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Billet de blog 25 février 2022

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La guerre du fou

Le scénario du pire a commencé en Ukraine. Telle était la volonté d’un chef d’État pris de folie. Une maladie dont les prodromes sont apparus dès son arrivée au pouvoir, en 1999, avec les procédés monstrueux auxquels il eut recours dans le déclenchement de la deuxième guerre de Tchétchénie.

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Avec les bombardements, déclenchés tôt ce matin, 24 février, sur un grand nombre de cibles touchant les infrastructures de Défense et de communication dans tout le territoire ukrainien, le scénario du pire a commencé.

Telle était la volonté d’un chef d’État pris de folie. Une maladie dont les prodromes sont apparus dès son arrivée au pouvoir, en 1999, avec les procédés monstrueux auxquels il eut recours dans le déclenchement de la deuxième guerre de Tchétchénie.

Une idée s’est rapidement imposée dès le début des années 2000, dans les médias contrôlés par le pouvoir russe et dans les réseaux d’influence de la Russie à l’étranger : la Russie était confrontée à des forces hostiles. Des forces du mal qui agissaient sur son territoire et autour. On appelle cela un complexe obsidional : les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur devaient être dénoncés parce qu’ils contrariaient la mise en œuvre rapide du redressement intérieur du pays et son ambition à redevenir une grande puissance. Les ennemis de l’intérieur étaient les « terroristes » tchétchènes, les oligarques « cosmopolites » qui refusaient la soumission, les médias indépendants ou les partis politiques libéraux. Etaient dénoncés, chez les ennemis de l’extérieur, les Américains et leurs alliés européens. Ces derniers, étant présentés comme des marionnettes d’un empire en déclin, mais toujours hostile au rétablissement de la puissance russe.

La paranoïa poutinienne a abusé nombre de responsables politiques de droite et de gauche en Europe occidentale depuis une vingtaine d’années. On était censé avoir cherché à « humilier la Russie ». Les Américains, les Européens, l’OTAN n’auraient pas respecté les promesses de Bush père faites à Gorbatchev…

Peu importe que cette culpabilité occidentale ait été en contradiction totale avec la réalité de faits des années quatre-vingt-dix, quand les dirigeants américains et européens, qui n’avaient rien anticipé, se montraient plutôt frileux face à la dynamique d’émancipation des peuples en Europe centrale et orientale. De la chute du mur de Berlin, aux proclamations de souveraineté en Union soviétique.  Ils faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour aider Gorbatchev à contenir le mouvement.  Tout a été fait ensuite pour aider à la consolidation de la jeune démocratie russe, au temps de Boris Eltsine. On a même envisagé l’association de la Russie à l’OTAN !

Cette idée, selon laquelle Américains et Européens avaient des visées agressives à l’égard de la Russie, est une construction poutinienne. Ce que Vladimir Poutine leur reprochaient, en fait, c’est de ne pas avoir été suffisamment complaisants. Leurs dénonciations des massacres commis en Tchétchénie n’étaient faites que du bout des lèvres. C’était trop. Ils auraient dû être solidaires avec lui dans le combat contre le « terrorisme ». La solidarité des Occidentaux avec les mouvements démocratiques en Géorgie et en Ukraine (la révolution des roses en 2003 et la révolution orange en 2004) a été vue ensuite comme un encouragement à leur contagion en Russie. Ce que redoutait le pouvoir à Moscou, de plus en plus entre les mains des Siloviki (membres des « forces », issus du KGB), c’était la démocratie, l’aspiration du peuple russe à la liberté.

Alors qu’ils étaient dénoncés comme soumis à la puissance américaine, les Européens, particulièrement la France et l’Allemagne, se sont pourtant montrés particulièrement coopératifs, encore en 2008 lors le conflit géorgien, puis en 2014, lors des négociations de Minsk sur le Donbass. En « arrachant » un cessez-le-feu et un accord sur le retrait des forces armées russes derrière les frontières de l’Abkhazie et de l’Ossétie du sud, Nicolas Sarkozy a, de fait, aidé Vladimir Poutine à détacher ces deux provinces de la Géorgie. En admettant la fiction de la non-présence de l’armée russe dans le Donbass, lors des négociations de Minsk, François Hollande et Angela Merkel, ont, de fait, aidé Vladimir Poutine à consolider l’occupation par la Russie d’une partie de deux régions ukrainiennes (Cf. notre article du 21 février, « Mystification russe sur un casus belli en Ukraine » ).

Cette occupation était, en fait, un demi-échec dans un projet plus ambitieux. Dès juillet 2014, surtout après la « bavure » du tir de l’armée russe sur l’avion de Malaysia Airlines, une pause s’est avérée nécessaire dans l’entreprise de reconquête nationaliste-impériale de Vladimir Poutine. Depuis, il rongeait son frein. Ces derniers mois, le fou avait enfin pris sa décision : il passerait à l’acte.

