Moulins, 11h28 - Nîmes Centre, 18h02, via une brève correspondance à Clermont-Ferrand. Ce samedi 6 mars, Marie-Françoise Lecaillon a la possibilité d’emprunter la fameuse ligne ferroviaire des Cévennes pour gagner la capitale gardoise et y prendre dès lundi ses nouvelles fonctions préfectorales.
Que cette possibilité lui soit offerte ce samedi relève du miracle :
- car aucun train ne circulait plus sur la ligne il y a encore quelques mois [1] ;
- car l’autre grande ligne du Massif central, celle de l’Aubrac, vient d’encaisser un méchant coup d’arrêt [2] ;
- car l’Etat français abandonne consciencieusement son réseau ferré [3], particulièrement ses petites lignes, et « froisse » ainsi tout un pays [4].
En choisissant la ligne des Cévennes ce samedi, Madame Lecaillon :
- ferait le choix de la raison : le tracé jusqu’à Nîmes est de loin le plus direct ;
- ne perdrait pas beaucoup de temps par rapport à la route (6h30 contre 5 heures par l’A7 ou l’A75, selon Viamichelin, qui ne mesure pas la fatigue occasionnée par un tel voyage) ;
- aurait le plaisir d’arriver en plein centre-ville, à 200 mètres de son nouveau bureau de l’avenue Feuchères ;
- contribuerait à ce que l’Etat commence enfin à tenir ses engagements de réduction des gaz à effet de serre [5] ;
- prendrait connaissance, à partir de Ponteils-et-Brésis (dans la pointe nord du Gard, entre Villefort et Génolhac), du nouveau territoire qu’elle est chargée d’administrer [6];
- joindrait l’utile à l’agréable : le Cévenol, qui vient de fêter son 150e anniversaire, continue de proposer au voyageur un décor somptueux — un bel antidote à «l’insensibilité», par les temps qui courent !
Sur le plan ferroviaire, le passage en Bourbonnais de Marie-Françoise Lecaillon aura correspondu à l’accélération de la dégradation de la ligne Paris-Bercy ─ Clermont-Ferrand (malgré divers travaux en cours) et à l’aggravation du scandale Montluçon (voir ici et là, lire ici et là). En validant début 2019 la fermeture de la voie Commentry-Moulins, la préfète a d’ailleurs contribué à entamer les capacités de rebond de la ville, qui vient de passer sous la barre des 35.000 habitants [7]. La seule embellie vient d’une initiative citoyenne : la coopérative Railcoop s’apprête à faire revivre le Bordeaux-Lyon, via Montluçon, Gannat (par où passait le Paris-Nîmes jusque dans les années 1930) et Saint-Germain-des-Fossés.

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Comme promis dans le chapô, voici venu le temps de faire le bilan (autre que ferroviaire) de l’action de Madame Lecaillon dans l’Allier :
Route : elle a lancé, dans la précipitation et en pleine crise sanitaire, les travaux (depuis longtemps indispensables) de mise à 2x2 voies de la Route Centre Europe Atlantique (aka « la route de la mort »), qui vient rejoindre la longue liste des routes françaises privatisées (lire ici).
Pont : elle a lancé, dans des conditions tout aussi discutables, la construction du second pont de Moulins, un mois avant les élections municipales et malgré l’avis défavorable des commissaires enquêteurs (lire ici, là et là).
MNA : la préfecture a mené une politique inhumaine à l’égard des mineurs isolés étrangers (dits « mineurs non accompagnés »), qui a contraint une centaine d’entre eux à quitter leur apprentissage dans des conditions juridiques extrêmement douteuses, et ce dès l’année 2018-2019, c’est-à-dire deux ans avant que la grève de la faim de Stéphane Ravacley ne vienne jeter une lumière crue sur l’attitude des préfectures françaises en la matière (lire ici, là, là et là).
Intégration : nouvelle illustration de l’hostilité de l’Etat à l’égard des étrangers, avec cette famille kurde enracinée à Moulins et subitement séparée à la fin de l’année 2019 (lire ici et là).
Eau : face aux sécheresses à répétition et aux préoccupantes difficultés qu’elles occasionnent chez les agriculteurs bourbonnais, la préfète s’est contentée de constater les dégâts et de promouvoir, comme son homologue du Puy-de-Dôme, « bassines » et « retenues collinaires » (lire ici et là), dont on sait pourtant qu’elles créent davantage de problèmes qu’elles n’en résolvent (lire notamment ici et là).
Elevage industriel : la « porcherie géante » de Barrais-Bussolles a fini par voir le jour, et avec elle les problématiques liées à ce type d’établissements, particulièrement celle du bien-être animal (voir aussi ici).
Services publics : neuf trésoreries rurales s’apprêtent à fermer (en vue de fournir « un service public plus efficace et plus proche des citoyens [sic] »), les agents du tribunal de Cusset ont froid l’hiver, le guichet de la gare de Saint-Germain-des-Fossés n’a pas cessé d’être en sursis, etc., etc., etc.
Covid : de la politique sanitaire menée par la préfecture (dans un département, pour rappel, à peu près totalement épargné par la “première vague”), je n’ai retenu que deux termes (« rappel à l’ordre » et « contrôles ») et un communiqué lapidaire (pour envoyer tout le monde chez soi à 18 heures).
