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Billet de blog 23 décembre 2025

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Rustem Umerov, un négociateur en chef ukrainien bien vulnérable

Rustem Umerov est le chef de la délégation ukrainienne dans les négociations sur le « plan de paix » de Donald Trump. Suspect dans l’énorme scandale de corruption qui secoue actuellement le pouvoir ukrainien, il serait l’objet d’un chantage de la direction du FBI. C’est ce que suggèrent des révélations du Washington post et de médias ukrainiens. Explications.

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On savait que Rustem Umerov s’était rendu en Floride, à plusieurs reprises, ces dernières semaines, et qu'il y avait rencontré notamment Steve Witkoff dans le cadre des négociations sur le « plan de paix » de Donald Trump. Mais on ignorait totalement qu’il avait bien pu y rencontrer aussi le directeur du FBI (Federal Bureau of Investigation), Kash Patel, et son adjoint, Dan Bongino, comme le révèle le Washington post  dans son édition du 12 décembre.

Cela intrigue, car le FBI n’a a priori rien à faire dans ces négociations. Ce devrait être avant tout l’affaire du Département d’État (le ministère des Affaires étrangères dirigé par Marco Rubio). Donc, de diplomates professionnels. Passe encore qu’une diplomatie parallèle, avec Steve Witkoff et Jared Kushner, au service personnel de Donald Trump, y joue un rôle, mais l’immixtion du FBI ne trouve aucune justification raisonnable.

Pour comprendre ce qui se trame derrière les entretiens secrets de Rustem Umerov avec le directeur du FBI et son adjoint, il nous faut, tout d’abord, évoquer le rôle de la Sécurité intérieure américaine dans la révélation du scandale de corruption en Ukraine. Nous verrons ensuite que Kash Patel et Dan Bongino sont des hommes de Donald Trump. C'est lui qui les a placés à la tête du FBI. Ils ne pourraient être, dans le cas présent, que des instruments d’un chantage.  

Le FBI engagé dans la lutte contre la corruption en Ukraine

L'engagement du FBI dans la lutte contre la corruption en Ukraine est ancien. Il remonte aux lendemains du second Maïdan (désigné en Ukraine comme la "Révolution de la dignité"). La Russie venait d'annexer la Crimée et organisait une rébellion armée dans le Donbass. Le président ukrainien, Petro Poroshenko, sollicitait l'aide occidentale. Les Américains, à l'époque, sous la présidence de Barack Obama, s'y montrèrent favorables, mais en la conditionnant à la mise en place d'institutions permettant de lutter efficacement contre la corruption. C'est ainsi que furent créés, en 2015, deux organes indépendants de l'Exécutif : le Bureau national anti-corruption d'Ukraine (NABU - Natsionalne Antikoruptsiïne Biuro Ukraïny), chargé des enquêtes, et le Parquet spécialisé anti-corruption (SAP - Spetsializovana Antikoruptsiïna Prokuratura). Dès cette époque, fut signé un accord de coopération américano-ukrainien qui prévoyait l'assistance du FBI à ces organes.

C'est ainsi que le FBI dispose d'un bureau permanent dans le bâtiment du NABU, à Kiev. Son responsable est en contact direct, quotidiennement, avec les enquêteurs. Il est informé de toutes les enquêtes en cours sur les affaires de corruption qui concernent les plus hauts responsables de l'Etat et de l'économie en Ukraine.

L'affaire de corruption qui a éclaté le mois dernier vient de loin. C'est parce que la culpabilité de plusieurs hauts responsables de son entourage immédiat était alors déjà bien établie que, l'été dernier, Volodymyr Zelensky a tenté de limiter les pouvoirs des organes de lutte contre la corruption.  Il a fait voter par le Parlement (la Rada), le 22 juillet, un projet de loi qui leur faisait perdre leur indépendance. On sait l'indignation que cela a suscité dans l'opinion publique. Après une vague de manifestations, le président a dû abroger la loi qu'il venait de faire voter. L'indépendance des organes de lutte contre la corruption, NABU et SAP, fut finalement rétablie.

