« Ça ne tient plus ». C’est à partir de ce slogan que le Mouvement associatif a organisé une mobilisation nationale le 11 octobre dernier pour interpeller l’opinion et les décideur·ses quant à la situation financière de plus en plus difficile dans laquelle le monde associatif se retrouve du fait des séquences d’austérité budgétaire récentes et à venir. Ces dernières semaines, la communication s’est intensifiée autour de cette mobilisation qui a pris la forme de multiples actions aux quatre coins du territoire national. À y regarder de plus près, cette communication est symptomatique d’un grand paradoxe : alors que les bienfaits de l’action associative semblent évidents pour beaucoup, rendre ces derniers visibles, lisibles, en parler ne s’avèrent pas si simple.
C’est comme si nous n’avions pas les mots, ou que les mots dont nous disposons et qui font sens pour nous – démocratie, lien social, émancipation... – tournaient à vide, qu’ils avaient perdu leur force de conviction. La faute au contexte politique, bien sûr, et plus spécifiquement aux médias et aux personnes qui les peuplent et qui, par leurs actions et discours, disloquent chaque jour un peu plus ce socle commun de valeurs sur lequel tenait jusque-là notre société, tant bien que mal, malgré les désaccords. Mais la vérité est que notre dépossession quant aux manières mêmes de penser les bienfaits de l’action associative a des origines plus lointaines et profondes. La mobilisation de samedi dernier représente, en fait, une étape de plus, importante et massive, dans la réappropriation du récit qui nous habite, mais auquel nous n’avons, souvent, plus accès.
Le « non lucratif », dans l’ombre du lucratif
Pour cela, il faudrait déjà commencer par remettre en question certaines expressions consacrées. En premier lieu, on définit les associations par le fait qu’elles soient « à but non lucratif ». Par cette négative, on peut avoir l’impression d’affirmer une posture de résistance à la logique lucrative et d’accumulation capitaliste. Mais n’alimente-t-on pas en même temps, ou peut-être surtout, l’idée que l’entreprise lucrative est la forme d’action normale et légitime ? En développant une action non lucrative, les associations s’inscriraient dans un régime d’exception, dérogeraient à la norme à laquelle le reste de la société tend à se soumettre et que les gouvernements tendent eux-mêmes à alimenter. De ce point de vue, on comprend mieux la facilité avec laquelle l’acceptabilité des retraits de financement public se construit. Les associations ne produisant pas de bénéfices, leur financement ne peut être envisagé que comme une dépense pesant sur l’économie, la vraie.
À travers l’expression d’« économie sociale et solidaire » (ESS), notamment consacrée dans la loi dite « Hamon » de 2014, un certain nombre d’acteur·ices cherchent à renverser cette logique en définissant positivement le produit du travail des associations, coopératives et mutuelles. Mais il n’est pas sûr que ce combat n’ait pas été vain, sinon contre-productif. En rendant légitime la comparaison, sinon l’amalgame entre les actions à vocation civique – invention d’alternatives, construction de communs, participation citoyenne et contre-pouvoirs – et les formes d’organisations promouvant l’« entrepreneuriat social » ou la « lucrativité limitée », la cause de l’ESS n’a-t-elle pas in fine contribué à alimenter une compréhension économiciste de l’action associative, c’est-à-dire basée sur les catégories de pensée de l’économie marchande ?
Cela semble assez évident dans le cas de l’évaluation. Comment rendre visible et faire valoir ce que l’action associative apporte à la société – comment en évaluer la portée ? Dans le contexte actuel d’austérité budgétaire et de triomphe du capitalisme néolibéral, les acteur·ices associatifs ne sont pas parvenus à empêcher la reformulation, sinon la réduction de cette question, large et existentielle, dans les termes de l’économie des autres et de l’administration publique managérialisée : notamment ceux de « l’efficacité » et de « l’efficience », donc de la réduction des coûts et, non loin de là, de la rentabilité. Et si les revendications pour faire valoir des méthodes qualitatives, s’appuyant notamment sur les discours et les récits, ne cessent d’être réactivées, force est de constater que la nécessité des chiffres s’est imposée à tous et toutes. C’est notamment l’histoire du glissement de la notion d’« utilité sociale » à celle d’« impact social », et la montée en puissance des pratiques de « monitoring » permettant la surveillance administrative des dépenses et des (fréquentations d’) actions, parfois au jour le jour.