Les exigences extravagantes du Kremlin sur les limites au déploiement des forces de l’OTAN en Europe centrale et orientale, formulées le 17 décembre dernier, n’avaient d’autre but que d’hystériser sur les menaces qui pèseraient sur la sécurité de la Russie. Il fallait faire apparaître les mouvements des forces russes vers la frontière ukrainienne comme une réponse aux visées agressives des Américains et de leurs alliés européens contre la Russie.

Il était clair qu’il n’y avait rien à négocier et que, si discuter avec Poutine avant encore un sens, c’était pour lui faire entendre raison. Mais comment faire entendre raison à un dément qui a décidé de commettre l’irréparable ?

La folie de Vladimir Poutine fut un spectacle, lundi 21 février, devant les caméras, retransmis dans le monde entier. Le chef s’est lâché dans un long discours devant le Conseil de sécurité de la Fédération de Russie. Il réitéra les accusations délirantes de « génocide » que seraient en train de perpétrer les Ukrainiens sur les populations russes du Donbass. Sa leçon d’histoire révisionniste avait pour but de montrer l’Ukraine n’avait plus vocation à exister comme Etat indépendant. En l’écoutant, nous pensions à la fameuse formule de Molotov en 1939, lors de la signature du pacte germano-soviétique. La Pologne était, selon lui, « un monstrueux avorton du Traité de Versailles », elle n’avait plus vocation à exister et devait être partagée entre l’Allemagne nazie et l’Union soviétique. L’Ukraine était, selon Poutine, une création artificielle de Lénine et de Staline. Les Ukrainiens, ne formant qu’un peuple avec les Russes, n’avaient plus droit à un Etat.

La folie de Poutine fut, en fait, aussi un spectacle, plus tôt dans la journée. Mais, on n’en eut que des bribes dans un montage vidéo, diffusé plus tard. Et, ce spectacle est finalement peut-être plus riche d’enseignements que ce que l’on a entendu en direct. La négation de l’identité ukrainienne par Vladimir Poutine était connue. Sa grossièreté également.

Le principal enseignement de la vidéo, c’est que Vladimir Poutine a pris seul la décision de la guerre en Ukraine. Ou du moins au sein d’un tout petit cercle de très proches. Le Conseil de sécurité qu’il préside et qui devait le « conseiller » dans sa décision est composé de douze membres permanents et d’autant de suppléants, tous réputés proches de lui et où dominent les siloviki. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’ils n’étaient pas enthousiastes.

Diverses études sociologiques, publiées ces dernières années, montrent que si l’opinion publique en Russie a approuvé l’annexion de la Crimée, elle est très réservée à l’idée d’une guerre en Ukraine. Le peuple russe est pacifique. Il n’est pas pour la guerre et peut se retourner rapidement contre le pouvoir si les choses tournent mal. On sait que les oligarques et les chefs d’entreprise en général ne voulaient pas de la guerre. Seuls les oligarques les plus liés au ministère de la Défense et au FSB (l’ex KGB) peuvent voir un avantage dans la guerre en Ukraine.

On savait aussi que l’armée russe (ses hauts responsables) redoute de devoir faire la guerre promise par Vladimir Poutine. Non pas la guerre des premiers jours, comme aujourd’hui, qui est affaire de technologie. Les Russes savent faire. Ils expérimentent depuis plusieurs années en Syrie. Ils savent bombarder des objectifs stratégiques, « neutraliser » avec leurs avions ou hélicoptères. Ce qu’ils redoutent c’est de devoir prendre les villes, les occuper. Ils savent que la guerre devient alors une guerre sale. Ils ont le souvenir de leurs colonnes de blindés en feu dans les rues de Grozny, des immeubles d’habitation rasés, des massacres. Ce que l’on ignorait, c’était que les organes de sécurité, sont aussi réservés. Ils sont certainement prêts à faire le sale boulot. Mais ils traînent les pieds.

C’est ce qu’une vidéo qui circule beaucoup depuis deux jours montre de façon spectaculaire.

Une partie de cette vidéo est sous-titrée en français.

L’humiliation du chef du Renseignement extérieur

La vidéo commence par une courte introduction de Vladimir Poutine dans laquelle il dit n’avoir discuté avec aucun des membres du Conseil avant la réunion. Il n’a demandé son avis à aucun d’entre eux. Il leur demande maintenant de s’exprimer de façon spontanée.

On voit ensuite furtivement le Premier ministre, Mikhail Michoustine, qui termine son discours. On ne sait ce qu’il a dit. On entend simplement « reconnaissance de RPD et RPL » (républiques populaires de Donetsk et de Lougansk). Vladimir Poutine le remercie.

Puis, il donne la parole à « Sergueï Evguenievitch » (Narychkine). Lequel se lève et se dirige vers le micro.

Mais sur la séquence qui suit, c’est Valentina Matviyenko, la présidente du Sénat qui apparaît. Elle parle de « policiers désarmés sont lesquels on a tiré à Maïdan », elle évoque la Crimée et Sébastopol. Mais, ce ne sont que des fragments d’une intervention dont on peine à saisir le sens.