Un système de corruption était à l’œuvre au sein d'Energoatom, l’opérateur public des centrales nucléaires ukrainiennes, qui produit plus de la moitié de l’électricité du pays. Ses fournisseurs étaient obligés de gonfler leurs prix de sorte qu’ils inclussent le versement de pots-de vin de 10 à 15 % de la valeur des contrats. Le montant des sommes détournées par le réseau criminel, ces dernières années, serait de l'ordre 100 millions de dollars. 

L'enquête a révélé que l'organisateur principal du réseau était Timour Minditch, un ami proche de Volodymyr Zelensky, copropriétaire avec lui de la société de production Kvartal-95 Studio. Il s'est enfui vers Israël, quelques heures seulement, avant l'intervention prévue des forces de l'ordre pour procéder à son arrestation. Plusieurs personnages clés du groupe criminel, parmi lesquels des anciens ministres, comme Oleksi Tchernyshov, sont aujourd'hui derrière les barreaux, en attente de jugement.

Si l'enquête a révélé l'existence d'un réseau de corruption au sein de l'administration Zelensky, elle a aussi mis au jour une autre chose particulièrement significative : ce réseau était connecté aux services spéciaux russes ! Les pots-de-vin récoltés transitaient par un back-office situé au centre de Kiev, où l'on tenait une comptabilité précise des fonds perçus et de leur transfert vers des entités, souvent situées en dehors de l’Ukraine, voire même en Russie. Et il s'avère que ce bureau qui fonctionnait comme une véritable lessiveuse, appartient à la famille Derkatch. On comprendra l'importance de la révélation si l'on rappelle qu'Andri Derkatch a été à la tête d'Energoatom au temps de Yanoukovitch, qu'il était un agent notoire du FSB barré pour tout poste dans l'administration, pour cause de lustration, au temps de Poroshenko, et qu'il est revenu en grâce au sein du pouvoir ukrainien avec l'élection à la présidence de Volodymyr Zelensky. Il a été élu député à la Rada pour la région de Soumy, en 2019. Menacé en Ukraine, dès lors que Poutine s'est avéré incapable de prendre Kiev en trois jours, il s'est enfui en Russie, en mars 2022. Il est aujourd'hui sénateur de la Fédération de Russie pour la région d'Astrakhan et vient de recevoir, le 9 décembre 2025, la médaille de Héros de la Russie, des mains de Poutine, au Kremlin.

Ce que l'on observe, en fait, dans cette affaire, est classique pour l'Ukraine post-soviétique : l'interconnexion des réseaux criminels fondés sur la corruption avec l'agentura  russe (prononcer : "aguéntoura"). Autrement dit, avec le réseau des agents clandestins des services spéciaux russes en Ukraine.  Ces réseaux étaient, jusqu'en 2014, les moyens privilégiés du pouvoir poutinien pour maintenir l'Ukraine dans l'orbite de Moscou. Mais, après l'annexion de la Crimée, les choses sont devenues pour lui plus compliquées. Le sentiment national ukrainien s'est renforcé en relation avec l'agression dont le pays était victime. Et le caractère hostile des activités de l'agentura russe en Ukraine a été mieux perçue dans l'opinion publique. Le pouvoir ukrainien, après l'élection de Petro Poroshenko, a commencé à s'attaquer à ce qui était une véritable "cinquième colonne". Des coups furent portés, tant aux groupes criminels fondés sur la corruption, qu'au réseau des agents clandestins des services spéciaux russes. L'élection présidentielle de 2019, a donné à ces réseaux, l'opportunité de rependre la main. Petro Poroshenko était alors, pour Moscou, l'homme à abattre. En face, Volodymyr Zelensky, l'acteur, l'humoriste, le showman, le candidat au discours populiste et pacifiste, avait toutes les qualités. Sans parti ni expérience politique, il ne pouvait refuser l'assistance de cadres expérimentés que lui proposait l'agentura.

