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Billet de blog 30 août 2024

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PàP comme porte-à-porte

Comme à bord d'un chariot parcourant à vive allure une série de pentes et de descentes, le porte-à-porte impose de ressentir et de communiquer des passages soudains d'un état à un autre. Dans ce billet, je m'exprime à titre personnel et propose un retour d'expérience en forme de récit romancé et non exhaustif.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

I

« Ce sont les Européens qui ont organisé les migrations massives en pratiquant du XVIIe au XIXe siècle, la traite des Noirs ; ils firent ensuite venir des ouvriers indiens, fournis par contrats aux plantations anglaises de canne à sucre, des Antilles à l’île Maurice, de la Guyane aux îles Fidji ; puis des ouvriers chinois à Madagascar, et même en France, en 1918… »

René Dumont, Un monde intolérable. Le libéralisme en question (Seuil, 1988)

Lancement de campagne

« − C’est qui ?

− Bonjour, Madame, nous venons au nom du Nouveau Front Populaire. Nous faisons le tour du quartier pour échanger avec les habitantes et les habitants au sujet du contexte politique actuel et des élections législatives à venir. Est-ce que vous pourriez nous ouvrir la porte, s’il vous plaît ? »

Le signal électrique commande l’aimant : quelque part dans l’immeuble, quelqu’une consent à déverrouiller la porte du hall et nous y introduit. Nous quittons le rez-de-chaussée, laissons nos bouteilles sur une marche et montons directement au quatrième étage. Il y a trois appartements par étage, quatorze dans l’édifice avec ceux du RdC. Tout en haut, un adolescent somnolant nous ouvre la deuxième porte. Nous nous présentons. Son père nous rejoint sur le palier. Celui-ci nous apparaît tout à la fois intrigué, hostile et surtout apeuré.

« − Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ?

− Pas la nationalité.

− Et vous aimeriez pouvoir voter ?

− Je veux vivre tranquille, je ne veux pas de problème.

− D’accord, mais vous avez quand même des idées, des valeurs, vous avez le droit de vous exprimer…

− Je ne veux pas de problème, pas la nationalité.

− Et qu’est-ce que vous pensez de la situation actuelle en France ?

− Je ne veux pas de problème. »

Nous comprenons mieux les réticences et l’inquiétude manifeste de cet homme quelques secondes plus tard, en écoutant patiemment les « chaînes d’équivalence » [1] qu’établit une infirmière à la retraite, laquelle nous a ouvert la porte suivante.

« − Vous voyez, mademoiselle, ça fait 25 ans que je vis dans cet HLM, et je suis bien ici, je ne veux pas partir, mais je ne vais jamais en vacances… ou chez ma sœur ! forcément, je touche à peu près 1 200€ ou pas beaucoup plus et on m’a enlevé 20€ récemment, alors quand je vois toutes ces familles turques avec trois ou quatre enfants qui parviennent à quitter le quartier pour emménager dans les pavillons à côté, − alors que seul le mari travaille ! −, je me dis que, quand même… on est déjà trop généreux en France !

− Écoutez, je crois qu’il faut pas mettre tous les maux dans le même sac, s’il y a encore de la mobilité sociale dans ce pays, c’est plutôt un bon point. En vrai, le hic dans ce que vous me dîtes c’est votre retraite, et nous justement, on est pour la revalorisation de toutes les pensions de retraite avec le SMIC comme boussole, et on veut justement augmenter le montant du SMIC, sans toucher aux cotisations sociales. Cherchez pas dans d’autres programmes un truc équivalent, ça y est pas. Votre retraite, Madame, c’est du salaire différé, rien d’autre, et par rapport au système de redistribution dans l’ensemble, genre tout ce qui va être APL, CAF, machin, bah celles et ceux qui disent qu’on est plus capable de le financer parce qu’il y aurait de la dette ou quoi, nous justement on leur dit d’aller voir dans les paradis fiscaux déjà, parce qu’on nous en met des tartines sur la dette et comme quoi c’est les étrangers qui viennent prendre l’argent du pays mais en attendant, on parle jamais des rémunérations des actionnaires des conseils d’administration des grandes entreprises, ni de tout l’argent que ces sociétés envoient aux Caïmans, en Irlande, tout ça. Nous on a bien taffé sur le sujet, avec plein de collectifs, d’assos et de syndicats, et on sait où et comment aller récupérer tout cet argent et il y en a, vraiment, beaucoup.

− Oh, ça, c’est bien vrai mais je ne me plains pas de ma retraite, hein, je suis bien comme ça. »

Un jeune homme avec un sac de sport en bandoulière arrive au pas de course des escaliers, nous salue poliment, saisit au passage un de nos tracts d’Attac puis s’engouffre derrière la porte où nous avons frappé précédemment. Elle, heureuse de pouvoir parler politique à sa porte, dit-elle, reprend avec entrain, sans compter que « c’est la première fois ». Je ne m’appesantis pas sur la teneur de l’ensemble de notre échange mais en gros, après nous avoir poliment permis de lui donner le change concernant l’énième contre-réforme du régime des retraites, elle confirme toutefois ce que nous pressentions :

« − Vous savez, je n’ai rien contre les autres cultures − elle fait mine de s’introduire un os ou une fine baguette lui transperçant les cloisons nasales, son index comme un bijou – je ne suis pas raciste, j’ai fréquenté des hommes noirs durant ma jeunesse, mais je pense vraiment qu’il est préférable que chacun reste chez soi. Il faut préserver les traditions de tout le monde. Personnellement, je suis catholique, pratiquante, et ça c’est parce que c’est l’histoire de la France. C’est l’Histoire. Je ne veux pas qu’on perde ça. Les mélanges, vous savez, ça ne marche pas.

− Bah… nous on croit plutôt que c’est la xénophobie qui devrait pas fonctionner.

− Ah mais je ne suis pas raciste, hein, comme je vous l'ai dit je suis sortie avec des africains dans ma jeunesse, ils étaient très beaux et grands mais ils savaient s’adapter. Ils apprenaient les mots, venaient fréquenter les mêmes endroits que nous. Aujourd’hui, les gens qui viennent d’Afrique viennent avec leurs traditions, et c’est normal, mais nous nous avons les nôtres. Prenez toutes ces femmes voilées, par exemple, moi je ne supporte pas ça. Et maintenant, elles sont voilées de plus en plus jeunes parce qu’elles sont tenues par des hommes qui les surveillent. Vous comprenez ?

− Écoutez, nous on pense que les discours qui mettent en avant les différences culturelles pour mieux justifier le manque de contrôle des gens sur les politiques économiques ne font que contourner le problème. Une fois encore, on désigne à la vindicte des gens qui ne sont pas responsables des inégalités, simplement parce qu’il y aurait une différence de couleur, d’origine… En espagnol, on parle de « chivos expiatorios », en gros des bouc-émissaires. Vous voyez ? c’est trop facile d’aller chercher des bouc-émissaires et de rien dire sur l’évasion fiscale, par exemple. »

Bilan provisoire de ce premier PàP : un quart d’heure, deux foyers visités sur trois d’un même étage, deux tracts distribués et la seule électrice potentielle avec qui nous ayons un tant soit peu échangé s’est révélée être sympathisante du maire RN [2], xénophobe et… homophobe [3]. Prégnant est le gap entre nos aspirations militantes et celles de ces voisin‧es. La douzaine de journées de campagne ne suffiront évidemment pas pour enrayer l’hégémonie culturelle de l’extrême droite ; nous agirons toutefois avec et sur cette réalité [4].


Même si nous avons l’espace d’un court moment semé le doute en elle en relevant dans son discours certaines contradictions (notamment son intérêt pour les médecines orientales alors qu’elle prétendait mordicus que les cultures ne doivent pas se mélanger), et qu’elle a elle-même montré de l’intérêt pour Manon Aubry (surtout l’aspect protectionniste de l’argumentaire économique de la France Insoumise), nous avons par exemple clairement buté avec cette personne sur des limites en matière de tolérance/tolérable.

Au fur et à mesure qu’elle nous expliquait son positionnement social (et idéologique), je me suis d’ailleurs souvenu à l’écoute de cette sympathisant‧e d’extrême droite d’un article de Mediapart où s’entretenaient Fabien Escalona et Félicien Faury, alors que paraissait Des électeurs ordinaires (Seuil, 2024). Ce dernier aborde l’articulation encore entretenue par le RN entre l’inquiétude réelle ressentie par ses sympathisant‧es vis-à-vis des « enjeux de la redistribution » des richesses et une vision ségrégationniste de la société.

Nous convenons donc en redescendant les escaliers et au fil des portes demeurant fermées qu’il nous faudra surtout nous focaliser à l’avenir sur les secteurs où se concentrent le plus d’abstentionnistes, ainsi que nous l’avions évoqué précédemment en nous rendant à la Préfecture pour consulter les listes d’émargement après les élections européennes. Faute de temps au regard de la campagne type blitzkrieg à mener, mais aussi parce que cela nous semble, à cet instant, plus facile que de se frotter d’emblée aux réactionnaires.

Il y aurait par ailleurs beaucoup à dire sur l'ensemble de nos démarches au cours de ces trois semaines de campagne mais sans doute un autre format conviendrait-il mieux, ainsi que davantage de temps. Ces raisons font que je ne m'attarderai que dans une certaine mesure sur l'analyse de nos initiatives dans ce billet. Néanmoins, nous nous attellerons à cette tâche ultérieurement si des lectrices et des lecteurs estiment qu'il serait utile et judicieux d'en proposer un décryptage plus poussé.


« − Bonjour, c'est pour quoi ?