Or, cette centralité de l’impact quantitativement évalué se retrouve aujourd’hui dans la mobilisation, donnant à voir un mouvement qui, par moment, ne sait plus se défendre qu’à travers les armes de ses adversaires. 20 millions de bénévoles, 1,8 million de salariés, 67 millions de Françaises et de Français touchés par les actions des associations, etc... nous rappelle le Mouvement associatif dans ses multiples appels à la mobilisation : ces chiffres, aussi représentatifs de l’ampleur de l’action associative soient-ils, n’ont-ils pas toutes les chances de se diluer dans le flot des grands nombres qui tendent à nous déposséder chaque jour un peu plus de notre quotidien et nous poussent à tout relativiser ?
Pour sortir de l’ombre de l’État, réclamer les données sur les financements publics
Mais ne nous y trompons pas : c’est d’abord par son institutionnalisation, plus que par sa marchandisation, que le monde associatif a appris à se résumer – et, par là, à se réduire – par des chiffres. Et c’est donc avant tout contre une étatisation de la pensée qu’il faut lutter. Pour ce faire, il y a certes des nombres dont la charge symbolique et le potentiel mobilisateur pourront paraître plus importants que d’autres. Ceux concernant les financements publics distribués aux associations, par exemple, parce qu’ils touchent, in fine, à la question de la subsistance des travailleur·ses associatifs, donc à leur capacité et à leur légitimité à continuer à travailler au quotidien au service de buts « non lucratifs » – ce qui revient, dans un vocabulaire marxiste, à ne pas vendre sa force de travail au capital.
Pendant longtemps, nous avons été dépossédés des chiffres sur les financements publics, que les institutions gardaient pour elles, sans toujours les exploiter d’ailleurs, faute de moyens ou d’intérêts. Dans un contexte de montée des inquiétudes, les enquêtes Paysage associatif coordonnées par Viviane Tchernonog et Lionel Prouteau sont venues combler le manque – et même, en un sens, créer une demande – à partir de données déclaratives collectées par questionnaires. Déjà, au fur et à mesure des éditions de l’enquête, les dynamiques de compression des financements publics, de même que la montée en puissance de la commande publique par rapport à la subvention, ont pu être objectivées, ce qui a permis au secteur de se réapproprier ces phénomènes que les associations vivaient, chacune dans leur coin, sans pouvoir les penser à une grande échelle – une prise de conscience dont l’avis du Conseil économique, social et environnemental de 2024 a été un point d’étape important.
Récemment, la donne a toutefois commencé à changer à travers la numérisation des données, l’émergence des réglementations sur l’open data (loi de 2016), mais aussi les exigences austéritaires qui ont poussé les administrations publiques à exploiter ces données pour rationaliser leurs dépenses – entendre pour couper dans les financements alloués aux associations, en faire donc une variable d'ajustement. Les données sur les financements publics existent – certes dans des formes plus ou moins exploitables – mais elles n’ont pas encore été réclamées et, a fortiori, appropriées par le monde associatif, qui n’est d'ailleurs pas toujours outillé pour ce faire. Cela est pourtant indispensable. Comment sinon faire sens, par exemple, des résultats du rapport de l’Inspection générale des finances et de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche, ainsi que de celui de la Cour des comptes, publiés tous deux en 2025 avec pour horizon explicite d’identifier des économies budgétaires potentielles en 2026 ?
