Chaque « grand » mouvement social résonne en partie avec les précédents tout en produisant ses propres caractères. Entamé le 5 décembre, poursuivi sans interruption depuis et appelé – malgré le 49-3 – à entrer dans son acte II le 31 mars prochain, le mouvement de grève contre la réforme des retraites du gouvernement a déjà combiné plusieurs aspects sur lesquels il faut revenir.
Le mouvement social en cours marque un repositionnement très fort sur l’action syndicale et gréviste en entreprise par rapport aux dernières années.
Pas de « Nuit debout » comme en 2016, pas de « cortèges de tête » attirant la lumière comme en 2017 (ou en tout cas bien moins). Et même si la convergence avec les groupes encore en activité de Gilets jaunes s’est vu, notamment lors des manifestations le samedi, ça ne s’est pas substitué à la grève. S’il y a pu y avoir des actions de blocages économiques, là-encore il ne s’agissait pas de les présenter comme une alternative à l’arrêt de travail massif.
En soi, et d’un point de vue de classe, ce retour à la centralité de la grève est éminemment positif.
Pour autant les écueils sont encore nombreux : le premier d’entre-eux a été celui de la grève par procuration.
Un bilan d’étape
Le mouvement a, pour l’heure, été porté pour l’essentiel par trois secteurs : SNCF, RATP et, dans une moindre mesure, Education. Dans les deux premiers c’est la grève reconductible qui s’est imposée, et de manière significative, dépassant les records de grève de novembre-décembre 1995 et décembre-janvier 1986/1987. À la SNCF le pourcentage de grévistes a été tiré par le haut par les agents de conduite. Il n’en reste pas moins qu’une génération militante s’y est forgée dans la lutte, et plus encore à la RATP.
Si elle s’est estompée, c’est du fait du manque de relai dans le reste du salariat… et parce que les assemblées générales de grévistes, garantes de la démocratie du mouvement en ont décidé ainsi. Les collectifs de lutte sont pour l’heure préservés et c’est essentiel pour la suite.
La réalité de la grève dans l’Éducation a été plus contrastée selon les localités et les départements, mais on y a retrouvé un niveau de combativité inégalé depuis 2003.
C’est à la fois révélateur d’un maillage territorial limité des équipes syndicales de lutte, mais aussi, et malgré ça, d’une grève qui a bénéficié des réseaux construits par les mobilisations sectorielles précédentes.
C’est aussi ce qui a permis à la mobilisation dans ce secteur de rebondir autour de la mise en application du bac Blanquer, élitiste et inégalitaire (autour de la contestation des E3C notamment).
Par ailleurs, au-delà de la SNCF, de la RATP et de l’Éducation, une minorité agissante du salariat (et qui n’est pas réductible à ses franges « radicalisées ») s’est révélée déterminée à mener le combat, ce qui explique des foyers de grève parfois importants dans certaines entreprises et localités.
La Culture, mais aussi la recherche et l’enseignement supérieur montrent aujourd’hui des signes de mobilisations vifs et encourageants.
Mais, et partout, la question de la reconduction de la grève reste pourtant un enjeu central : c’est la garantie d’une grève réellement dirigée et assumée par les grévistes. Sans reconduction, difficile de construire une auto-organisation reposant sur la démocratie des AG. Et d’abord et avant tout au plus près des lieux de travail.
Ce sont des AG massives et représentatives qu’il faut construire dans la lutte, pas des avant-gardes « éclairées ». Et ce n’est pas une coquetterie libertaire ! Reconduction, auto-organisation et généralisation s’articulent et s’alimentent : ces trois termes de l’action gréviste sont indissociables d’un rapport de force victorieux.
Construire la grève
Il est devenu traditionnel dans certains courants politiques d’accuser « les directions syndicales » d’entraver tout cela.
Ce n’est pas ce qui se produit dans ce mouvement. L’intersyndicale nationale est utile aux grévistes : les appels à généraliser la grève et à la reconduire partout où c’était possible ont été constants. Ce n’est donc pas l’absence d’un « appel à la grève générale » venu d’en haut qui est en cause, mais bien la difficulté à convaincre les travailleurs et les travailleuses qui a été jusqu’ici le principal obstacle.