C’est seulement ensuite que réapparaît Sergueï Narychkine. Il est chef du Service de Renseignement extérieur (SVR). Né en 1954, il est de la génération de Vladimir Poutine. Tous les deux sont des hommes du KGB. Il vient lui aussi de Leningrad (Saint-Pétersbourg).

  • Sergueï Narychkine – Je suis d’accord avec Nikolaï Platonovitch pour qu’on donne … à nos partenaires occidentaux [Vladimir Poutine tapote avec ses doigts sur son bureau] … une dernière chance … pour leur proposer … dans un bref délai, de faire pression sur Kiev pour aller à la paix… et mettre en œuvre l’accord de Minsk…. Dans le cas contraire, Nous [Vladimir Poutine apparaît dubitatif] … devons prendre la décision dont nous parlons aujourd’hui.

(Nikolaï Platonovitch est Nikolaï Patrouchev, le secrétaire du Conseil de sécurité. C’est un homme du KGB, de la même génération également que Vladimir Poutine (il est né en 1951). Il est le numéro trois dans l’ordre protocolaire du Conseil de sécurité, derrière Vladimir Poutine, qui le préside et Dimitri Medvedev, vice-président. Il aurait peut-être exprimé un avis prudent, tendant à privilégier la négociation).

  • Vladimir Poutine (souriant) – Dans le cas contraire, vous proposez un processus de négociation ?
  • Sergueï Narychkine (bégayant)Non, je…
  • Vladimir Poutine – Ou de reconnaître la souveraineté ?
  • Sergueï Narychkine – Je...
  • Vladimir Poutine – Parlez sans détour !
  • Sergueï Narychkine (toujours bégayant, semblant terrorisé)Je … soutiendrai cette proposition sur … la reconnaissance…
  • Vladimir Poutine (l’interrompant)« Je soutiendrai » ou « je soutiens » ? Parlez sans détour Sergueï !
  • Sergueï Narychkine – Je soutiens la proposition…
  • Vladimir Poutine – Alors, dites-le : oui ou non ?
  • Sergueï Narychkine – Je le dis, oui. Je soutiens la proposition d’intégrer les Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk à la fédération de Russie.
  • Vladimir Poutine (rigolard) Mais on ne parle pas de cela ! On n’en discute pas ! On parle de la reconnaissance de leur indépendance ou non.
  • Sergueï Narychkine – Je soutiens la proposition de la reconnaissance de l’indépendance des Républiques de Donetsk et de Lougansk.

Ce fut une véritable humiliation pour ce personnage, réputé très proche de Vladimir Poutine.  On l’imagine, membre du Bureau politique du Parti communiste de l’Union soviétique, dans les années trente, Staline se jouant de son incapacité à formuler correctement la décision encore non exprimée, mais déjà prise, du patron.

La vidéo se termine par une courte séquence dans laquelle apparaît Victor Zolotov. Un fou furieux. C’est aussi un homme du KGB. Il a 66 ans. Il est général, vice-ministre de l’Intérieur. C’est lui le patron des forces de sécurité, les fameux OMON, qui sont autorisés à tirer sur la foule, si nécessaire. On le voit sur la célèbre photo du char sur lequel s'est hissé Boris Eltsine, en août 1991. Il est en haut, au-dessus de Korjakov, autre homme du KGB, à gauche de Boris Eltsine.

Victor Zolotov tient des propos stupéfiants :

  • Nous ne sommes pas voisins de l’Ukraine, nous n’avons pas de frontière avec l’Ukraine. Ce sont les Américains, les maîtres dans ce pays. Tous sont leur vassaux …

Puis, retour sur Vladimir Poutine :

  • Chers collègues, je vous remercie. J’ai écouté votre point de vue. La décision va être prise, aujourd’hui. Je veux vous remercier encore pour cette rencontre, cette séance.

La décision fut annoncée quelques heures plus tard, dans la soirée, après le long discours de Vladimir Poutine : La Russie reconnaissait l’indépendance des Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk.

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Peut-être trouvera-t-on là, dans cette vidéo, quelques motifs d’espoir dans un avenir qui s’annonce à bien sombre. Le peuple russe n’est pas avec Poutine dans la sale guerre qu’il va mener. Au plus haut sommet de l'Etat, ses soutiens dans sa folle décision sont fragiles. Et quand les cercueils des soldats rentreront en Russie, dans une situation économique dégradée par les sanctions, le peuple russe pourrait se lever. La classe politique russe, y compris les siloviki, pourrait le lâcher. Espérons que cela ne tarde pas. La résistance des Ukrainiens, la solidarité avec le peuple ukrainien, qui s’exprime dans tous les pays européens, et le sentiment de honte qui envahit maintenant les Russes, en Russie et à l'étranger, pourraient y aider.

Illustration 1

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