− Bonjour, Madame, nous militons pour le Nouveau Front Populaire et souhaiterions vous présenter notre candidat dans la circonscription. C’est Raphaël Arnault, il a 29 ans, il est assistant d’éducation et il gagne entre 1 300 et 1 600€ par mois. Parmi les éléments du programme qu’on compte défendre, il y a par exemple la hausse du salaire minimum, et on pense que Raphaël serait justement à même de la porter au Parlement, bec et ongles. Voilà ! Et vous, qu’est-ce que vous pensez de la situation politique actuelle, Madame ?

− MOI ? Moi, je vote pas, moi. C’est ma religion qui me l’interdit. Elle nous montre le zouac sur sa main.

− D’accord… mais vous avez quand même des idées, une opinion, non ?

− C’est-à-dire que, moi, je suis un petit peu… je suis un petit peu aux extrêmes, vous voyez ?

− Par exemple ? Qu’est-ce vous pensez des dernières décisions du Président de la République ?

Bah, lui, Macron, il pourra faire ce qu’il veut, de toute façon, à la fin, c’est Bardella qui va gagner !

− Et qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

Bah, déjà, pendant les Gilets jaunes, lui, Macron, tout ce qu’il a fait, c’est bien nous taper sur la gueule… Je le sais bien ! j’étais sur les ronds-points, moi. À cette période-là j’étais camionneuse, tu as vu ? Pardon, moi, je vais vous tutoyer, hein. Ensuite, bah, quand il y a eu le covid, il nous a tous enfermés, soi-disant c’était pour notre bien mais en réalité c’était pour bien nous fliquer, nous mettre des codes barre et nous scanner, tout ça… et après, il a fallu se faire vacciner ! mais ! c’est mort ! Tu mets rien dans mon corps ! »

Nous entendons un enfant en bas âge qui s’agite et babille quelque part dans l’appartement et tentons alors d’en apprendre plus sur la situation de cette jeune adulte qui comme nous le comprenons nous avait auparavant ouvert quand nous étions encore au rez-de-chaussée. Elle nous explique rapidement avoir quitté son ex-compagnon, qu’elle s’occupe seule de leur enfant de bientôt 3 ans et qu’elle vit chez sa mère depuis qu’elle a dû quitter son poste de chauffeuse de poids lourds dans la logistique. Elle nous dit aussi travailler de temps en temps pour Uber [5], mais que ce sont « des chiens » et « des voleurs » (et qu'ils n'embaucheraient  « que des Arabes » , groupe homogénéisé et racisé par elle et vis-à-vis duquel nous comprenons qu'elle se sent en concurrence... et qu'elle assimile par ailleurs rapidement à la délinquance et à l'insécurité d'une manière générale).

«  − À cause qu’on habite de ce côté-ci du boulevard, mon fils il devra aller dans l’école ici, avec les Noirs et les Arabes, mais moi je veux pas ça pour mon enfant ! si je vis là, en vrai, c’est uniquement pour m’occuper de ma mère qui est handicapée depuis 20 ans et il y a personne pour nous aider, et en plus personne ne veut reconnaître que c’est moi qui l’aide pour l’instant… elle peut pas se déplacer, je touche moins de 3€ par jour pour m’occuper d’elle ! c’est normal, ça, peut-être ? »


Là encore, l’entretien publié par Mediapart au sujet Des électeurs ordinaires m’est revenu en tête, notamment car cette personne a opéré un lien entre position sociale précarisée et vision racialiste de la ville et, plus précisément, du quartier où elle réside – malgré elle – étant donné qu’elle est dans l’incapacité d’assouvir son « désir ségrégatif » (lié à un sentiment d’appartenance à un groupe « blanc » ou assimilé), puisqu’elle n’a pas « les ressources sociales » d’être en adéquation avec son fantasme suprémaciste.

Nous n’avons par choix pas directement abordé cet aspect intellectualisant de notre entretien avec cette habitante, étant donné le degré d’intimité qu’elle nous avait laissé atteindre compte tenu de sa situation personnelle, mais avons quand même essayé, peut-être en vain, tout en faisant preuve d’empathie vis-à-vis de sa cellule familiale, d’elle et notamment du rôle d’aidante qu’elle nous a décrit par rapport à sa maman, d’apporter un contre-point critique à sa vision de la société et du monde d’une manière plus générale.

Dans son cas, si nous avons certes réussi à lui faire comprendre certaines contradictions entre sa pratique de l’Islam et son attrait pour le RN (notamment en insistant sur les passages à l’acte islamophobes alimentés par sa rhétorique et ses pratiques militantes), nous nous sommes à titre d’exemple directement confronté‧es avec cette musulmane descendante d’immigré‧es espagnol‧es à l’impact de l’expérience négative de classe subalterne sur la considération des pair‧es et voisin‧es de quartier, racialisé‧es et infériorisé‧es.

Nous qui pensions peu de temps auparavant, dans le même immeuble, qu’il nous serait plus simple d’écouter les abstentionnistes… avons quoiqu’il en soit activé le mode « Front contre Front », comme qui dirait. Avant de repartir sur Avignon pour la soirée de lancement de campagne, nous quittons cette résidence pour continuer notre porte-à-porte par une visite des bâtiments de la cité Joffre, qui la jouxte. Là, certaines cages d’escalier sont plus faciles d’accès tant les portes d’entrée sont délabrées. Nous y avons vu, écouté et dit plein de choses mais j'abrège. Cette campagne était courte mais en parler dans le détail serait si long...

« La preuve par 3 », KLR (1999) © Saïan Supa Crew

II

« Cela dit, il paraît que, dans certains milieux, l’on a feint de découvrir en moi un « ennemi de l’Europe » et un prophète du retour au passé anté-européen.

[…]

J’ai dit – et c’est très différent – que l’Europe colonisatrice a enté l’abus moderne sur l’antique injustice ; l’odieux racisme sur la vieille inégalité. »

Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme (Présence africaine, 1955)

Campagne de lancement

Sous une pluie fine, deux jours plus tard, nous attendons avec Camille que nous rejoignent d’autres camarades, à hauteur d’un arrêt de tramway. Je l’ai rencontrée un peu plus tôt dans l’après-midi, au cours d’un tractage devant une école. Elle qui transitionne et souhaite devenir comédienne m’expose brièvement les principales raisons de son engagement. Je lui parle de ce quartier de lotissements dans lequel elle habite depuis peu, acquis à la droite au 1er tour des législatives de 2022, puis au RN au 2nd tour.

Bilal, le fils d’une camarade FI rencontrée la semaine précédente, enfin se présente (il vient spécialement de Toulouse, où il étudie, pour faire campagne avec nous pendant 10 jours). Théo, que j’ai aussi rencontré lors d’un tractage, sur un marché dans la matinée, arrive à son tour (il est professeur stagiaire et partira bientôt s’installer en région parisienne). Nous formons deux binômes. Chacun part d’un côté de l’avenue, avec comme objectif, malgré l’averse, de terminer le PàP dans un secteur où l'abstention est forte.

Quelques rues plus loin, nous avons entamé la conversation avec un homme qui sortait la poubelle et qui juge la situation politique préoccupante car il pense que « Macron a commis une erreur » en convoquant des élections anticipées. Lui qui est artisan chocolatier nous dit déjà savoir pour qui il ira voter et ne pas comprendre la désignation de Raphaël Arnault pour représenter le NFP, « un Lyonnais des Black blocs ». Il prévoit aussi, peu importe le résultat, que le Parlement sera « de toute façon ingouvernable ». 

Dans l’ensemble et au fur et à mesure de nos échanges, cet homme d’origine italienne ne me semble pas avoir de discours politique particulièrement structuré, mais je crois comprendre en l’écoutant me parler (notamment de ses conditions de travail) que son « patron » est un peu l’individu autour de lui qui donne le la du clivage idéologique qui nous sépare, en tous cas au moins en matière économique (il me dit qu'il faut « baisser les charges », me parle de la nécessité d’avoir des apprenti‧es « payé‧es par l’État », etc.).


« − Et vous avez entendu parler de ce qui s’est passé à Paris, avec cette pauvre fille qui s’est fait violée ?

− Oui, c'est terrible... d'ailleurs le contexte politique et médiatique a fait que c'est un peu sorti de la rubrique « faits divers », comme ça a pu arriver précédemment...

− ...pourquoi personne n’appelle à manifester pour elle ?! C’est parce qu’elle est juive, c’est ça ? Quand c’est pour un Arabe, là, il y a des milliers de personnes dans la rue, pourtant !

− À quel « Arabe » vous faites référence ? je ne suis pas certain de bien comprendre…

− Mais si ! vous savez, ce jeune de cité qui s’est fait tirer dessus, à Paris !

− Qui s’est fait tirer dessus… par qui ?

− Bah ! par la Police !

− Nahel ? − demande Bilal.

− Oui, voilà ! C’était un sacré boxon, après !

