Interview dans Le Maine libre, 12 mars 2022
L'intégralité de l'interview n'étant pas accessible pour les non abonnés, voici le texte :
Guerre en Ukraine. Ce que Poutine craignait, « c’était l’influence culturelle »
Ancien maître de conférences à l’université du Mans en 1980, Serge Métais s’est consacré, au début des années 90, à une activité de négoce international, centrée sur la Russie et l’Ukraine. Il livre pour « Le Maine Libre » son analyse sur le conflit et sur Vladimir Poutine.
Serge Métais est persuadé que Vladimir Poutine préparait ce conflit depuis des années.
Photo| COLLECTION PRIVÉE
Serge DANILO Publié le 12/03/2022 à 08h25
« Le Maine Libre » : Vous pensez qu’il faut de la pédagogie pour faire comprendre ce qui se passe…
Serge Métais : « En effet. Et le rôle du pédagogue, dans ce domaine, c’est d’abord de combattre des lieux communs. Autrement dit, des idées reçues, des poncifs. C’est nécessaire si l’on veut y voir clair sur les raisons et la nature de la guerre en Ukraine. Le premier poncif, c’est l’idée selon laquelle nous, les Occidentaux, nous aurions cherché humilier la Russie, et cela expliquerait son attitude agressive ».
Vous pouvez expliquer ?
« Cette idée a beaucoup été reprise par nos responsables politiques de droite et de gauche en France, depuis une vingtaine d’années. A gauche, Hubert Védrine, par exemple, en était un ardent défenseur. Elle allait de soi pour beaucoup de « souverainistes ». A droite, c’était une idée très largement partagée. Quant à l’extrême-droite, très sensible aux réseaux d’influence poutiniens, elle la prenait pour une évidence. On était censé avoir cherché à « humilier la Russie ». Les Américains, les Européens, l’OTAN n’auraient pas respecté les promesses de Bush père faites à Gorbatchev…
L’idée selon laquelle on aurait cherché à humilier la Russie est, en fait, une création des réseaux d’influence poutiniens des années 2000. Elle visait à culpabiliser l’Occident qui ne se montrait pas suffisamment coopératif avec le nouveau maître du Kremlin. Il installait un pouvoir répressif, autoritaire. Ce que Vladimir Poutine reprochait aux Occidentaux, en fait, c’était de ne pas être suffisamment complaisants. Leurs dénonciations des massacres commis en Tchétchénie n’étaient faites que du bout des lèvres. Pour lui, c’était trop. Ils auraient dû l’appuyer dans le combat contre le « terrorisme ». Ce que redoutait le pouvoir à Moscou, de plus en plus entre les mains des « forces », issues du KGB, c’était la démocratie, l’aspiration des peuples à la liberté. Dès l’origine, le pouvoir poutinien s’est montré paranoïaque ».
Le second poncif…
« Le second poncif, c’est celui selon lequel les Américains et l’OTAN menaçaient la sécurité de la Russie, et cela expliquerait la guerre en Ukraine. Il y aurait, en quelque sorte, une responsabilité partagée. Je ne partage pas du tout cette idée. Poutine savait très bien que la Russie n’était menacée par aucune agression militaire des États-Unis et de leurs alliés européens. Ce qu’il craignait, c’était l’influence culturelle, et particulièrement la culture démocratique libérale de l’Occident ».
Quel était donc le projet de Vladimir Poutine ?
« Vladimir Poutine est, depuis son accession au pouvoir, en 1999, dans une logique de reconquête nationaliste-impériale des territoires perdus. En 2007, à Munich, il avait prononcé, lors d’une Conférence sur la sécurité en Europe, un discours très agressif contre l’élargissement de l’OTAN. En avril 2008, l’Alliance atlantique devait annoncer, au sommet de Bucarest, à la demande de George Bush, l’adhésion prochaine de l’Ukraine et de la Géorgie. Pour ne pas irriter l’ours, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel s’y sont opposés. Cela fut reçu par lui comme un encouragement : quelque mois plus tard, la Russie faisait la guerre en Géorgie. En 2014, c’était l’annexion de la Crimée puis l’entrée de l’armée russe dans le Donbass. Tout cela aurait été impossible si la Géorgie et l’Ukraine avaient été membres de l’OTAN ».
La France et l’Allemagne ne sont-elles pas montrées actives pour mettre fin à ces conflits ?
