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Billet de blog 18 février 2024

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«La Montagne» : journal «indépendant», vraiment ?

J'interroge dans ce billet l'indépendance dont se targue le quotidien régional, titre emblématique du groupe Centre France qui se targue lui-même de couvrir «1/5e de l'Hexagone».

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L'indépendance est l'une des « valeurs fondatrices » du groupe Centre France, affirme le préambule de la charte de déontologie qu'il s'est récemment donné [1]. Le « vaisseau amiral » dudit groupe est le journal La Montagne, qui se trouve en situation de monopole dans sa zone de diffusion, c'est-à-dire l'Auvergne (Allier, Puy-de-Dôme, Cantal) et le Limousin (Corrèze et Creuse). Sa direction et ses rédactions font-elles effectivement preuve d'indépendance à l'égard des pouvoirs politiques et économiques nationaux et régionaux ?


A l'égard de la Macronie

• La direction du groupe La Montagne-Centre France a-t-elle fait preuve d'indépendance en octobre 2019, en faisant d'Emmanuel Macron l'invité d'honneur de son centenaire (voir ici, et ) et le préfacier de son livre-anniversaire ?

• La rédaction en chef de La Montagne a-t-elle fait preuve d'indépendance en mai 2019, en allant recueillir la parole présidentielle moins d'une semaine avant les élections européennes (lire ici et ) ?

Illustration 1
Le 22 mai 2019 était un mercredi.

• L'actuel président du conseil d'administration de la SA La Montagne, Alain Védrine, qui était alors le directeur général du groupe Centre France, a-t-il fait preuve d'indépendance en janvier 2018, en allant déjeuner au lac Chauvet avec Emmanuel Macron et Michel Charasse (lire ici et ) ?

• Une journaliste membre de la direction des rédactions a-t-elle fait preuve d'indépendance le 7 mai 2017, en publiant peu après l'annonce des résultats du second tour de l'élection présidentielle le tweet suivant : « Ça c’est fait, maintenant votez aux législatives pour donner une majorité au nouveau président de la République #Macron » ?

• Les journalistes et éditorialistes de La Montagne font-iels preuve d'indépendance, lorsqu'à la suite du pouvoir en place, iels classent à l'extrême gauche La France Insoumise (lire ici et ) et la calomnient ?

• Actionnaire de référence du groupe, la fondation Varenne, dont la création en 1988 doit beaucoup à Michel Charasse [2], est présentée comme la garante de la pérennité et de l'indépendance de Centre France (lire ici et ). Depuis septembre 2020, les président et vice-présidente de la fondation sont respectivement Jacques Mailhot – qui n'a jamais caché sa proximité avec de nombreux hommes politiques, dont l'inévitable Michel Charasse – et l'ancienne ministre de la Justice et nouvelle ministre de l'Education nationale d'Emmanuel Macron, Nicole Belloubet [3]. Dans ces conditions, la fondation peut-elle être elle-même considérée comme indépendante du pouvoir en place ?

• La direction du groupe Centre France est-elle en mesure de faire preuve d'indépendance, quand, selon l'hebdomadaire Challenges, l'actuel président de la holding La Montagne-Centre France, Nicolas Mérindol, « connaît bien [et] soutient sans équivoque depuis des années Emmanuel Macron » ?


A l'égard de Laurent Wauquiez

Le dernier rapport d'impact nous apprend que Centre France Publicité a réalisé en 2022 un chiffre d'affaires de près de 35 millions d'euros, soit plus de 20% du chiffre d'affaires total du groupe (163 millions d'euros). Mais on ne connaît toujours pas le chiffre d'affaires que réalise chaque année Centre France avec la Région Auvergne-Rhône-Alpes, que préside Laurent Wauquiez depuis 2016. J'avais posé la question au médiateur de La Montagne en avril 2022 : il n'a pas souhaité répondre [4]. Alors j'ai collecté les nombreux encarts publicitaires et partenariats liés à la Région Auvergne-Rhône-Alpes qui ont paru en 2023 dans les pages de La Montagne :

• Peut-on se dire indépendant, et en même temps accepter que le logo de la Région (du même bleu que celui des affiches et bulletins des listes Wauquiez, ainsi que des panneaux qui ont fleuri ces dernières années dans nos communes) apparaisse aussi régulièrement dans les pages du journal ?

• Peut-on se dire indépendant, et en même temps laisser les communicants du président de région s'approprier la « une » du journal (voir ici et ) et la case d'ordinaire réservée aux « Propos d'un Montagnard » (lire ici et ) ? [4’]

Illustration 2
En bas à gauche.

• Peut-on se dire indépendant, et en même temps accepter que les principaux hors-séries du groupe soient publiés en partenariat avec la Région (Salon de l'élevage, Tour de France, cinéma) ?