− Je vois. Écoutez, je ne crois pas qu’on puisse raisonnablement mettre ces deux évènements sur le même plan quand même… Je veux dire : sans être pour autant dans le déni ou l’aveuglement, c’est difficilement comparable, quoi. D’un côté, vous avez deux très jeunes adolescents, laissés sans surveillance, qui ont commis un acte odieux et qui va vraisemblablement être puni pour son caractère criminel… et, de l’autre, vous avez un adolescent, qui a certes commis une faute répréhensible en prenant le volant sans permis mais dont on n’est pas complètement assurés qu’on lui rende justice convenablement alors qu’il a pratiquement été abattu à bout portant par une personne dépositaire de l’autorité de l’Etat… Vous savez, la légitime défense, ça veut pas dire « permis de tuer » et si tant de jeunes ont réagi dans la vague d’indignation populaire qui a suivi l’évènement, c’est peut-être par identification, et aussi peut-être parce qu’il ne s’agit pas que d’un fait isolé. On pourrait dire qu’il y a comme un sentiment d’injustice éprouvé par la jeunesse des cités, surtout qu’une cagnotte en ligne avait été ouverte pour soutenir le policier avant même que les premiers éléments d’enquête ne soient rendus publics. Nous, on pense sincèrement que c’est un métier qui n’est pas considéré à sa juste valeur, pas très attractif, mal rémunéré, et on propose justement d’y remédier, mais on ne peut pas fermer les yeux sur les dérives qui illustrent justement des phénomènes structurels : il faut réformer le fonctionnement de la Police, revenir à davantage de proximité entre les citoyen‧nes et les gens qui doivent « garder la paix », « servir et protéger », mieux payer mais aussi mieux former les forces de l’ordre, plus longuement, notamment par rapport aux violences sexistes et sexuelles et aux violences faites aux femmes, de manière générale… mais ça, ça n’est pas valable que pour la Police, d’ailleurs, on voit bien que ça craque de partout à force d’enlever des moyens : dans la Justice, la Santé, l’Éducation… On n’a pas assez de profs, donc on a des élèves en souffrance, on doit faire venir des médecins de l’étranger, notamment du Maghreb, puisqu’on n’a pas assez de toubibs, pareil, on n’est pas capables de payer correctement les infirmiers et les infirmières donc tout ce monde se barre, puis résultat : la qualité des soins se dégrade et il faut se tourner vers les cliniques privées et payer davantage pour se faire prendre en charge ! »

À un moment au milieu de nos échanges, un voisin prend un tract du Nouveau Front Populaire en passant. Quelques instants après, Éric, un sympathisant de la France Insoumise croisé lors de la soirée de lancement de la campagne de Raphaël, vient à notre rencontre et nous demande de l’attendre car il habite juste à côté et souhaite nous accompagner mais rentre à peine du travail et doit d’abord déposer ses affaires chez lui. Bilal, qui ne se voyait pas attendre si longtemps sous la pluie, range ses tracts à l’abri et prend le relais :

«  − Et puis, on entend beaucoup dire qu’il n’y aurait pas d’argent pour financer nos services publics mais c’est de l’idéologie tout ça [6]. Rien n’obligeait Hollande à opter pour le CICE, par exemple, sans aucune contrepartie exigée aux grands groupes qui le perçoivent en plus. Mais l’argent est parti tout droit vers eux quand même, sans même que ça ne crée un seul emploi. Nous, on assume pleinement notre point de vue politique, et on dit qu’on est pour la relance de l’économie par la consommation des ménages modestes, seulement pour faire ça, une première étape ça serait le blocage des prix de certains produits… Une deuxième serait la hausse des salaires...

− ...bon... c’est vrai, ce que vous dîtes sur le CICE, mais parfois des salariés ont aussi reçu des primes… Et puis après, on est un pays endetté… 3 000 milliards, à ce qu’il paraît ! Alors comment vous pensez pouvoir financer de nouvelles dépenses ? Il y a quelqu’un qui s’en est soucié dans votre machin populaire ?

− Oui, mais la prime c'est pas du salaire. Et puis pour la dette... c'est beaucoup, c'est sûr mais sur combien d’années peut-on rembourser, Monsieur ? c’est comme quand vous faîtes un crédit pour acheter un bien immobilier, bon bah vous vous endettez à hauteur de 140 000€, par exemple, mais vous avez 20 ans pour rembourser, quoi. C’est comme un placement sur l’avenir. Bah nous on pense justement qu’il est grand temps d’envoyer l’argent où il sera utile à l’avenir, comme l’a dit mon camarade : dans la Santé, l’Éducation, etc.

− Donc pour faire ça, – complété-je , déjà, faut pas l’envoyer dans les paradis fiscaux, si vous voyez ce que je veux dire !

− Ça fait des années qu’on nous fait tout un foin avec l’endettement, Monsieur, mais nous on a taffé le truc, reprend Bilal, on a plein de cerveaux qui nous ont aidé à planifier et à flécher chaque dépense, tout ce qu’on propose est finançable et ça n’a rien de révolutionnaire ! Et puis, vous savez, pour en revenir à ce que vous avez dit précédemment, il n’y a pas que les Maghrébins qui soient victimes de violences policières dans ce pays. Depuis plusieurs années, et dans tout un tas de manifestations ou de mobilisations citoyennes, on voit bien comment les forces de l’ordre sont utilisées pour faire taire les contestations. Ça donne parfois lieu à des situations dramatiques. Ça n’est pas normal de perdre l’usage d’un œil quand on porte un gilet jaune ou qu’on se rend simplement en manif pour contester une réforme du Code du travail !

− Je vois. Et vous faîtes quoi dans la vie, vous ?

− J’étudie la Physique Fondamentale et la Mécanique du Vivant.

− Et vous ?

− Enseignant d’espagnol, en collèges/lycées/lycées pro.

− D’accord. Vous avez du mérite, ça n’est pas un métier facile, surtout en ce moment. Écoutez, faites voir votre papier, je vais regarder ça plus tard.

− Ça marche. Merci, Monsieur et puis au plaisir de vous revoir dans d’autres circonstances…

− En tous cas, c’est bien ce que vous faîtes, merci. Il en faut des jeunes comme vous et on n'en voit pas beaucoup ! On nous montre toujours ceux qui foutent la merde mais vous, vous avez l'air chouettes et dans la congruence...

− Ah, merci, Monsieur, ça fait plaisir.

− En tous cas, merci à vous de nous avoir écoutés, et bonne soirée.

− Bonne soirée !

− Et à bientôt, peut-être ! »


Guidés sous la pluie par Éric, la cinquantaine (qui connaît davantage les environs car il y est propriétaire depuis plusieurs années), nous voilà à présent sur la Place du Maréchal Juin, autour de laquelle se concentre une bonne partie de l’habitat social du quartier. Pour mieux quadriller les bâtiments environnants et comme c’est sa première action militante, il nous propose de lui montrer dans un premier temps comment nous nous y prenons, histoire aussi de démystifier la tâche, puis ensuite de temporairement nous séparer afin justement de nous répartir les cages d’escalier. Nous acceptons (mais c’est préférable d’être en groupe).

Nous débutons donc la formation express : l’accès au bâtiment, les formules de salutation avec les voisin‧es, l’invitation à s’exprimer, la présentation du NFP, du programme, etc. Nous focalisons aussi notre discours sur le profil sociologique et militant de Raphaël et de Mathilde, notre candidate suppléante : la jeunesse, l’antiracisme, l’anticapitalisme. Notre approche est bien reçue par les habitant‧es que nous rencontrons. Voyant comme nous sommes positivement accueillis, − par les parents de jeunes enfants notamment −, Éric prend une cinquantaine de tracts pour continuer son propre parcours dans un bâtiment perpendiculaire.

Une dizaine de portes plus tard, alors que nous nous apprêtions à laisser un tract entre dormant et battant, une femme nous ouvre finalement sa porte en pensant que c’était son mari et son fils qui rentraient du kébab avec leur commande (ce qu’elle nous explique après que nous ayons fait face quelques secondes au couloir vide de son appartement). Nous en profitons donc, précisons notre démarche (comme les susmentionnées, cette entrevue a duré plus de 10 minutes et je ne saurais en retranscrire avec exactitude l’intégralité).


« […] donc voilà, Madame, ces élections, elles auront lieu le 30 juin et peu importe pour qui vous votiez, on pense que c’est un moment important pour le pays, que c’est une décision collective et qu’il faut vraiment que chacun et chacune se sente légitime pour aller dire son point de vue dans les urnes…

−Écoutez, c’est très bien ce que vous faîtes, mais c’est parce que vous êtes jeunes, vous y croyez encore. Pour moi, je vais vous dire, ils sont tous pareils ! La gauche, la droite, c’est la même chose. Tout ce qui intéresse les politiques, c’est le fric ! C’est tout.

− Donc, vous, vous ne votez plus, Madame ? demande Bilal.

− Mais… voter… ça sert à quoi ?! De toute façon, c’est le Front National, Monsieur, c’est BAR-DEL-LA qui va gagner ! Vous allez voir !

− Mmm… pas si sûr. Mais qu’est-ce qui vous fait dire ça, concrètement ?

− Mais les gens ! Enfin, vous, vous avez peut-être pas connu ça mais, avant, c’était mal vu de voter Front national, − à l’époque du vieux Front national, je veux dire… −, mais maintenant, les gens, je vous le dis, ils en ont marre de l’immigration, ils en ont marre de l’insécurité, ils en ont marre de se faire voler, c’est tout, et ils votent pour Marine Le Pen ! Comme une lettre à la Poste, normal ! et ils vous le disent en plus de ça ! Et vous allez voir, là, comme pour les européennes, c’est Bardella qui va gagner !

− Bah nous justement on se mobilise contre le Rassemblement national parce qu’on est contre cette assimilation entre insécurité et immigration et on pense que le rassemblement de tous les partis de gauche peut justement permettre de faire reculer les idées de l’extrême droite, en tous cas dans les urnes… intervient Bilal.

− Mais, ça ! Pourquoi ils l’ont pas fait avant ? Ils sont d’accord sur rien pendant des années et d’un coup ils voudraient nous faire croire qu’ils s’entendent comme par magie ?! C’est du pipo, tout ça ! Moi, je vous le dis, moi, et demandez à ma fille, j’en mettrais ma main à couper, c’est le Front national qui va gagner !

− Mais, vous, c’est ce que vous voulez ? il est raccord avec vos valeurs, Jordan Bardella ? continue Bilal. Qu’est-ce que vous pensez par exemple de sa mesure visant à interdire l’accès aux logements sociaux dans le cas des « binationaux » ?

