Depuis début mai, on ne parle plus que de ça : le fameux protocole sanitaire de près de 60 pages, arrivé dans les mairies une semaine seulement avant la réouverture des premières écoles le 11 mai. Les contraintes étaient telles pour les élus et les professeurs que le retour "progressif" des élèves en classe s'est fait au compte-gouttes. Seulement un quart des effectifs un mois après, 1,8 million d’écoliers sur 6,7 millions (Le Monde). Et donc, près de cinq millions d'enfants du primaire toujours chez eux au grand dam des parents exaspérés, sommés de retourner sur leur lieu de travail mais sans solution d'accueil pour leurs progénitures.
Alors le Président, qui avait décrété que ce retour en classe se ferait en laissant le choix aux familles, a décidé de revenir à la règle de l'obligation scolaire. Certains lui auront reproché de ne pas avoir précisé, dimanche dernier, si le protocole allait rester en vigueur. Patience donc. Car après l'allocution du 14 juin, le nouveau guide sanitaire est enfin sorti le 17 juin (1). Allégé jusque dans son nombre de feuillets, il est effectivement moins contraignant. Mais une nouvelle règle de distanciation physique apparaît en lieu et place des 4 m² par enfant : une distanciation latérale et frontale d'un mètre au minimum.
Forcément, chacun comprend qu'il y a quelque chose qui cloche là-dedans. Et pour cause : cette nouvelle règle de précaution ne permet de grignoter que quelques places, mais pas assez pour faire asseoir un effectif au grand complet. Dans ma classe de 29 CM1/CM2, je passe ainsi d'une dizaine de places à dix-huit en interdisant tout déplacement et en rognant sur les espaces contraints (entrée, sortie de secours, espaces de circulation ou devant le tableau). Mais où mettre mes onze autres élèves ? Certes, le protocole est accompagné de plusieurs propositions d'aménagement mais c'est parfois baroque au point de rappeler une partie de Tetris mal engagée ou bien la recherche d'une meilleure occupation des sols dans un élevage de poulets.
Or, au lieu de se casser la tête et de s'arracher les cheveux, les enseignants eurent été mieux inspirés de regarder la télévision comme l'atteste l'article de Faïza Zerouala :https://www.mediapart.fr/journal/france/170620/le-retour-l-ecole-s-organise-en-catastrophe
La réponse a toute nos difficultés de capacité d'accueil se trouvait dans cette interview du ministre, le jour même sur Public Sénat :
Quand le journaliste signale au ministre que des représentants des enseignants l'alertent sur le fait que, d'ici le 22 juin, ils ne seront pas prêts pour appliquer son protocole, il répond : "Si, nous serons prêts [...], les règles de distanciation physiques font que ce sera faisable". Jean-Michel Blanquer, le ministre qui sait à votre place. Et effectivement...
=> En maternelle, il n'y a plus de distanciation physique par "réalisme". En effet, "« On sait que ce n’est pas facile de faire respecter cette distanciation physique et puis parce que le conseil scientifique nous a dit que pour cet âge-là, on peut faire ça, d’après les données que nous avons ». Donc, depuis le départ, le protocole du 3 mai n'était pas faisable. Chacun appréciera. Voilà des semaines que nous étions quelques-uns à le dénoncer et je ne m'en suis pas privé(2).
=> En élémentaire, « c’est assez voisin » dit le ministre. « On essaye de faire respecter un mètre. Mais dans certaines classes, lorsque nous recevrons tous les élèves, parfois, on sera obligé d’avoir un peu moins d’un mètre donc c’est possible d’avoir un peu moins d’un mètre ».
Donc même allégé, le nouveau protocole reste en bien des endroits irréalisable avec une classe entière. Cela aussi, nous l'avions annoncé et dénoncé :
https://blogs.mediapart.fr/sylvain-grandserre/blog/150620/le-compas-cest-pas-con
Conclusion : il faut respecter une distanciation physique d'au moins un mètre d'après le ministre, mais si on ne peut pas, c'est possible de ne pas respecter dit Jean-Michel Blanquer. Ce thuriféraire des neurosciences a visiblement des problèmes de communication entre les deux hémisphères. Désormais, le contre-ordre arrive avant l'ordre ! Pire, le mètre de distance figure bien dans le décret publié en début de semaine. Il faut donc désobéir pour obéir !
Mais pas sûr que cet happy end fasse rire les enseignants pourtant libérés de toutes ces contraintes. Qu'on songe à toute cette énergie et tout ce temps perdu dans le déménagement des classes, les coups de fil, les mails explicatifs aux parents, les échanges avec les élus et les collègues, les sondages auprès des familles, les messages des inspections, les discussions avec le personnel communal, tout ça pour finalement annoncer que si on ne peut pas, bah, on ne fait pas. C'était tellement simple, pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt ? Puissions-nous nous en souvenir à l'avenir !
Sylvain GRANDSERRE
Maître d'école en Normandie
Auteur de "UN INSTIT NE DEVRAIT PAS AVOIR À DIRE ÇA !" (ESF/LA CLASSE)
1/ Dans mon académie, une première version du protocole allégée a été envoyée à 15h12, sans qu'y figure la précision donnée par le ministre dans son interview. C'est seulement dans une version corrigée adressée aux écoles à 18h07 mercredi 17 juin que cette obligation facultative (si j'ose dire) était communiquée officiellement.
2/ Quelques dénonciations de cette situation ingérable :
=> https://actu.fr/societe/ecoles-seine-maritime-cette-situation-est-une-forme-maltraitance-selon-sylvain-grandserre_33641522.html
=> http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2020/04/29042020Article637237432605119536.aspx
=> https://blogs.mediapart.fr/sylvain-grandserre/blog/180520/quand-le-ministre-cafouille-les-instits-bidouillent