30 % des salariés français, ce qui inclue la petite-bourgeoisie à la tête des organisations de gauche…) qui produisent 48 % des émissions mondiales de carbone.
4. Il doit être dit et redit qu'un programme, en particulier électoral, dénué de 2-3 revendications saillantes qui font levier (parce qu'elles ouvrent sur de nouvelles problématiques comme un enchaînement de dominos, ce que fait le RN avec les thématiques de la « France », du « pouvoir d'achat » ou de « l'immigration ») ET qui n'est pas non plus accompagné d'une stratégie permettant de convaincre et d'élargir les rangs (donc de le rendre réaliste et pas idéaliste), est comme un couteau sans lame. Il devient alors un catalogue de bonnes intentions qui ne coûtent pas cher tout comme les rêves. Voilà pourquoi les directions des formations politiques qui s'en contentent et laissent claironner ingénument « le programme, le programme… » par leurs militants sont à leur égard, en vérité, féroces. Que n'a-t-on pas excusé au nom de l'idéal…


PS : (ajout du 14 juin 2024) Résultat des Européennes (que tout le bas monde européiste qui nous encourageait activement à aller voter semble déjà avoir oublié ; normal : la dissolution de l'Assemblée nationale par E. Macron rappelle que c'est seulement dans les nations que les batailles politiques réelles existent !) : une participation électorale moyenne de 51,08 % (en comprenant les blancs et les nuls) pour l'ensemble des 27 pays – malgré 4 pays où le vote est obligatoire et alors que tout le spectre politique (jusqu'à ceux qui veulent le Frexit !) appelait à voter ! En France, si l'on considérait les 4 formes d' « abstention » (abstention, vote blanc, nul et non-inscrit), cela donnerait une abstention non pas de 48,5 % mais de 56 %… soit l'inverse du chiffrage colporté : une majorité d'abstentions (voir dans le détail : 
https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-idees/respublica-debats-politiques/la-sociologie-du-vote-du-9-juin-va-bouleverser-la-vie-politique-francaise/7436136
Conclusion ? Le parlement européen n'est pas légitime pour représenter les peuples.
Alors qu'il ne prenne aucune décision pour nous !


Curiosité significative : le site (géré par l'entreprise privée Kantar Public) du Parlement européen donne une moyenne de participation de 51,08 % en intégrant les nuls et les blancs, sinon nous aurions seulement un taux de 48,91 %. Le site n'a aucune considération pour le nombre de non-inscrits (https://results.elections.europa.eu/fr/).

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