− Oh ! bah vous savez, c’est vrai qu’il y a de l’abus ! regardez, rien qu’ici. Et moi, je suis pas raciste, hein, j’suis mariée à un Algérien et ma fille a les deux nationalités, alors… mais à un moment, il faut dire la vérité, il y a des gens on leur donne un logement social, le RSA et on les retrouve tous les jours sur le même banc, à boire de l’alcool ou à raconter leur vie ! Mais de toute façon, ça change quoi ce que je pense, moi ? Avec ou sans moi, il gagnera de toute façon…

− Bah pas forcément ! la coupe Bilal. Vous savez, une élection, c’est jamais gagné d’avance…

− ...et puis si vous rassemblez tous les abstentionnistes, ça fait plus que les voix du RN… c’est pour ça qu’on vient parler avec les gens. Rien qu’ici, on a vu qu’il y avait à peu près 50% d’abstentionnistes ! c’est énorme. Du coup, nous, on pense qu’il y a une majorité de gens qui ne se reconnaissent pas dans les idées du RN mais qui n’ont pas forcément l’habitude d’aller voter, parce que ça ne fait pas partie de leur culture, parce qu’ils ne savent pas comment ça marche… moi, par exemple, avant, j’appréhendais de me rendre jusqu’au bureau de vote, parce que j’avais peur qu’on me juge et que je maîtrisais pas forcément les codes, comment il fallait faire, etc. Et puis d’habitude il y a plein de listes différentes, c’est pas si facile de faire son choix, mais là, y a que huit candidatures sur la circonscription, dont Raphaël…

− Oui, celui-là, là… attendez, faites-voir un peu… oui ! ça a l’air d’être un bon client, lui… on l’a vu hier à la télé, avec ma fille. C’est le fiché S, c’est ça ?

− Alors… reprend Bilal, nous, on n’a pas vu la fiche en question et on comprend bien que « fiche S » ça résonne souvent avec « terrorisme » dans la tête des gens. Ça fait peur, quoi. Cela dit, normalement, c’est pas du tout une information qui est censée être rendue publique à tout-va, sauf à vouloir jeter le discrédit sur quelqu’un, j’imagine…

− En tous cas, ça ne vaut pas une condamnation.

C’est vrai, mais ça la fout mal, reconnaissez ! En plus, la maire, cette maligne, elle en soutient un autre, non ? [7]

− Oui, continué-je, pour le moment. Après… je pense qu’elle fera preuve de responsabilité le moment venu, quand même. En tous cas, ça pose la question du fichage de certaines personnes : dans le fond, à quoi est-ce que ça sert de faire des fiches ?

− Eh bien, c’est pour avoir des renseignements. Enfin, je suppose.

− Bon, bah, Raphaël, avec le collectif antiraciste dont il a été porte-parole, c’est un peu ce qu’il fait dans le fond : il collecte des informations concernant des groupuscules d’extrême droite, susceptibles d’être violents ou de véhiculer une idéologie fasciste ou raciste… et dans le but de les en empêcher, de ne pas leur permettre de s’organiser tranquillement, quoi… donc c’est sans doute une personne digne d’intérêt pour les services de renseignement, parce qu’il sait lui-même plein de choses là-dessus justement…

 − Oui…

− ...après, reprend Bilal, vous comme moi on est peut-être fichés aussi, on ne sait pas !

− Bon, jeune, toi, plus que moi, quand même ! s’amuse-t-elle. moi je ne sors pas beaucoup et je ne travaille plus depuis plus d’un an…

− Et justement, ça pose la question du pourquoi telle ou telle personne. Et des potentielles dérives, genre, par exemple : qui peut avoir accès à ces fichiers ? Parce que là, les soi-disant infos sur Raphaël, elles venaient principalement de médias d’extrême droite, mais dans d’autres cas, on a vu récemment que certains agents à la retraite ou travaillant de près ou de loin pour le renseignement pouvaient se procurer des informations sur des gens fichés via des dossiers dont ils n’avaient même pas la charge pour ensuite les revendre à la pègre. Il y a notamment un ancien pilote de rallye endetté qui se serait fait remonter puis qu’on aurait assassiné à cause de ça. Du coup, ça pose quand même aussi la question de qui compile l’information, et pourquoi [8]. Déjà, en 2015, on a vu par exemple comment les nouvelles lois antiterroristes permettaient en fait d’assigner à résidence des militant‧es écologistes alors qu’allait avoir lieu la COP21 !

− Mais même pendant les Gilets jaunes, ils ont tous fichés tous les gens du mouvement, ici… Ils étaient comme ça », dit-elle levant une main et plaçant le pouce au milieu des autres doigts pour signifier la peur.


À un certain stade, nous comprenons que cette quarantenaire et maman de deux enfants, très impliquée auprès d’un centre social et dans le bénévolat à une époque, se trouve alors en arrêt de travail car elle était « épuisée » (et « en manque de reconnaissance de la part des gens et de la société »). En effet, après plusieurs missions bénévoles à l’étranger (au Maroc, en Tunisie et en Turquie), elle nous a expliqué s’être également investie dans le mouvement des Gilets jaunes, d’Avignon à Marseille, et le traitement médiatique, la répression policière et judiciaire du mouvement ont eu un grand impact sur elle, émotionnellement parlant.

À ces différents sentiments d’injustice qu’elle nous explique ressentir, nous comprenons aussi que se greffe une anxiété liée à la scolarité de sa fille, élève de quatrième (qu’elle nous a présentée). Elle nous a ainsi raconté qu’elle subissait du harcèlement dans l’établissement et sur les réseaux sociaux (notamment, selon elles, de la part d’élèves de confession musulmane, qui lui adresseraient des remarques quant à sa manière de faire ou de dire la prière). Lorsque je lui demande si elles en ont parlé avec quelqu’un‧e, le ou la CPE, des enseignant‧es… elle me répond : « ils s’en foutent, les profs ». Nous échangeons donc au sujet du climat scolaire, etc., là encore… déminons à notre échelle le terrain.

Son mari et leur fils de retour avec la nourriture, elle leur intime de prendre un tract en ajoutant quelque chose du genre « c’est super ce que vous faîtes, c’est vous qui avez raison », ce après quoi nous descendons attendre Éric sur un banc de la place, tout en décryptant notre action. Celui-ci débriefe très brièvement quand il nous rejoint, reprend une cinquantaine de tracts de la France insoumise (nous voilà en pénurie d’autres tracts) et repart dans le bâtiment d’en face. Bilal et moi nous retrouvons une quinzaine de minutes plus tard avec Théo dans un tiers-lieu cantine-café-librairie du quartier, où Mathilde et Raphaël conversent et convergent avec des responsables associatifs et féministes locaux (Planning Familial, centre LGBT, entre autres).

Constatant l’entre-soi blanc qui domine malgré nous toutes et tous à cet instant réuni‧es, et dans un moment de flottement, j’aborde la question de la nécessité d’affirmer notre antiracisme en solidarité avec toutes celles et ceux qui le subissent et passent parfois en-dessous de nos radars. On me répond que ce travail est déjà réalisé ou en cours. Je m’interroge. Dans ce cas-là, comment se fait-il que personne en ce lieu n’ait entendu parler de cette jeune adulte de 18 ans qui s’est faite agressée physiquement par un homme à la gare, apparemment un policier municipal en repos à ce moment-là, qui l’aurait en plus traitée de « sale arabe » ? Un silence malaisé passe. Là encore, il y aurait beaucoup à dire mais il s’agit d’un abécédaire et pas d’un livre, avec ici une notion précise, censée cadrer avec le titre qui l'encercle, alors à quelle lettre ?

« Les sans dents », misere_record (2023) © Jeff le Nerf

III

« Je pense que le fascisme […] est la conséquence de l’ébranlement et du déclin de l’économie capitaliste, et un symptôme de la décomposition de l’État bourgeois.

[…]

Mais nous ne saisirons pas pleinement l’essence du fascisme si nous ne considérons son développement qu’à travers cette cause, d’ailleurs largement aggravée par la situation financière des États et leur perte d’autorité.

Le fascisme a une autre racine : la lenteur, voire la stagnation de la révolution mondiale, due à la trahison des dirigeants réformistes du mouvement ouvrier. »

Clara Zetkin, Rapport présenté le 20 juin 1923 devant la IIIe assemblée plénière élargie de l’Internationale communiste

L’empreinte du collectif

Le lendemain, vendredi, je quitte Ambre au petit matin, au bout de notre rue. Cette maîtresse de conférences en Mathématiques, encartée au NPA, est venue de région parisienne pour soutenir la candidature NFP locale. Elle part à pied rejoindre Mathilde et Raphaël pour tracter sur le marché de Monclar, au sud-ouest d’Avignon. Je m’en vais pour ma part en voiture en direction d’un groupe scolaire, au sud-est. Nous nous embrassons et nous promettons de nous revoir… « quand on sera au pouvoir ». Sur le chemin, j’appelle Nacera pour la prévenir que j’ai bien les tracts, « ceux avec Méluche », mais que j’aurais peut-être du retard.

