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Billet de blog 1 mars 2022

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Guerre en Ukraine. De l'usage de l'outrance chez Poutine

Pourquoi tant d’outrance évidente dans le discours poutinien ? Une « junte fasciste » aurait pris le pouvoir à Kiev en 2014. Il faudrait aujourd'hui « dénazifier » l’Ukraine. Les Russes seraient menacés d'un génocide en Ukraine. Tout cela interroge sur la santé mentale d’un chef d’État, à la tête d’une puissance nucléaire, sur sa perte de contact avec la réalité.

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De l’usage de l’outrance chez Poutine

 « Les républiques populaires du Donbass ont adressé à la Russie un appel à l’aide. J’ai décidé de mener une opération militaire spéciale. Elle vise à protéger tous ceux qui, depuis huit ans, sont menacés de génocide par le régime de Kiev. Pour cela, nous ferons tout pour démilitariser et dénazifier l’Ukraine ». Tels sont les mots prononcés par Vladimir Poutine dans sa déclaration de guerre.

Ils confirment ce que nous écrivions dans notre article du 21 février : le casus belli ne serait pas le refus de l’OTAN d’obtempérer aux exigences de sécurité de la Russie, mais bien un « appel à l’aide » des « républiques populaires du Donbass ».

https://blogs.mediapart.fr/serge-metais/blog/210222/mystification-russe-sur-un-casus-belli-en-ukraine

On observera aussi que si la décision de faire la guerre en Ukraine est une folie, si elle a été décidée par un fou, celui-ci a rationnellement, méticuleusement organisé son passage à l’acte. Vladimir Poutine avait enregistré sa déclaration, diffusée avant l’aube du jeudi 24 février, comme un terroriste avant de se faire exploser : il annonçait avoir pris une décision funeste, totalement déraisonnable.

https://blogs.mediapart.fr/serge-metais/blog/250222/la-guerre-du-fou

 Mais il était en même temps parfaitement rationnel dans sa mise en œuvre. Tout avait été organisé dans la légalité institutionnelle de la Russie : l’indépendance des républiques du Donbass venait d’être reconnue, le président avait été autorisé par le Parlement à utiliser les forces armées contre un Etat considéré comme artificiel et dirigé par une « junte fasciste ».

Tout avait été préparé aussi, de façon méthodique, avec les manœuvres militaires qui, depuis novembre, avaient permis de concentrer des forces considérables (jusqu’à peut-être 150.000 soldats) près de la frontière ukrainienne, y compris en Biélorussie. Tout avait été préparé encore, planifié, avec des coups tordus des services spéciaux (ex-KGB, GRU) et l’intox relayée par les réseaux d’influence poutiniens. On notera, en particulier, l’annonce, le 16 février, de la « découverte de charniers de civils dans le Donbass ». Cela pour étayer le « génocide » en cours ; l’évacuation, dès le 19 février, de la population de Donetsk vers Rostov-sur-le Don, en Russie. Cela pour faire croire que la ville était menacée d’une attaque « imminente » par l’armée ukrainienne ; ou encore une provocation directement inspirée de ce qu’on appelle dans l’histoire, l’opération Himmler : le 21 février, cinq soldats ukrainiens auraient, selon les médias russes, pénétré en Russie à bord de deux véhicules blindés pour commettre un sabotage et tous auraient été abattus à temps, et leurs véhicules détruits.

Une question demeure : pourquoi tant d’outrance évidente dans le discours poutinien ?  Les propos de Vladimir Poutine sur la « junte fasciste » qui aurait pris le pouvoir à Kiev en 2014, sa déclaration guerrière sur la nécessité de « dénazifier » l’Ukraine, les allégations de génocide dont seraient menacés les Russes en Ukraine, tout cela interroge sur la santé mentale d’un chef d’Etat, à la tête d’une puissance nucléaire, sur sa perte de contact avec la réalité. Son monde n’est pas le monde réel dans lequel il vit, mais un monde surréel, fantasmé. Mais comme toujours, en pareil cas, la déconnexion n’est jamais totale. L’outrance du propos a une fonction et elle n’est pas sans relation avec l’histoire.

Ukrainiens et nazis

Voyons tout d’abord l’association des Ukrainiens au mot « nazi ». Il s’agit d’un vieux thème de la propagande soviétique d’après-guerre.