On l’a vu avec la grève du 5 décembre : si elle a été à ce point réussie c’est qu’elle avait pu bénéficier de plusieurs semaines de préparation en amont et d’un travail de mobilisation important des équipes syndicales. C’est une démonstration par les faits : sans un ancrage syndical de terrain, pas de grève reconductible et auto-organisée.
Cela doit nous inciter à réfléchir et interroger les stratégies de mobilisation, tant au plan local que national.
La perception du calendrier de grève nationale pouvait être diverse selon les endroits et les niveaux de mobilisation : jugé trop timide ici, il paraissait trop rapide ailleurs.
Entre les « temps forts » et « LA grève générale », il y a sans doute un panel de propositions stratégiques qui mériteraient d’être discutées pour plus et mieux mobiliser et rassembler les travailleuses et les travailleurs.
Mais il faut aujourd’hui se poser sérieusement la question de l’investissement dans les Unions locales et départementales : comment en faire des outils plus efficaces pour la généralisation de la grève ? Comment faire en sorte que les premiers bilans soient discutés dans les collectifs militants de base, comment faire de l’interprofessionnel une réalité quotidienne et effective ? Comment faire pour qu’elles prennent en compte les questions spécifiques de mobilisation dans le privé liées à la fragmentation et la précarité du salariat ?
Ne faudrait-il pas également poser la question de stratégies grévistes locales : sur quelles boîtes ou secteurs qui comptent faut-il « mettre le paquet » ? Dans les villes moyennes, la grève dans les transports urbains et chez les territoriaux permet par exemple de la rendre immédiatement visible et tangible.
Dans le rapport de force, faire peur aux cadres intermédiaires de l’État et du Capital que sont les préfectures et les Chambres de commerce et d’industrie est une nécessité.
Vers le 31 mars et au-delà
Pour toutes et tous les militant·es de la grève aujourd’hui, c’est désormais la préparation de l’acte II de la lutte qui s’impose. Les municipales comme un improbable référendum, ça n’est pas notre affaire.
Le 8 mars sera une grande journée de mobilisation féministe, contribuant pleinement au mouvement, après celle du 23 novembre dernier qui l’avait précédé et annoncé. Les femmes, les travailleuses ont clairement fait valoir dans la lutte contre une réforme des retraites qui leur fera perdre plus qu’aux hommes, que ce combat était aussi un combat féministe.
Et puis nous avons maintenant le 31 mars en ligne de mire. Pas de miracle : c’est le travail de terrain qui doit primer pour remobiliser massivement. Il faut multiplier les tournées syndicales, les réunions d’équipes, les discussions au vestiaire, à la cantine, en salle de pause… Contre le projet de réforme des retraites, mais aussi à partir des revendications concrètes et immédiates, atelier par atelier, service par service, secteur par secteur.
En ce sens aucune mobilisation ancrée dans un secteur ou un territoire qui pourrait avoir lieu d’ici cette date n’est à écarter bien sûr. D’autant que l’application par le gouvernement du 49-3 peut raviver les colères. L’essentiel est de tout faire, avec le plus de salarié·es, pour construire davantage de rapport de force dans l’optique d’une « montée à la grève ».
Nous ne partons pas de zéro, loin de là. Il ne s’agit pas d’évacuer les questions posées par le mouvement depuis le 5 décembre, mais bien au contraire de s’y appuyer dans la perspective de la grève et sa généralisation, elle qui reste la meilleure arme des travailleurs et des travailleuses.
Théo Roumier
Une version de ce texte a été publiée dans le mensuel de l’Union communiste libertaire (UCL), Alternative libertaire n°303 de mars 2020, disponible en kiosque.
Et pour compléter la réflexion, il faut lire la contribution de mon camarade Christian Mahieux, « Caisse de grève ou qu’est-ce que la grève ? », sur le site À l’encontre.

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