Le tractage côté primaire se passe bien dans l’ensemble malgré quelques refus polis. Nous réitérerons côté maternelle à midi. Quelques parents ne comprennent cependant pas pourquoi il y a une autre candidature « Front populaire », nous disent hésiter. D’autres nous demandent de justifier le « parachutage », « la fiche S » … Nous déployons donc l’argumentaire, parlons des points de programme qui nous semblent essentiels, les cantines scolaires locales, bio et gratuites notamment , puis travaillons notre répartie, quand c’est nécessaire, même si certain‧es paraissent dans le déni :

« − Il y a une autre liste, c’est vrai… Quoiqu’il en soit, bon gré mal gré, on se rejoindra au second tour. C’est fondamental de faire reculer le RN, au moins sur cette circo. »

« − Le parachutage ? Il fut un temps où on était heureux de recevoir des parachutages… mais en tous cas, le plus important, c’est de trouver la formule qui nous permette de battre le Rassemblement national. »

« − En vrai, il est peut-être « fiché S », mais combien en face sont fichés SS ? Et sinon, vous pensez quoi des rassemblements néonazis à Paris, ou plus récemment à Montpellier ? »


Nous nous rejoignons le soir aux Broquetons sur le conseil avisé de Bilal (le fils de Nacera), un quartier d’une petite vingtaine de bâtiments situé lui aussi au sud-est d’Avignon. Il fait chaud. Beaucoup de volets sont fermés. Des enfants jouent torse nu entre la résidence et un terrain vague. Une fillette nous salue tout sourire. Nous débutons le porte-à-porte, je pars seul en haut du bâtiment, redescends lentement, on se rejoint au milieu. Bilal et Nacera n’y vont pas de main morte… j’observe et écoute en retrait une façon de faire différente, plus sensible, disons même plus « charnelle ». Elle fustige d’abord l’abstention dans les quartiers les plus pauvres [9], puis il prévient des risques d’une violence raciste, pour l’instant comme en veille, mais qui pourrait brusquement exploser au grand jour en cas de majorité du Rassemblement national. Enfin, plusieurs fois, je les entends glisser quelques mots en arabe, informer les habitant‧es rencontré‧es sur le lieu, ou sur les modalités du vote. Auprès de deux sœurs, tout d'abord, qui concourent à expliquer à leur maman ce que nous racontons. Ensuite en parlant avec une mère de famille qui rentre du travail.

« […] pourtant les riches et les racistes, eux, ils vont voter ! C’est parce qu’ils savent pertinemment qu’ils doivent défendre leurs intérêts, parce qu’en fait ils sont bien moins nombreux que nous… vous comprenez ?

− Eh oui… mais nous on savait pas qu’il y avait des élections. Sinon on serait allées voter avec ma mère !

− Mais c’est pas grave, maintenant vous savez…

− … je ne sais même pas si je suis inscrite sur les listes d’ici, d’ailleurs, nous en fait ça fait pas longtemps qu’on habite là. Vous savez pas nous dire comment on doit faire du coup ? 

− Et bah vous étiez où avant ?

− On était sur Orange, ça fait juste 6 mois qu’on est là, même pas.

− Et vous avez participé au recensement ici ?

− Bah nan, je crois pas, − elle traduit en arabe à sa mère, laquelle lui répond par une phrase avec « Orange », qu’elle répète deux ou trois fois pendant la suite de l’échange avant que Nacera ne reprenne.

− Mais vous avez déjà voté là-bas ?

− Oui, oui, en 2022 on a voté là-bas, c’était dans notre ancienne école.

− Ok, donc normalement vous pourrez aller voter là-bas toutes les trois.

− Ah ouais, mais c’est un peu galère parce que nous on aura pas la voiture, c’est parce que dans notre famille y a des gens qui sont partis au bled…

− … ah…

− Eh ouais…! Du coup, y a pas moyen qu’on s’inscrive sur une école d’ici plutôt ?

− Bah le souci – intervient Bilal – c’est qu’on peut plus s’inscrire sur les listes électorales ! Macron dit, après l’annonce des résultats des européennes : dans trois semaines élections législatives, mais déjà deux jours plus tard, on ne pouvait plus s’inscrire pour aller voter en fait !

− Ah bah c’est dommage, franchement on y serait allées sans ça…

− … mais vous pouvez demander une procuration par contre ! – reprend Malika.

− Ah d’accord, et c’est quoi ça on fait comment ? »


« […] d’accord, mais cette fois-ci il faudra vraiment y aller, Madame, sinon on risque de se faire tabasser, c’est sérieux, surtout ici, dans le sud, où pratiquement toutes les circonscriptions sont déjà d’extrême droite !

− Mais j’ai pas le papier !

− Comment ça, vous n’avez pas la nationalité française vous voulez dire ?

− Si, si, moi j’ai la double nationalité, l’Algérie et la France, mais j’ai pas le papier pour aller voter…

− Non, non, pas besoin de la carte d’électeur, il suffit juste d’y aller avec votre carte d’identité, et vous demandez bien à ce que quelqu’un appelle, soit la mairie, soit la préfecture, pour savoir où est votre bureau de vote si jamais ça n’est pas le bon !

− Oui, oui, et même si vous avez pas votre carte d’identité, vous pouvez quand même voter avec votre passeport français, si vous en avez, votre permis… même avec votre carte vitale ! ou votre permis de chasse, si vous en avez un !

− Ah d’accord, eh bah je le ferai, oui, vous pouvez compter sur moi, ma parole. Le dimanche de l’élection moi et mon mari on va au vote, on ira avec les enfants, insh’Allah !

− Ah bravo, Madame ! Et c’est vraiment important cette fois, parce que si on perd l’élection, on pourra plus être tranquilles dans la rue, même à l’école ça va devenir compliqué… »

Nous enchaînons les cages d’escalier, trois, peut-être quatre, les échanges se font plus transactionnels, demeurent agréables mais sont assez brefs : on frappe, se présente, tend le tract, on nous remercie d’être venu‧es. Ensuite François arrive. Il est professeur d’Histoire Géographie dans un collège (sans oublier l’Éducation morale et civique), milite pour la France insoumise depuis trois ans, pour l’Union populaire depuis 2022. 

Nous formons deux binômes puis nous séparons. Avec François, nous enchaînons les portes, lui à une, moi en face, nous parlons parfois en même temps à des gens différents, le rythme s’accélère, y compris quand il s’agit de grimper l’escalier. J’ai l’impression que nous sommes en mode pilote automatique. J’ai besoin de ralentir un peu, de respirer, j’ai chaud, mes jambes me pèsent, je tiens et serre mes tracts en forme de tube, le fond de l’air est de plus en plus sec à mesure que nous nous rapprochons du dernier étage, mes pieds brûlent du frottement contre les semelles de mes chaussures usées, suis en sueur… quand soudain, péniblement, M. El Koukri m’ouvre sa porte en reculant doucement derrière, à petits pas feutrés dans ses babouches dorées qui tranchent avec l’obscurité de l’appartement.

Il a le souffle haletant lui aussi, souffre visiblement d’insuffisance respiratoire. Les épaules qui remuent comme la tête d’un serpent à sonnette. Son équilibre spatial semble précaire. Des narines lui sortent deux tubes visiblement débranchés d’un concentrateur d’oxygène, lesquels se rejoignent pour ne former plus qu’un qui pend et rebondit sur un ventre volumineux, bedonnant, que sa vieille chemise ouverte ne semble plus pouvoir contenir. Il pose une main arcboutée sur un poignet gonflé, en hauteur, et pour mieux se tenir à l’encadrement. De ses lunettes abimées mais propres me mirent des yeux lumineux, qui sont presque gris clair, avec taches sombres parfois dans le blanc de l’œil.

« − Bonsoir, Messieurs – nous dit-il, avec un accent marocain.

Bonsoir, Monsieur, et merci de nous ouvrir

…oui… c’est moi qui vous ai fait ouvert tout à l’heure. Quand vous étiez en bas ! C’est-c’est ?

En fait, on milite pour le Nouveau Front Populaire. C’est le rassemblement des principaux partis situées à gauche. On est venus échanger avec les habitantes et les habitants du quartier parce qu’il y aura bientôt une élection et aussi parce qu’on a constaté qu’il y avait un taux d’abstention important ici, encore récemment, comme aux européennes… alors on s’est dit « bah pourquoi pas venir voir vraiment les gens » pour essayer de comprendre…

… oui, et maintenant on a les Front National ! Parce que… on est pas allés voter, oui, Monsieur, mais… pf… on ne savait pas qu’il y avait une élection, je dois vous l’avouer ! mais maintenant on a les Front National… ah… c’est dur mais c’est comme ça !

Voilà. Du coup… bah vous en pensez quoi, vous ?

Ah… Je pense que si nous les musulmans qu’on est le problème, toujours quand j’allume le télé… Ah oui, ça c’est vrai, toujours c’est nous le problème, si vous savez, ça me fatigue… je suis fatigué de les écouter, c’est tous des gens qui parlent sur nous mais jamais y viennent nous voir, c’est ça que c’est dommage ! Bardella c’est comme la Meloni, celle du Front national de l’Italie là, il parle beaucoup mais il pourra rien faire, il va rien faire ! c’est juste que nous on ne sait plus comment faire maintenant… alors on reste entre nous. Et y en a qui veulent s’en aller, ah oui, il y en a qui veulent s’en aller, Monsieur. Pourtant ici, comment dire… c’est la France ! c’est un grand pays, c’est la liberté… et nous qu’on est pas riches ici, au Maroc quand on va pour les vacances, c’est nous qu’on est riches, mais les libertés… c’est pas pareil. Mais bon… c’est comme ça !

Mais nous, justement… on veut porter un discours différent, c’est pour ça qu’on vient voir tout le monde, c’est parce qu’il faut qu’on se parle. En plus, maintenant, non seulement les gens ne se parlent plus trop, mais en plus les médias colportent des discours de haine qu’on n’entendait pas avant… notamment sur l’Islam comme vous disiez, mais aussi sur les populations issues de l’immigration en règle générale. Tout ça parce qu’il faut créer des écrans de fumée pour ne pas parler des choses concrètes, comme l’économie, l’écologie et l’exercice de la citoyenneté… Et l’élection, c’est un peu comme une grande conversation finalement… c’est pour ça qu’on vient aussi, c’est pour écouter, vous voyez ?

Ah oui, ça c’est bien.

Du coup, on a regardé un peu le taux de participation aux dernières élections dans le bureau de vote qui est rattaché à ce quartier et on n’a pas compris pourquoi autant de gens… qui bien souvent sont justement concernés par le climat de rejet global qui existe dans ce pays, il faut le dire aussi ! bah on ne comprend pas trop pourquoi ils ne viennent pas dire ce qu’ils pensent au moment du vote ! enfin, on a bien des pistes de réflexion ! mais voilà, on trouve que c’est mieux de venir en parler avec les habitantes et les habitants du quartier, pour mieux se faire une idée quoi.