Il y avait, dans l'ouest de l'Ukraine, après 1945, en URSS, un mouvement nationaliste ukrainien encore actif. Il avait lutté contre la domination polonaise, sous laquelle se trouvait l’Ukraine occidentale dans les années 1930. Il a résisté à la domination soviétique après septembre 1939 (l'est de la Pologne, et donc l’Ukraine occidentale, était alors occupé par l'URSS conformément au pacte germano-soviétique). Il a ensuite résisté à la domination allemande après juin 1941 (suite à l’opération Barbarossa) et à nouveau à la domination soviétique après 1944.

La « libération » par l’Armée rouge était vécue en Ukraine occidentale comme une nouvelle occupation. Après l’occupation nazie, à nouveau l’occupation soviétique. Il y eut, autour de Lviv, des foyers de résistance armée jusqu'au milieu des années 1950. Après la guerre, la propagande soviétique présentait cette résistance comme « nazie » ou « fasciste ». Il faudrait l’écraser. C’est ainsi que dans les années 1950, les camps du Goulag étaient peuplés d’Ukrainiens occidentaux qui n’acceptaient pas la domination soviétique (où ils côtoyaient souvent des Baltes, qui avaient vécu le même sort qu’eux, depuis le pacte entre Staline et Hitler).

La propagande soviétique contre les nationalistes ukrainiens était tout à fait malhonnête, même s’il est vrai que certains de leurs responsables ont collaboré avec les nazis durant la guerre (tout comme d’ailleurs de nombreux Russes, y compris des généraux de l’Armée rouge, comme Vlassov). Quant à Stépan Bandera, l'un des principaux dirigeants du mouvement nationaliste ukrainien (d'où le vocable « bandériste »), il conviendrait, pour le moins, de nuancer l’accusation de collaboration, puisqu’il a été arrêté par les nazis dès juillet 1941 et il qu’il est resté prisonnier en Allemagne durant la guerre. Opposé aux nazis, il l’était aussi au pouvoir communiste. Il a été assassiné en 1959, à Munich, par un agent du KGB.

L’association Ukrainien et nazis a été reprise par Vladimir Poutine, les médias russes et les réseaux d’influence poutiniens, surtout à partir du « second Maïdan », en 2014. A l’époque, plusieurs organisations d’extrême-droite « identitaires » ukrainiennes étaient actives et particulièrement visibles dans le mouvement qui ferait tomber le président pro-russe Ianoukovitch en février. L’une d’elle, Pravyï sektor (« Secteur droit »), a ensuite, après l’annexion de la Crimée par la Russie, en mars, et l’engagement de l’armée russe dans le Donbass, le mois suivant, participé à la création du Régiment « Azov ». A l’origine, organisation de combattants volontaires se réclamant de la tradition bandériste, ce régiment se battit courageusement sur le front du Donbass contre les « séparatistes » soutenus par l’armée russe. Il fut, plus tard, intégré dans l’Armée ukrainienne.

Pour la propagande russe, les combattants « Azov » étaient naturellement des néonazis.  Ce qu’une photo qui a beaucoup circulé sur les réseaux poutiniens était censée illustrer : on y voyait un groupe de combattants, la plupart masqués, l’un d’eux faisant le salut nazi, d’autres déployant un drapeau portant la croix gammée sur fond rouge-blanc-rouge, à côté des couleurs ukrainiennes jaune et bleu. Bêtise, ignorance de ce que cela signifiait pour ceux qui se prêtaient à une telle mise en scène ou pure provocation des services russes, toujours est-il que la photo illustrait à merveille le péril nazi qu’étaient censés courir les Russes en Ukraine.

Peu importe que Dmytro Iaroch, le leader de Pravyï sektor, n’ait obtenu que 0,70% des suffrages exprimés lors de l’élection présidentielle qui a vu l’élection de Petro Porochenko, en mai 2014, et que son parti, ait obtenu à peine 2% lors des élections législatives d’octobre 2014.  Peu importe aussi que le candidat qui fédérait les différents courants de l’extrême-droite ukrainienne n’ait obtenu que 1,62% lors de l’élection présidentielle qui a vu l’élection de Volodymyr Zelenski, en 2019. C’était dit de façon définitive : une « junte fasciste » avait renversé le président Ianoukovitch, des nazis avaient pris le pouvoir en Ukraine. Petro Porochenko était le chef de cette « junte ». Le président Volodymyr Zelenski perpétue aujourd’hui le pouvoir nazi en Ukraine…