• Peut-on se dire indépendant, et être en même temps invitée au fameux Dîner des sommets de juin 2022, comme ce fut le cas de la directrice générale du groupe Centre France, Soizic Bouju (qui ne s'y est toutefois pas rendue, sans qu'on sache pourquoi, contrairement à ses homologues du Progrès et du Dauphiné) ?

• Peut-on se dire indépendant, et en même temps chercher à faire des collectivités et des entreprises locales (à propos desquelles les rédactions sont censées enquêter) des clients ? A l'automne dernier, des « publi-rédactionnels » ont par exemple informé les maires des services que propose Centre France Solutions pro.


A l'égard des pouvoirs économiques :

• La direction du groupe Centre France a-t-elle fait preuve d'indépendance en juin 2020, en nommant l'ancien président de Michelin, Jean-Dominique Senard, au conseil d'administration de la SA La Montagne, « maison mère du groupe de presse et de communication Centre France » ? Même question pour le responsable de la rubrique rugby du journal, lorsqu'il a parlé d'« acharnement » de la part de l'ancien international Sébastien Vahaamahina à l'égard de l'ASM Clermont Auvergne, si liée à la firme au Bibendum.

• Les rédactions de La Montagne font-elles preuve d'indépendance, en consacrant des articles à l'entreprise Dômes Pharma, sans préciser aux lecteurs et lectrices que sa présidente siège depuis 2020 au conseil d'administration de la SA La Montagne (lire notamment ici, et ) ?

• Les rédactions de La Montagne font-elles preuve d'indépendance vis-à-vis des multinationales Danone (implantée à Volvic), LVMH (lire ici et ), L'Oréal (lire notamment ici et ) ou Imerys (lire ici et ) ?

Illustration 3
Au relais de la communication du groupe Imerys.

• La direction du groupe Centre France peut-elle faire preuve d'indépendance, alors qu'au sein de l'association Objectif Capitales, elle côtoie les représentant·es des grandes entreprises (Michelin, Limagrain, Théa) et du patronat local (CCI, MEDEF, CPME) ?

• Les rédactions de La Montagne peuvent-elles faire preuve d'indépendance, alors que le groupe Centre France organise chaque année les Trophées des entreprises, et qu'il s'apprête à lancer les Trophées de l'agriculture ? Fin 2022, j'avais posé au médiateur plusieurs questions à ce sujet : il n'avait pas non plus souhaité répondre.

• Les rédactions de La Montagne peuvent-elles faire preuve d'indépendance, alors que le groupe Centre France est aussi un acteur du secteur événementiel, qui co-organise notamment les festivals Ailes et Volcans et Brive festival, ainsi que le Carrefour national pêche et loisirs ?

• Les rédactions de La Montagne peuvent-elles faire preuve d'indépendance, alors que les suppléments « Bien(s) chez vous » et « Ensemble(s) » sont conçus pour offrir respectivement aux annonceurs « des contextes de proximité pour leur communication » et « une prise de parole proche géographiquement de leurs cibles » [5] ?


Dans l'Allier

• La rédaction en chef de La Montagne fait-elle preuve d'indépendance, en maintenant à son poste le responsable de l'agence de Vichy (lire notamment ici, et ) ?

• Les journalistes de l'agence vichyssoise peuvent-iels faire preuve d'indépendance, alors que des partenariats lient le journal qui les emploie à la mairie de Vichy (pour les Grandes rencontres), à Vichy Communauté (pour les Trophées des entreprises), à la Société des courses (lire ici et ) ou à la JAV (un supplément de huit pages a été inséré dans l'édition du 23 mai 2023) ?

Illustration 4
Page 2 du cahier spécial « Festi'BD » (8 pages) inséré dans l'édition du 23 mars 2023.

• Le chef de l'agence moulinoise de La Montagne a-t-il fait preuve d'indépendance, en qualifiant l'affaire Périssol de « serpent de mer », sans qu'il en ait pourtant jamais été question précédemment dans les pages de son journal (lire notamment ici et ), ou en vantant les qualités d'une préfète au bilan pourtant très discutable ?

• Les journalistes de l'agence moulinoise peuvent-iels enquêter sur les raisons des difficultés que rencontre actuellement l'association Viltaïs (340 salarié·es), alors que le journal est partenaire du festival Festi'BD que celle-ci organise chaque année ?

• Les responsables des agences bourbonnaises de La Montagne font-iels preuve d'indépendance, quand les « Indiscrétions » de l'édition dominicale prennent l'allure d'un bulletin de liaison de la droite locale (lire ici et ) ?


Le médiateur du journal

• Le médiateur de La Montagne peut-il faire preuve d'indépendance, alors qu'il est aussi le « chef de l'actu » du journal ? Rédacteur en chef adjoint, il a été précédemment chargé de « l'engagement » [6] et des « opérations spéciales » de l’ensemble des titres du groupe Centre France.