Elles ont fait ce qu’elles ont pu… sans sortir du jeu de Poutine. Nicolas Sarkozy a déployé beaucoup d’énergie pour obtenir un accord sur le retrait des troupes russes qui étaient aux portes de Tbilissi. Mais le résultat fut la consolidation de l’occupation russe de l’Abkhazie et de l’Ossétie du sud. Ce qui était le véritable objectif de de Vladimir Poutine. François Hollande et Angela Merkel ont été très actifs aussi, il y a sept ans, pour obtenir, en février 2015, la signature des accords de Minsk, dont il a été beaucoup question ces derniers temps. Mais ils n’ont fait par-là que consolider une occupation par l’armée russe en Ukraine orientale ».
La guerre qu’il mène aujourd’hui était donc inscrite ?
« En effet. Et Vladimir Poutine s’y préparait. Il est passé à la phase active de préparation à la guerre en Ukraine, dès novembre dernier, avec les grandes manœuvres de l’armée russe autour de la frontière ukrainienne. En fait, depuis 2015, il rongeait son frein, car ce qu’il avait entrepris, après l’annexion de la Crimée, c’était la déstabilisation de l’ensemble de l’est et du sud de l’Ukraine. Il voulait détacher ce que les Russes appellent la Novorossia (une vaste zone qui va de la Transdniestrie au Donbass), du reste de l’Ukraine. Lui coupant son accès à la mer. La stabilisation d’un front dans le Donbass était pour Vladimir Poutine un demi-échec. Pour une grande part, la cause en était une « bavure » de l’armée russe : c’est elle qui a abattu, début juillet 2014, à partir du territoire ukrainien, l’avion de la Malaysia Airlines, faisant près de trois cent victimes. La Russie ne pouvait plus, dès lors, utiliser certains moyens trop visibles de son armée en soutien aux « rebelles ». Elle avait besoin d’une pause dans la réalisation de son projet. Ce à quoi répondaient les accords de Minsk ».
Vous évoquez une solitude de Vladimir Poutine dans l’exercice du pouvoir. C’est peut-être un motif d’espoir ?
« Diverses études sociologiques, publiées ces dernières années en Russie, montrent que si l’opinion publique a approuvé l’annexion de la Crimée, elle était très réservée à l’idée d’une guerre en Ukraine. Le peuple russe est pacifique. Il n’est pas pour cette guerre et peut se retourner contre le pouvoir si les choses tournent mal. On sait que les oligarques et les chefs d’entreprise en général ne voulaient pas de la guerre. Seuls les oligarques les plus liés au ministère de la Défense et au FSB (l’ex KGB) pouvaient voir un avantage dans la guerre en Ukraine ».
La solution pourrait alors venir de Russie…
« Les manifestations de soutien à l’Ukraine dans les grandes villes de Russie, ces derniers jours, sont un motif d’espoir. Elles devraient se poursuivre malgré la répression. Espérons que le fou du Kremlin soit arrêté le plus tôt possible. Que, par un moyen ou un autre, il cesse de nuire. Sa disparition, si elle résultait d’une solution interne au sommet de l’État russe, marquerait la fin du régime de Poutine, car il ne lui survivrait pas ».
En attendant, il faut compter sur la résistance des Ukrainiens…
« Je suis solidaire de la résistance des Ukrainiens. Ce qu’ils montrent depuis deux semaines est extraordinaire. Ils feront de la guerre de Poutine dans leur pays un bourbier dans lequel il se perdra. Il est clair qu’il n’y aura plus de négociation possible avec Poutine. Il a commis l’irréparable. La guerre ne prendra fin qu’avec lui et la fin de son régime ».
Qui est Serge Métais
Serge Métais connaît bien l’Ukraine. "Mon premier séjour dans le pays remonte à plus de quarante ans déjà : j’ai passé l’année universitaire 1979-80 à Kiev. J’étais en stage linguistique de longue durée, proposé alors par le Ministère français des Affaires étrangères. C’était au temps de Brejnev et de l’URSS. J’ai commencé une carrière d’enseignant de sciences économiques à l’Université du Maine, à l’automne 1980, et poursuivi en même temps une activité de chercheur et d’analyste des économies socialistes à l’Université de Paris 1".
Après l’implosion de l’URSS, au début des années quatre-vingt-dix, Serge Métais a démissionné et quitté son poste de maître de conférences, pour se consacrer à une activité de négoce international, centrée précisément sur la Russie et l’Ukraine. Plusieurs de ses articles consacrés, en particulier, à la crise polonaise et aux tentatives de réformes en Union soviétique à l’époque gorbatchévienne, ont été publiés dans la Revue d’Études Comparatives Est-Ouest (CNRS) et dans différents ouvrages collectifs
Il a publié ces derniers jours plusieurs articles sur un blog sur Mediapart