Ukrainiens et génocide

L’association des Ukrainiens au mot « génocide » par les réseaux de propagande poutinienne est tout aussi monstrueuse que l’association Ukrainiens et nazis. Elle part, elle aussi de l’histoire soviétique. Mais, cette fois, d’un passé encombrant pour les Russes : Ils sont accusés, dans la conscience ukrainienne, d’avoir organisé sciemment une famine qui aurait fait au moins trois millions de victimes en Ukraine dans les années 1932 et 1933. Ce que les Ukrainiens appellent Holodomor, et que l’on pourrait traduire par « extermination par la faim » : les paysans qui refusaient la collectivisation voyaient leur récolte réquisitionnée, et par là, étaient privés de leurs réserves de vivres pour l’hiver. Cette « grande famine », comme elle est désignée aujourd’hui par les historiens, a touché, en réalité, aussi la Russie, particulièrement les régions centrales et le Kouban, au sud. Et ce ne sont pas les Russes qui en sont responsables, mais le pouvoir soviétique aux ordres de Staline. Il demeure que pour les Ukrainiens, les ordres de réquisition des récoltes venaient de Moscou. Et donc les Russes sont associés au génocide dont les Ukrainiens furent victimes dans les années trente.

Dans l’intox poutinienne le thème du génocide est retourné contre les Ukrainiens : ce ne sont pas les Russes, mais les Ukrainiens qui commettent un génocide en Ukraine.  Et ils le commettent contre les Russes, dans le Donbass !

On ne peut se représenter en France, à quel point la propagande poutinienne fut violente et mensongère contre les Ukrainiens durant les huit dernières années. Il fallait étayer la thèse d’une prise du pouvoir par des nazis à Kiev. Et, comme chacun sait, les nazis commettent des génocides.

C’est ainsi que, au temps de l’annexion de la Crimée et au début de la guerre dans le Donbass, au printemps 2014, les chaînes de télévision russes, toutes contrôlées par le pouvoir, se sont déchaînées sur la dénonciation des « nazis » qui avaient pris le pouvoir à Kiev. Elles se mirent à relayer les accusations de « génocide » que seraient en train de perpétrer les Ukrainiens contre les Russes.  De leur côté, les polittekhnologi russes (on dirait chez nous spin doctors ou façonneurs d’images), au service des officines poutiniennes, firent preuve alors de beaucoup de créativité. Ils se mirent à monter des courts métrages qui étaient autant de pseudo-reportages sur le terrain dans un Donbass assiégé par les « forces fascistes » envoyées de Kiev. Quand il ne s’agissait pas de pures fictions avec des acteurs professionnels, les faits y étaient présentés de façon tendancieuse, parfois avec des images grossièrement truquées. On découvrait, par exemple, dans ces vidéos qui circulaient alors, que les « nazillons » de Pravyï sektor, prélevaient des organes sur les combattants pro-russes prisonniers pour les vendre en Israël. Ou encore, que des noirs américains, employés par la société de mercenaires privée Blackwater, au service de la « junte bandériste » après s’être illustrée en Irak, terrorisaient les populations du Donbass.

On l’aura compris, l’outrance dans la rhétorique poutinienne n’est pas nouvelle. Mais, jusqu’où Vladimir Poutine croit-il ce qu’il dit ? Il y a un profond décalage entre le monde surréel, fantasmatique, de son outrance verbale et la réalité à laquelle il est confronté.

Quelle est sa capacité à comprendre rationnellement combien sa déclaration de guerre est une folie ? Nul ne sait. Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui le réalisme le conduirait à perdre la face. Pourrait-il l’accepter ? Probablement pas.

Ce qui est sûr aussi, c’est que, dans son délire, il a de la suite dans les idées : il n’y a pas de nation ukrainienne ; les Ukrainiens, « Petits russes » sont des Russes ; l’Ukraine est un Etat artificiel créé par les Bolcheviks ; elle est dirigée par une « junte fasciste » qui menace les Russes de génocide. C’est donc une guerre totale qu’il faut livrer.

La rhétorique outrancière de Vladimir Poutine justifie aussi le prix de cette guerre pour le peuple russe. Elle lui promet du sang et des larmes. Elle lui demande des sacrifices pour la reconquête, la réunification des « terres russes ». En Ukraine, ces terres auraient été « nazifiées ». On ne saurait compter quand il s’agit d’en finir définitivement avec le nazisme.

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