Oui, ça c’est bien aussi. Ici, y a pas trop de gens qui viennent nous voir, vous avez bien vu en bas… rien ! y a rien, même pas une épicerie. Mais bon, c’est comme ça.

Oui… et puis… je pense que les gens ont d’autres priorités, enfin, des urgences du quotidien à résoudre je veux dire ! du coup, bah, ils ont pas forcément le temps de parler de politique, non ?

Ah ! ça c’est sûr, c’est pas facile ces temps-ci…

Bah ouais… c’est ça aussi, ça joue forcément… d'ailleurs... bah, comment vous vivez l’époque, vous, Monsieur ?

Si dur.

Ouais ?

− Ah oui. On arrive pas de payer les factures. Chaque fois que j’ai payé, si de plus en plus cher, tout ! Comme quand si le gaz. Qu’ici on chauffe le gaz. Mais avant c’était pas pareil. Nous, avant c’était plus simple, quand aujourd’hui je dois payer les études de mes deux enfants, si plus pareil. C’est tout qui augmente, les pâtes, les fruits, l’y sens, l’EDF, tout ! tout qu’il augmente, et je sais plus comment faire, vraiment, je sais plus comment faire… on sait plus comment faire ! Pourquoi ça continue ? Pourquoi ? [10] Mais depuis… si nous les Musulmans, si nous qu’on est le problème, toujours quand j’allume la télévision, je peux plus… maintenant je l’écoute plus, je l’allume plus la télévision, ah oui toujours quand j’écoute tout ça, les informations, toujours ce sont les musulmans et l’Islam le problème, alors que c’est nous on est les plus pauvres, ici… enfin, ici, en tous cas, parce que quand on part alors j’allume plus… si juste les enfants quand ils jouent la console, sinon si trop cher… Vraiment, je sais plus comment faire…

Et votre loyer aussi ça augmente ?

Oui, des taxes ça augmente. Ça augmente depuis… février… ou janvier ! quelque chose comme ça… Mais même avant ça augmente, on y tait prévenus, mais plus maintenant ! Depuis Grand Delta ! Depuis l’année dernière… – torse nu, un adolescent, peut-être sinon un jeune adulte moustachu et aux cheveux longs passe derrière lui.

D’accord. Et votre fils, il habite toujours avec vous ?

Les deux ! Parce qu’il devait faire l’étude ici, mais il n’y avait pas les places dans l’étude ici. Alors il va tous les jours à x, pour faire le bâtiment. L’autre il fait le lycée. Eh oui ! si dur ! Si trop cher l’étude, tu fais rien. En plus je suis malade. Je suis fatigué…

Et avant Grand Delta, c’était moins cher ?

Ah oui. Et maintenant il y a des gens, ils s’en vont…

Vous voulez dire qu’il y a des familles qui s’en vont parce qu’elles ne peuvent plus suivre l’augmentation des charges, etc. ?

Ah, oui ! dix familles ! si trop dur, trop, trop dur. Je ne sais plus comment faire. J’ai fait une opération pour les reins, je dois voir encore les chirurgiens, on m’a opéré, je suis resté là-bas à l’hôpital douze jours, je pouvais plus marcher, manger, respirer, je suis fatigué… Avant ça, j’ai le kiné pour mon dos, je le vois encore, je dois payer parce que quand vous êtes malade… je suis malade, Monsieur, c’est à cause le travail que je suis malade. Mais là, j’arrête le travail. Depuis six mois j’arrête le travail, si fini.

C’était quoi votre travail ?

C’était l’usine, le travail, c’était les emballages avec le polystyrène… Vous savez, les emballages ?

À Sorgues ?

− Non, dans Bouches-du-Rhône, le polystyrène. Avec les gaz, on respire beaucoup les gaz là-bas, c’est tous les jours. Pendant 25 ans j’ai fait les polystyrènes, oui. Mais déjà… depuis quelques années c’était plus pareil. Et puis j’ai eu un covid. C’est pour cela que je ne peux plus respirer comme avant.

Mais… vous avez vu un médecin du travail ?

Oui ! Il m’a vu là-bas, à Avignon. Il m’a dit d’abord le repos. Mais après il m’a dit… si fini.

D’accord… mais il vous a déclaré inapte ?

Voilà ! Je suis « inapte » maintenant. [11]  Donc je prends la retraire, mais… c’est pas tout fini. Là encore, dans la semaine, là, celle qui vient… non, pas celle qui vient mais celle encore après, j’ai rendez-vous pour les papiers de la retraite…

… du coup vous allez prendre votre retraite anticipée ?

Voilà. L’anticipée. Comme les élections !

Et pour l’instant, vous touchez quoi au juste ?

C’est-à-dire ?

− Vos revenus ! C’est quoi vos revenus, vous touchez quoi ? du salaire ?

La solidarité active, maintenant, avant... avant, la maladie ! [12]

−  OK, mais… il y avait des syndicats dans votre usine ?

Oui !

Et vous étiez en relation avec un représentant syndical là-bas ?

Oui, mais c’était plus comme avant, avant les syndicats y étaient… ils étaient forts dans l’entreprise, mais après il y a eu beaucoup de départs en retraite qui ont été remplacés par des intérims, et puis aussi de plus en plus d’intérims… avant 3, après 5 et puis 8 et maintenant c’est presque plus l’intérimaire l’entreprise que les CDI. Et l’intérim, il n’est pas avec le syndicat, ça l’intéresse pas. Mais ça… c’est depuis dix ans environ ! Et comme les intérims ils font beaucoup de travail, parce qu’ils veulent plus d’heures et de salaire et moi, je peux plus maintenant, je fais l’opération de la hanche, après je fais la covid et puis la respiration avec… avec la bouteille et l’oxygène, parce que je peux plus respirer, et après là j’ai fait le rein, mais maintenant je fais plus le travail, je suis tout seul à la maison et j’attends… – ses yeux sont humides.

Vous êtes sous respirateur, Monsieur ? – son fils repasse et sort visiblement de la cuisine avec un paquet de gâteaux, il a l’air lui aussi très ému mais se contient.

Oui… mais pas tout le temps, seulement quand je suis à la maison… dehors, je l’ai pas… mais parfois quand je monte les escaliers, surtout maintenant quand il faut chaud, je dois m’arrêter des fois, pour respirer, vous comprenez ? Mais c’est comme ça !

Oui, en plus, plus on monte les étages, plus il fait chaud dans le bâtiment, non ?

Oui, ici en haut toujours il fait chaud… pareil dans l’appartement. Mais en hiver, c’est pas pareil !

Donc, si je comprends bien, vous avez chaud l’été, mais l’hiver vous avez froid et vous êtes au gaz… donc vous consommez beaucoup en hiver, vos charges augmentent et s’étalent sur l’année d’après, mais l’été vous avez chaud, donc… vous allumez des ventilateurs, ou peut-être que vous avez une clim’ ?

Non, non, y en a juste le ventilateur et les volets fermés… la nuit, on ouvre, ça va. Mais le jour, c’est vrai, que là il fait vraiment chaud. Mais voilà, c’est comme ça !

Bah… bah merci de nous avoir ouvert en tous cas.

Non, c’est moi qui vous remercie, je parle beaucoup… mais c’est parce que je parle pas trop de tout ça, vous savez, on a aussi de la fierté quand même… je suis désolé, j’ai rien à vous offrir à boire mais bientôt, insh’Allah, vous repasserez et je vous invite à boire un jus ou un thé !

C’est gentil – dis-je, en desserrant les tracts contenus dans ma main en tube sans trop savoir quoi dire – bah… donc on essayera de repasser, quoi…

… ah mais faites voir ! – m’intime-t-il en désignant les tracts – ah mais oui, lui je le connais, je savais bien, c’est Jean-Luc Mélenchon !

Oui, c’est lui, c’est parce que notre candidat pour l’élection ici, c’est Raphaël, il est soutenu par Jean-Luc Mélenchon et la France insoumise… c’est pour ça qu’il est sur la photo ! vous voyez on a mis au dos nos principales propositions aussi…

… ah oui ! Lui je l’aime bien, vous savez, il dit beaucoup de vérités, c’est pour ça qu’il est pas aimé, mais moi j’ai voté pour lui à la dernière fois… c’était quand ? pour le Président ?!...

… ah oui, c’était en 2022 !

Oui ! ah oui, Jean-Luc Mélenchon je l’aime beaucoup, je l’ai beaucoup écouté, vous savez, il dit beaucoup de choses que nous on pense… mais qu’on sait pas comment les dire. Et oui… – ajoute-t-il, encore très ému – lui il dit beaucoup de choses pour nous qui sont importantes, ça c’est vrai ! mais d’accord, vous inquiétez pas, on va aller le voter, tout le monde dans la famille, et nous on est une grande famille, vous savez, parce qu’on a les sœurs, les cousins… et tout le monde il vote pour Mélenchon, ça c’est vrai !

Bah là du coup le candidat c’est Raphaël Arnault, et c’est le candidat pour ensuite faire les lois à Paris, au Parlement. Mais il est pas soutenu que par Jean-Luc Mélenchon, il y a plein d’autres partis dans l’alliance, vous voyez ? En gros, c’est le même programme que celui de Mélenchon, mais c’est pour faire élire un député cette fois, donc il y a toujours la hausse des salaires, le blocage des prix de première nécessité, comme l’eau par exemple, le gaz comme on en parlait tout à l’heure, et puis voilà, Raphaël c’est un travailleur, il est assistant d’éducation, il gagne entre 1 300 et 1 600€ et on pense que c’est important d’envoyer des gens comme lui à l’Assemblée nationale parce qu’il est grand temps qu’on puisse avoir nous aussi des gens qui nous ressemblent et qui savent un peu ce que c’est de trimer pour gagner un salaire, quoi.