• Le médiateur fait-il preuve d'indépendance dans la page qu'il coordonne chaque jeudi dans la rubrique « Magazine/Médias » de La Montagne ? Il n'y est par exemple pas question de l'évolution des chiffres de vente (– 5,5 % entre 2021 et 2022), des mouvements de grève des salarié·es (entre janvier et mars 2023, l'impression du journal a été partiellement ou entièrement empêchée à neuf reprises) ou des relations très dégradées entre la direction et les organisations syndicales (au moins depuis 2021, lire ici et ) ; non plus du comité exécutif qui cornaque depuis peu la direction du groupe [7].

Illustration 5
Le fameux ours d'Auvergne.

Les cinq dernières chroniques du médiateur ont porté sur : le souvenir laissé par Robert Badinter ; les droits de la Sacem sur les musiques diffusées lors des enterrements ; la récente mobilisation des agriculteurs ; le séjour en Corrèze de Keanu Reeves à Noël ; la conférence de presse élyséenne du 16 janvier.

A ma connaissance, le médiateur n'a pas donné d'informations jusqu'ici sur les accords conclus (ou non) par le groupe Centre France avec les GAFAM, à la suite de l'accord-cadre sur les droits voisins signé par l’Alliance de la presse d’information générale et Google en janvier 2021.

Le médiateur de La Montagne avait écrit fin 2022 que le journal s'était montré cette année-là « à la remorque de plusieurs confrères [et consœurs] sur l'investigation » [8]. Cette situation peut-elle avoir un lien avec les éléments listés ci-dessus ?


[1] La Charte de déontologie des journalistes du groupe Centre France renvoie notamment à la Charte d'éthique professionnelle des journalistes. « L'indépendance » est également revendiquée par l'actuelle directrice générale du groupe dans le texte qu'elle a publié dans le rapport d'impact de décembre dernier, ainsi que sur cette page retraçant l'histoire du groupe.

[2] Michel Charasse fut lui-même administrateur de la fondation Varenne de 2017 à son décès en février 2020. L'ancien ministre du Budget (1988-1992) était toujours membre du Conseil constitutionnel (2010-2019), donc tenu à une obligation de réserve, lorsqu'il est entré au conseil d'administration de la fondation Varenne en 2017, puis lorsqu'il a organisé le déjeuner de janvier 2018 au lac Chauvet.

[3] « Michel Charasse est devenu un proche conseiller du soir d'Emmanuel Macron depuis son élection. C'est lui qui a suggéré au président de nommer [en juin 2017] son ancienne collègue au Conseil constitutionnel, Nicole Belloubet, au poste sensible de ministre de la Justice. » Source : Le Grand manipulateur. Les réseaux secrets de Macron, Marc Endeweld, éd. Stock, avril 2019, p. 180.

[4] Cf. l'appel à la transparence sur les aides aux médias des collectivités locales lancé en novembre 2021 par la rédaction de Marsactu.

[4’] Réactualisation du 10.07.2024 : dans Médiacités, je découvre que l’ancien directeur de cabinet de Laurent Wauquiez à la mairie du Puy-en-Velay, Emmanuel Boyer, a été ces dernières années « conseiller spécial chargé de l’événementiel à la Région » et qu'il reste « un membre influent du conseil d’administration de L’Eveil de la Haute‐Loire », depuis le rachat du titre par le groupe Centre France en 2013 (lire ici et ). 

[5] Actualités du site Centre France, avril 2021 et novembre 2022.

[6] Extrait – qui me paraît à plusieurs égards problématique – du préambule de la Charte de déontologie du groupe : « Tout en conservant son esprit critique et indépendant, le journal partage le destin de son territoire et son identité. Il contribue à développer du lien social, il est soucieux de son développement économique, ainsi que de son rayonnement culturel. Il peut faire le choix de s'engager en faveur de dossiers ou de causes servant l'intérêt général du territoire. »

[7] Notons toutefois qu'il est question dans le dernier rapport d'impact des aides directes à la presse qu'a perçues Centre France en 2022 (686 000 euros pour La Montagne et 1,9 million d'euros pour l'ensemble du groupe, soit 1,2% de son chiffre d'affaires) : « Près de 90% de cette somme [a été consacrée] au portage de nos journaux auprès de nos lecteurs », y est-il précisé.

[8] Le médiateur faisait notamment allusion à l'enquête du site d'investigation indépendant Mediacités sur les méthodes du groupe Alma sur ses sites de Châteldon (Puy-de-Dôme) et Saint-Yorre (Allier). L'attitude du responsable de l'agence de Vichy et de la rédaction en chef de La Montagne avait alors provoqué ma saisine du Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM). Dans le rapport d'impact paru le 8 décembre 2023, je n'ai trouvé aucune occurrence du mot « investigation ».

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