Andri Yermak est l'un de ces cadres. Dans les premiers mois après l'élection de Volodymyr Zelensky, en 2019, il avait pour titre officiel, simplement, celui d'"assistant du président" (pomitchnyk prezidenta).  Il est devenu le véritable numéro deux, à la tête de l'Etat ukrainien, derrière le président, dès février 2020. Il prit alors le titre de "kerivnyk Ofisu prezidenta", que l'on traduit par "chef du cabinet du président" ou "chef du bureau du président". Un titre trompeur, car le "cabinet" ou "bureau du président", c'est, en l'occurrence, le nouveau nom donné, en 2019, à ce qu'on appelait auparavant l'"Administration présidentielle". Et, dans le système de gouvernance de l'Ukraine, depuis l'indépendance, comme dans celui de la Russie post-soviétique, l'administration présidentielle est puissante. Elle est au-dessus du gouvernement. En pratique, l'autorité du chef de l'administration présidentielle, ou "chef du cabinet du président", s'impose au premier ministre et à tous les membres de son gouvernement. Depuis 2020, le phénomène s'est encore accentué par la tendance qu'avait Volodymyr Zelensky à déléguer à son "chef de cabinet" la gestion de l'appareil d'Etat. Andri Yermak s'occupait de tout. Toutes les nominations dans la haute fonction publique et à la tête des entreprises publiques dépendaient de lui. 

Andri Yermak avait été désigné pour diriger la délégation ukrainienne dans les négociations qui devaient s'ouvrir pour, selon les termes du décret présidentiel du 15 mars 2025, parvenir "à une paix juste". Il fut le négociateur en chef ukrainien sur le plan de Trump en 28 points, à Genève, le 23 novembre. Il a dû, comme on sait, démissionner le 28 novembre. Sa démission était attendue, tant il apparaissait impliqué dans le scandale de corruption autour d'Energoatom.  Il était "Ali Baba", selon le pseudonyme qui lui était attribué par les principaux responsables du réseau criminel, dans les enregistrements de leurs conversations téléphoniques, mis à la disposition du Parquet anti-corruption.

Il a été remplacé à la tête de la délégation chargée de négocier le "plan Trump", par Rustem Umerov, ancien ministre de la Défense (de septembre 2023 à juillet 2025), actuel secrétaire du Conseil national de sécurité et de défense. Le problème c'est qu'il est, lui aussi, impliqué dans le scandale de corruption. Il l'est à tel point que l'on a cru à la mi-novembre, en Ukraine, selon ce qu'en ont rapporté les réseaux sociaux, qu'il était, comme Timour Minditch, en fuite ! Il avait quitté le territoire ukrainien depuis plusieurs jours. On le disait dans les Emirats ou à Miami. Puis il est réapparu le 19, en Turquie ou il a retrouvé le président Zelensky, venu pour une rencontre avec Erdogan. Ils sont rentrés finalement ensemble en Ukraine, dans l'avion présidentiel. 

On ne sait en quoi précisément Rustem Umerov est impliqué dans le scandale de corruption actuel. Rien de ce qui a fuité du Bureau ou du Parquet spécialisé anticorruption (NABU ou SAP) n'a été confirmé officiellement. Mais ce qui ne fait pas de doute c'est que le FBI dispose de tous les éléments de son dossier. 

La contribution du FBI à la lutte contre la corruption en Ukraine ne saurait être sous-estimée.  C'est grâce à son appui que, ces dernières années, les organes compétents ont été capables de surmonter la mauvaise volonté, voire l'obstruction de l'administration. Il fait également peu de doute que certaines preuves de culpabilité (comme des enregistrements de conversations téléphoniques) venaient directement des services d'écoute du FBI ou de la CIA (présente en Ukraine, également depuis 2014). On ajoutera que les Américains, au temps de Joe Biden, privilégiaient, pour leur aide militaire à l'Ukraine, le contact direct avec son destinataire final : l'armée ukrainienne. Ils évitaient autant que possible les services du gouvernement aux ordres de Yermak. Il en allait de la bonne utilisation de l'argent du contribuable américain. Ce dont devaient, autant que possible, s'assurer les agences de renseignement américaines présentes sur place.

Le FBI instrumentalisé par Trump pour mettre la pression sur Umerov

Naturellement, Trump se moque totalement de la contribution du FBI à la lutte contre la corruption et l'agentura russe en Ukraine. Ce qui l'intéresse, aujourd'hui,  c'est ce que le FBI sait des dirigeants ukrainiens actuels. Ce qui pourrait être utilisé contre eux pour les affaiblir, voire les faire chanter. Et finalement les amener à consentir à la capitulation de leur pays.