D’accord… donc c’est le Front populaire, c’est ça ?

Alors… il faudra bien faire attention le jour du vote parce que c’est le Nouveau Front populaire… Faudra pas confondre avec l’autre candidature Front populaire, parce que c’est pas tout-à-fait la même chose… mais le mieux c’est que vous y alliez avec le tract et vous verrez bien sur le bulletin, il y aura écrit Raphaël Arnault avec tous les partis qui sont en bas du tract, juste là.

D’accord, c’est compris, Monsieur. Et soyez sûrs, on va tous aller voter ! parce que là c’est trop difficile, y en a vraiment marre…

 Bah c’est trop bien ! merci, Monsieur, et du coup bah à bientôt !

À bientôt, oui ! et insh’Allah c’est nous on gagne cette fois !

Oui, Monsieur… Mashallah, comme on dit ! »


Il me resterait encore pas mal de choses à dire sur la troisième session de PàP décrite dans ce billet, notamment l’échange que nous avons eu avec une habitante qui nous parlait depuis son balcon et qui dans les minutes qui ont suivi a donné lieu à une conversation militante avec plusieurs autres voisin‧es au pied de l’immeuble ou bien ce long entretien que nous avons mené avec deux habitants d’un bâtiment déjà vétuste initialement et dont un appartement situé au rez-de-chaussée a subi un incendie suite à un jet intentionnel de cocktails molotov de la part de trafiquants qui voulaient s’en prendre au locataire, lequel refusait de jouer le rôle de mule du réseau. Il y aurait d’ailleurs encore tant à dire sur nos pratiques militantes et sur les diverses actions de campagne que nous avons menées au cours de la suite de cette élection législative… mais le temps m’en empêche.

Je dois toutefois noter avant de conclure cette contribution que c’est justement parce que j’avais moi-même à ce moment beaucoup de temps libre, eu égard à mon métier d’enseignant, que j’ai pu à ce point m’investir (même si cela a cependant eu des répercussions sur la stabilité de ma propre cellule familiale, à laquelle j’ai par conséquent consacré bien moins de moments que je n’en ai l’habitude à cette époque de l’année). Je tiens donc à ce propos à souligner, même si beaucoup de gens mobilisés sur cette circonscription étaient généralement à peu près dans la même situation de disponibilité que moi, que d’autres ont réellement pris sur leur peu de temps libre des moments qui nous ont été précieux pour faire la différence : des travailleuses à temps plein, des mamans aussi, des artistes qui ont mis en pause certains de leurs projets, des étudiant‧es, etc. Je leur souhaite que leurs efforts soient à l’avenir dignifiés par l’exemplarité et la combativité du NFP.

« Pour les plus riches » (2024) © Iron Sy

[1] HALL, Stuart, « Signification, représentation, idéologie : Althusser et les débats poststructuralistes », (trad. de l’anglais par C. Jaquet), Raisons politiques, N°48, pp. 131-162, [1985] 2012, in CERVULLE, Maxime, « Stuart Hall et le concept de « ‘régime de représentation’ », Perspectives critiques en communication, Volume 2, AUBIN, France, GEORGE, Éric, RUEFF, Julien (dir.), Québec, PUQ, pp. 209-231, 2022.

Pour celles et ceux qui souhaiteraient en savoir plus sur cette notion revue au prisme des études culturelles, je cite ici la suite du passage de l’article de Maxime Cervulle, où il fait également référence à un ouvrage de Hall paru il y a quelques années, The Fateful Triangle. Race, Ethnicity, Nation. (Harvard University Press, 2017) : « La prévalence d’une idéologie particulière dans un contexte historique particulier joue cependant un rôle important dans la construction d’une hégémonie. Ce concept, que Hall emprunte à Gramsci, désigne le processus par lequel les intérêts d’un groupe dominant en viennent à obtenir un large consentement lorsque ces derniers sont transcendés par une unité idéologique entre différentes classes ou fractions de classe. Se constitue alors un « bloc historique », apte à mobiliser un soutien populaire. La lecture que fait Hall de la théorie de l’hégémonie de Gramsci est fortement inspirée par celle de Laclau, qui a notamment insisté sur l’aspect discursif de ce processus idéologique. Selon Hall, ce dernier a « démontré de façon convaincante que la construction de l’hégémonie – cette forme de pouvoir qui vise à ce que l’on consente à sa ‘‘vérité’’ – repose centralement sur la construction discursive de chaînes d’équivalence entre des éléments signifiants sans correspondance nécessaire ou termes à termes » (Hall, 2017b, p. 57-58). 

Cette réflexion s’est notamment imposée à Hall dans le contexte de la montée du thatchérisme en Grande-Bretagne à partir de la fin des années 1970. Comment comprendre, demandait-il alors, l’adhésion des classes populaires au projet néolibéral destructeur de Margaret Thatcher ? Une perspective marxiste versant dans le réductionnisme économique ne donnerait sens à un vote ouvrier allant contre les intérêts objectifs de la classe ouvrière qu’en ayant recours aux concepts de « fausse conscience » et d’aliénation, donnant l’image de masses ignorantes et dupées. La voie non réductionniste empruntée par Hall à la suite de Laclau interroge plutôt l’hybridité du discours thatchériste, qui traduit des propositions économiques dans un langage patriarcal et raciste, faisant émerger un sujet politique qui transcende donc les seuls intérêts de classe (Hall, 2017 [1988]). C’est cette articulation idéologique particulière, cette hétérogénéité du discours thatchériste, qui rend possible une large adhésion à ce dernier. Les chaînes d’équivalence établies dans ce discours entre ordre familial patriarcal et ordre social, ou entre de prétendus « désordre économique » et « désordre racial », jouent ainsi un rôle fondamental. ».

[2] Pour la présenter rapidement, la première est la plus petite des cinq circonscriptions du Vaucluse avec trois communes : Avignon et Le Pontet, où l’habitat aux revenus modestes ainsi que les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) − ou qui devraient l’être − se situent principalement dans des zones urbaines et péri-urbaines, et Morières-lès-Avignon, une commune plus rurale. Ces deux dernières villes sont limitrophes d’Avignon et une majorité RN dirige leur mairie (depuis 2014 pour Le Pontet).

[3] Outre plusieurs remarques à caractère essentialiste, voire raciste, cette dame nous a également reproché, de manière indirecte mais en ciblant précisément les Écologistes et la FI, de promouvoir « une sexualité allant contre l’ordre naturel », tout en nous expliquant, avec une aversion non feinte, que son frère, bien malgré elle, n’était pas hétérosexuel, raison pour laquelle elle nous a aussi dit s’en être éloignée (nous rappelons au passage que la discrimination homophobe est un délit, l’homophobie pas une opinion).

[4] Plusieurs mouvances et partis façonnent depuis longtemps le nuancier de l’extrême droite sur le territoire vauclusien, du RN à Reconquête, en passant par la Ligue du Sud. Aux législatives de 2022, le département du Vaucluse avait mandaté quatre député‧es d’extrême droite pour l’AN (dans la 1ère circonscription, le RN l’avait emporté face à la NUPES sans même gagner la majorité des BV). Suite aux dernières élections européennes, le RN représentait 40% des suffrages exprimés dans le Vaucluse (soit 20% des inscrit‧es).

[5] À cette évocation d’Uber, qui faisait suite à celle d’Emmanuel Macron, nous avons immédiatement pensé aux « Uber files » et au rôle de l’Élysée dans le sabotage de la directive de la Commission européenne pour réguler l’activité des travailleuses et des travailleurs des plateformes. Cependant, nous n’avons pas su rebondir dans l’échange sur ce sujet, d’autant que nous avons trouvé que ce n’était pas opportun étant donné le degré d’intimité que nous partagions avec cette habitante.

Pour celles et ceux qui souhaiteraient en connaître davantage, je cite un passage du livre de Leïla Chaibi, députée de la Gauche unitaire européenne (GUE/GLN), Députée pirate. Comment j’ai infiltré la machine européenne (Les Liens qui Libèrent, 2024) : « Et puis, il y a la France : la France qui, en ce début d’année 2022, prend la présidence de l’Union européenne. Et comme par enchantement, la directive sur les travailleurs des plateformes disparaît de l’agenda, en tous cas sort de la liste des priorités. […]

Je l’avais toujours su, c’est maintenant confirmé. Emmanuel Macron n’est pas qu’un obstacle pour les travailleurs des plateformes. C’est aussi un ennemi, qui torpille, patiemment, en sous-main, toutes les avancées qu’ils peuvent espérer. […] Qu’un cadre d’Uber préconise, Macron exécute, dans les semaines, les jours qui suivent. Macron, Macron, Macron, toujours sur mon chemin, pour freiner ou balayer les avancées. […] Il est le lobbyiste d’Uber. Le meilleur, et de loin. »

[6] Selon Jacques Rigaudiat, membre des Économistes atterrés qui fut conseiller social de deux Premiers ministres du Parti Socialiste (Michel Rocard et de Lionel Jospin), le discours conformiste du bloc libéral sur l’endettement de la France, empreint d’alarmisme, constitue une remise en cause explicite et radicale de la singularité de notre modèle social, la rigueur austéritaire une fois appliquée au champ économique permettant une marchandisation des services publics, des privatisations et donc un nivellement par le bas.