Je n’avais su comment interpréter l’absence de Madame Lecaillon du dernier mercato d’été. Puisqu’elle rejoint le Gard (745.000 habitants), après l’Allier (335.000 habitants) et la Haute-Saône (235.000 habitants), j’arrive à la conclusion que le ministère de l’intérieur apprécie son profil et hâte son avancement [8].
Mais j’oubliais : demain dans le Cévenol, faut-il prévoir un supplément pour Darwin ?

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Notes :
[1] Pour en savoir plus sur la ligne des Cévennes (créé en 1955, « le Cévenol » n’existe plus officiellement), lire en particulier ce reportage paru sur Reporterre en janvier 2018 et le triptyque que le blog Rail du Sud lui a consacré en juin 2020 (ici, là et là). Voir aussi le site de la ligne et son compte twitter.
[2] En janvier a été annoncée l’interruption du trafic entre Saint-Chély-d’Apcher et Neussargues. Lire notamment la réaction des associations d’usagers, un récent article paru dans Libération (sur l’acheminement des matières premières à l’usine ArcelorMittal de Saint-Chély), ainsi qu’un reportage diffusé dans le journal de 13 heures de France 2.
[3] Lire notamment la très complète BD (ou « roman graphique ») d’Erwan et Gwenaël Manac’h, Un train d’enfer, parue en septembre 2020 aux éditions La Ville Brûle (aussi un entretien avec l’un des auteurs et le compte twitter du livre).
[4] « Froisser un pays », chronique (en accès libre) de l’historien Johann Chapoutot parue dans Libération le 16.05.2019. Extrait : « On froisse donc un pays, au rebours de ce que l'on a fait pendant des siècles. La monarchie avait veillé à construire des routes et à créer une Poste, que les régimes ultérieurs perfectionnèrent, jusqu'à assurer, en République, que chaque lettre serait délivrée partout au même tarif, au nom de l'égalité territoriale. La République, IIIe du nom, y ajouta, outre l'école, le train, en édifiant un réseau ferré dense, qui desservait les bourgs les plus modestes, voire des villages reculés. La IVe, puis la Ve y ajoutèrent l'électricité : la plus humble et la plus lointaine des fermes devait pouvoir jouir du raccordement au réseau d'EDF. Le travail fourni fut titanesque, justifié par cette maxime simple : l'Etat devait permettre à chacun de vivre où il le souhaitait, et à chaque portion du territoire national d'être habitée, et de prospérer. » L’auteur a poursuivi sa réflexion quelques mois plus tard dans une nouvelle chronique, « Macron ou le triomphe de la destructrice pensée néolibérale », réflexion qui fait notamment écho à celles de Barbara Stiegler et de Romaric Godin.
[5] Pour rappel : l’Etat vient d’être condamné pour « carences fautives » dans la lutte contre le réchauffement climatique, suite au recours introduit par plusieurs ONG devant la justice administrative ; en moyenne, selon Greenpeace, un déplacement en train émet au moins 10 fois moins de CO2 que le même trajet en voiture.
[6] En gare d’Alès (sous-préfecture du Gard), Madame la préfète songera peut-être à l’un de ses prochains dossiers : le projet de réouverture de la ligne Alès-Bessèges, qui a récemment fait l’objet d’un coup de projecteur venu de Suisse (lire ici et voir là).
[7] La fermeture de la ligne Commentry-Montluçon, consécutive « à une consultation de l’Etat et des collectivités locales », a notamment pour effet d’obérer la possibilité d’une liaison de Montluçon à Paris via la ligne Paris-Clermont. Il se trouve aussi que les maires de Montluçon et Moulins semblent préférer les « voies vertes » aux trains qui roulent (lire ici et là). La Fnaut-Auvergne préconise pour sa part de ne pas envisager de telles voies cyclistes et piétonnes « sur des infrastructures ferroviaires susceptibles de réouverture à un usage de transport ferré ».
[8] Exemples récents de la politique RH de la place Beauvau (outre l'emblématique "cas" Lallement) : le préfet des Alpes-Maritimes (novembre 2016-avril 2019) et son directeur de cabinet (janvier 2015-mai 2017), dont les décisions ont alors été plusieurs fois annulées par la justice administrative « pour atteinte grave et manifestement illégale au droit d’asile », ont été par la suite promus, le premier à la tête de la préfecture de Seine-Saint-Denis, le second à l’Elysée (il est aujourd'hui le directeur adjoint du cabinet de M. Darmanin) ; à la tête de la direction générale des étrangers en France (DGEF) se trouve depuis juillet 2020 l’ancien préfet des Pays de la Loire et de Loire-Atlantique, dont le séjour à Nantes a notamment été marqué par une déclaration sur la PMA, la répression violente de nombreuses manifestations et le décès de Steve Maia Caniço suite à une charge des forces de police sur les quais de Loire.
[9] Réactualisation du 24.03.2024 : lors de l’audience qui s’est tenue le 14 décembre 2023 devant le tribunal correctionnel de Cusset (lire ici et là), on a appris que Mme Lecaillon et le maire (LR) de Moulins, Pierre-André Périssol, ont eu quatre entretiens entre janvier 2018 et janvier 2019. Ces douze mois correspondent à la fois à la première année de Mme Lecaillon dans l’Allier et à la période où s’est décidée la fusion de Moulins Habitat et de l’Opac de Commentry dans la coopérative Evoléa (entité du groupe Arcade-VYV).