Sur ce plan, Rustem Umerov s'avère être particulièrement vulnérable. Car le FBI n'a pas seulement contre lui les éléments de son dossier au Parquet spécialisé anticorruption, il a aussi des éléments concrets, aux Etats-Unis mêmes, qui montrent un train de vie et un enrichissements suspects. Selon le Centre d'action anticorruption (Tsentr Protiydiï Koruptsiï  - AntAC),  Rustem Umerov et sa famille seraient propriétaires de trois appartements en Floride, un à New York et de 4 villas près de Miami ! Son épouse et ses trois enfants vivraient en Floride depuis 2018, Rustem Umerov, lui-même aurait une "carte verte"...

Pour comprendre l'objet véritable des rencontres du directeur du FBI et de son adjoint avec Rustem Umerov à Miami, il faut dire quelques mots de leur personnalité. Kash Patel et Dan Bonginos ne sont pas des professionnels qui auraient fait leur carrière au sein de l'institution avant d'en prendre tête. Ce sont de vulgaires politiciens. Trump les a nommés, pour leur servilité, à la tête du FBI. 

Kash Patel est connu pour avoir été un critique virulent de l'enquête du FBI sur les liens de la campagne de Donald Trump avec la Russie en 2016. Il parlait alors des "gangsters du gouvernement" pour désigner l'institution dont il est aujourd'hui le chef. Sa nomination à la tête du FBI a été annoncée par Trump dès les lendemains de son élection en novembre 2024.  Elle n'a été confirmée que le 20 février 2025 après de longs débats à la Commission judiciaire du Sénat. Le Washington Post a révélé qu'il avait reçu 25 000 $ de Global Tree Pictures, une société de production dirigée par un cinéaste russo-américain pro-russe, pour sa participation à un film de promotion de Donald Trump. Il y affichait son intention de « fermer le siège du FBI et en faire un musée sur l'Etat profond ». De son côté, Dan Bongino, nommé directeur adjoint du FBI, est  ancien policier de New York, animateur d'un podcast ultraconservateur pro-Trump.

Il n'y a évidemment rien de bon pour l'Ukraine à attendre de ce type de personnages, coutumiers de déclarations empreintes de narratif poutinien, tout comme de Tulsi Gabbard, nommée par Trump directrice du Renseignement national des Etats-Unis, qui dénonçait ces derniers jours dans un message sur X, « l’escalade de la guerre, que veulent vraiment l’OTAN et l’UE, afin d’attirer les Etats-Unis dans un conflit direct avec la Russie ».  Ils sont au service de Trump décidé à imposer un "plan de paix" aux conditions de Poutine.

C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre les rencontres Kash Patel et Dan Bonginos avec Rustem Umerov à Miami. Ils sont allés le voir pour lui mettre une pression à laquelle il ne saurait résister : il doit coopérer sinon il risque d'être arrêté pour corruption, détournement de l'argent du contribuable américain destiné à aider l'Ukraine. Ses propriétés aux Etats-Unis pourraient être confisquées.

Rustem Umerov est toujours le négociateur en chef dans le nouveau round de négociations qui s'est ouvert à Miami. Il a publié, dimanche 21 décembre, un communiqué (partagé avec Steve Witkoff, l'envoyé spécial de Donald Trump)  dans lequel il dit que durant  « les trois derniers jours en Floride, la délégation ukrainienne a tenu une série de réunions productives et constructives avec ses partenaires américains et européens ». Il ne fait aucun doute qu'il va contribuer à infléchir autant que possible le "plan de paix" révisé dans un sens compatible avec les exigences de Poutine. Cela devrait prendre encore du temps, car il n'est pas seul à décider. Et Volodymyr Zelensky (qui continue à le protéger), sous la pression, lui, de l'opinion publique ukrainienne, devrait continuer encore un certain temps à tirer dans l'autre sens. Triste spectacle d'un pouvoir ukrainien qui devra bientôt rendre des comptes. 

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