Dans La dette, arme de dissuasion sociale massive (Éditions du Croquant, 2018), il mettait en garde contre l’alignement sans contrepartie de la politique budgétaire française sur les procédures de régulation maastrichtiennes : « En 2016, les dépenses publiques représentaient, en effet, en France 56,4% du PIB ; c’est le niveau le plus élevé des pays de l’OCDE […]. Pour aller à l’essentiel, la France se singularise […] par le coût des dépenses sociales liées à l’enfance […] et par une prise en charge socialisée de la protection sociale. […] »

En d’autres termes, écrivait-il : « En France, l’accès aux services de santé et aux retraites se fait plus qu’ailleurs par des dépenses socialisées assurant à travers des services publics une prise en charge solidaire et égalitaire, en fonction des besoins, non des moyens [alors que] dans tous les autres pays […] l’accès à ces services se fait par des dépenses individuelles plus importantes et parfois beaucoup plus : cotisations à des fonds de pension, ou à des assurances privées.  [Par conséquent] il est alors strictement dépendant du pouvoir d’achat individuel [et] les moins fortunés s’en trouvent ainsi exclus, sauf à passer par un endettement qu’ils ne peuvent ensuite assumer. […] C’est donc ce modèle social français qui est tout particulièrement en cause. »

[7] Dans les faits, Raphaël Arnault et Mathilde Millat forment un binôme investi par la France insoumise, soutenu par plusieurs composantes du NFP (dont le NPA) mais il existait aussi une candidature « Front populaire du Vaucluse », soutenue par des élu‧es, des militant‧es et des sympathisant‧es de la Gauche démocrate et sociale (GDS), de Place Publique (PP), de Génération‧s, des Écologistes et de la Fédération du Parti socialiste du Vaucluse.

[8] Dans Le Renseignement (Que sais-je, 2024), Sébastien-Yves Laurent, Professeur de Sciences politiques et membre du jury de l’Académie du renseignement, rappelle « [qu’] après 2001, […] les autorités politiques ont développé un puissant discours civilisationnel pour accompagner la lutte antiterroriste (Berthelet, 2014) [mais que] depuis 2020 […] des voix se sont fait entendre pour critiquer la primauté accordée à l’antiterrorisme ».

Il rappelle aussi, en citant un article d’Intelligence and National Security de 2010, que « théoriquement, « le rôle des services de renseignement est de tenir un discours de vérité au pouvoir politique ». Cependant, précise-t-il en suggérant la complexité du rapport entre décisionnaires politiques et administrations/agences de renseignement, le processus informationnel est atteint par bien des éléments perturbateurs », notamment quand « la politique est présente […] lors de la nomination de responsables du renseignement proches politiquement du pouvoir. »

« À Foccart le soin de superviser le renseignement à l’Élysée. Foccart demeure auprès du [Président] jusqu’à sa démission en 1969. » De même, « Michel Debré confia en 1959 à l’un de ses proches, Constantin Melnik, la charge des services de renseignement à Matignon ».

[9] Dans une monographie consacrée à l’implantation du vote d’extrême droite sur Avignon, publiée en 2017 dans La vie des idées mais sur la base d’une enquête menée à l’occasion des élections régionales de 2015 (scrutin qui vit notamment s’affronter Marion Maréchal Le Pen (FN), Christophe Castaner (PS) et Christian Estrosi, menant une liste d’Union de la Droite), Christèle Marchand-Lagier et Jessica Sainty faisaient observer, dans un contexte de relative démobilisation citoyenne, la banalisation de l’offre d’extrême droite (conjointement à la démonétisation tant de la gauche socialiste que de la droite dite traditionnelle) :

« Si la faible participation lors des élections régionales françaises de 2015 confirme leur statut d’élections intermédiaires (Lehingue, 2010), les observer à partir du cas particulier de la ville d’Avignon et du contexte de la victoire possible du FN en PACA met en évidence le fait que le parti n’est plus considéré comme une menace nécessitant de se mobiliser contre elle : de nombreux électeurs ne prennent pas la peine de se déplacer, même au second tour quand la victoire du FN peut raisonnablement être envisagée. »

Quant à la participation dans les quartiers populaires de la ville, elles notaient « une participation électorale différenciée selon les types d’habitats : presque 50% des électeurs résidant en HLM ne votent jamais, alors que presque 46% des électeurs résidant en maison individuelle votent aux deux tours, les habitants des immeubles en copropriété privée ayant tendance à se comporter comme ceux des HLM […]. Ainsi, globalement, quelle que soit l’HLM concernée, le comportement dans ce type de logement est l’abstention, alors qu’une tendance plus nette à la participation est observée dans le logement pavillonnaire […]. »

[10] Dans Leur Europe et la nôtre (Textuel, 2024), la Fondation Copernic et Attac replace en contexte néolibéral l’historique de la libéralisation du marché de l’énergie et plus particulièrement de celui de l’électricité à l’aune de la construction de l’architecture économique de l’Union européenne (chapitre 8) :

« À la fin des années 1990 l’Union européenne et les États membres décidaient d’ouvrir progressivement le marché de l’électricité et de remettre en cause les monopoles nationaux existant dans la plupart des pays. Le top départ de cette libéralisation a été donné par une directive de 1996 qui entendait « rationaliser la production, le transport et la distribution de l’électricité tout en renforçant la sécurité d’approvisionnement et la compétitivité de l’économie européenne et en respectant la protection de l’environnement ».

[…]

Parallèlement, pour permettre aux différents producteurs et fournisseurs d’échanger l’électricité, un marché « de gros » a été mis en place. Son prix reflète non pas le coût moyen de production de l’électricité, composé essentiellement des coûts de construction et financement, mais le coût de production d’une unité supplémentaire, dit « coût marginal », correspondant la plupart du temps au coût du combustible de la centrale la plus chère en fonctionnement à chaque instant en Europe – donc généralement le gaz. Le prix de marché est ainsi déconnecté du coût de production de l’électricité mais également très volatil et incontrôlable car dépendant des cours mondiaux du gaz. »

[11] Dans Mal-travail. Le choix des élites (Les Liens qui Libèrent, 2024), François Ruffin examine notamment quelques-unes des causes de la dégradation des conditions de travail des employé‧es, salarié‧es du privé comme de la fonction publique, en compilant entre autres des notes qui sont issues d’entretiens avec des données provenant de rapports ou d’ouvrage sur la question. À propos des coûts cachés du mal-travail, il débute par expliquer comment il en est venu à s’intéresser aux cas d’inaptitudes au travail :

« Des « inaptitudes », nous en avions déjà rencontrées, et même en série, lors de notre rapport sur les auxiliaires de vie : ainsi s’achevait bien souvent leur carrière. Mais durant ce conflit sur les retraites, au vu des témoignages recueillis, cela ressemblait à une épidémie.

D’où la table ronde que nous avons organisée, ce printemps, à notre permanence.

Chez Auchan Logistique, un délégué nous détaillait la procédure : « Ça se passe toujours de la même façon. L’employé va voir le médecin du travail, le médecin fixe des restrictions. Dans la majorité des cas, la direction ne les prend pas en compte. L’état de santé de l’employé s’aggrave et ça se termine en déclaration d’inaptitude, sans passer par une commission de reclassement. Derrière, c’est le licenciement, le chômage et en fin de course le RSA. Leur but, c’est de pousser les gens à bout, de les user jusqu’à ce qu’ils partent d’eux-mêmes. […] Chez nous, on a eu seulement un cas de reclassement en treize ans. »

Une déléguée syndicale de Verrescense : « Avant 2016, il y avait deux passages devant la médecine du travail. On rencontrait la personne, il y avait un premier entretien, on essayait d’arranger les choses, de lui proposer des moyens de rebondir. Alors que là, depuis la loi El Khomri, quand les gens arrivent jusqu’à nous, c’est trop tard, on a aucun pouvoir, le délai est beaucoup trop court, on ne peut pas proposer d’alternatives. »

[…] « Inapte », au fond, le mot renverse la faute : c’est le salarié qui est inapte, et non son entreprise qui le rend inapte. C’est porté comme une insuffisance, comme une honte personnelle, alors que ce devrait être une honte sociale, l’insuffisance de nos organisations. »

[12] Ibidem, questionnant justement le processus de délégitimation des travailleuses et des travailleurs ainsi requalifié‧es par la médecine, Ruffin continue de brosser le tableau de l’instrumentalisation des conditions dégradées d’exercice de ces « inaptes », en se référant à la sociologue Frédérique Barnier, autrice notamment de l’article « L’inaptitude au travail, dispositif de protection des salariés ? » (Revue de sciences humaines, 2019), que je cite ici tel qu’il est énoncé dans le livre :

« Le licenciement pour inaptitude vient toujours clore un parcours long et complexe, qui commence par une atteinte à la santé, et qui est ensuite ponctué d’arrêts maladie (longs ou fréquents), engendrant parfois isolement et conflits, mais aussi des retours plus ou moins réussis. Ce dispositif, dont l’origine remonte au XIXe siècle, serait de plus en plus utilisé dans le contexte actuel, marqué par le vieillissement de la population active, le recul des âges de départ en retraite, le durcissement des conditions d’accueil des chômeurs et la dégradation des conditions de travail.

Les inaptes licenciés se retrouvent demandeurs d’emploi et indemnisés comme tels en échange de la recherche d’un nouvel emploi compatible avec leur état de santé. Mais pour beaucoup, retrouver un emploi s’avère difficile en raison de leur âge, de leur niveau de qualification, et d’un état de santé que parfois le travail a contribué à dégrader. Jugés irrécupérables par leur entreprise, ils sont finalement disqualifiés professionnellement mais aussi socialement, dans une société qui a dignifié le travail et qui en a fait le principal support de l’intégration sociale et de la citoyenneté.

Parfois présentée comme un outil de protection des salariés et de leur santé, l’inaptitude peut ainsi également être perçue comme un dispositif de sélection et d’orientation de la main-d’œuvre au service de la productivité des entreprises, leur permettant de se débarrasser des salariés usés sans avoir à modifier leurs conditions de travail, contribuant ainsi à la dégradation de la condition salariale par la réglementation des salariés les moins adaptés aux exigences de l’ordre productif. »

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