Selon ces rapports – dont les analyses restent donc sujettes à caution, par le contexte austéritaire et la non-ouverture des données, mais aussi par l’importance du moment Covid –, les financements publics alloués aux associations auraient augmenté depuis la fin des années 2010. Pas de problème, alors ? Dans le cas d’une étude réalisée avec Cécile Rodrigues et Julien Talpin, nous montrons toutefois, par exemple, comment les subventions allouées par la Ville de Lille ont chuté d’environ 10% entre 2010 et 2020, conduisant celle-ci à concentré celles-ci sur les plus grandes structures, souvent inscrites dans des formes plus ou moins assumées de délégation de service public. Surtout, tout était fait, jusque récemment, pour rendre ces diminutions indolores et maintenir le partenariat, puisque, comme le rappelle la Cour des comptes : « Près de 80% de ces subventions sont des dépenses pour garantir des droits ou assurer des services dans le prolongement de l’action de l’État ».
Contre l’abandon organisé, se réapproprier l’argent public
Ainsi, le sens de l’action associative a longtemps été en grande partie défini par l’État par le biais des subventions, dans le cadre d’une sorte d’interdépendance asymétrique qui emportait jusque-là un certain niveau de complaisance, que ce soit du côté des institutions ou de celui des associations. Ce n’est que depuis quelques années que ces dernières se voient renvoyées aussi ouvertement par de plus en plus de responsables, nationaux comme locaux, qu’elles ne servent à rien, qu’elles sont un poids pour l’État et l’économie, voire que leur action est nuisible, justifiant ainsi les coupes, mais aussi les dissolutions et autres attaques contre les libertés associatives. Et c’est là où la politisation du discours, et a fortiori des chiffres, est cruciale. Cela induit de ne plus se focaliser sur l’action associative, mais de desserrer la focale pour situer cette dernière dans les rapports de force économiques et politiques à grande échelle.
Pour ce faire, il convient de développer notre capacité à analyser les choix budgétaires, aux différentes échelles de gouvernement, pour en montrer la dimension politique, au sens large du terme, c’est-à-dire de dévoiler les choix de société que les usages de l’argent public engagent. Aux États-Unis, c’est une telle pratique qui a conduit les mouvements anti-racistes et abolitionnistes à construire et à rendre crédible le mot d'ordre « Defund the police », en revendiquant un transfert de l’argent public utilisé pour financer la police et les prisons vers le financement d’organisations associatives et communautaires orientées vers le « Care » (santé mentale, logement, loisirs, réinsertion, etc.). Pour ce faire, les militant·es ne cessent de comparer ce qui est donné à la main droite et à la main gauche de l’État, pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu, rendant visible les milliards dédiés à la première et les miettes laissées à la seconde, à travers un phénomène que Ruth Wilson Gilmore résume bien par l’expression d’« abandon organisé » (organized abandonment).
En France, un rapport parlementaire nous a récemment fourni un nouveau chiffre, inédit, celui de 211 milliards d’aides publiques accordées aux entreprises lucratives, propice à politiser la diminution des financements publics aux associations. Ce dernier chiffre n’a d’ailleurs pas échappé aux têtes du secteur. Par exemple, David Cluzeau, président de l’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire (UDES), appelle, dans un post, à « arrêter de dénigrer les associations » en s’appuyant sur ce chiffre et sur d’autres :
« Voici 4 chiffres : 13%, 87%, 7%, 93%. Que nous disent-il ? Les associations représentent 13 % de l’emploi privé en France. Les entreprises de l’économie conventionnelle, c’est 87 % de l’emploi privé… Les associations perçoivent 16 milliards d’euros d’aides publiques directes ; les entreprises de l’économie conventionnelle 211 milliards d’euros d’aides... Soit respectivement 7% pour les associations et 93% pour les autres entreprises qui ne ressortent pas de l’ESS. Donc, nous pouvons affirmer que : Non, les associations ne sont pas privilégiées.
Elles reçoivent une part des fonds publics cohérente, quoique insuffisante en réalité, avec leur poids économique et social ».
La mise en miroir de ces chiffres permet de sortir du piège de l’évaluation pour visibiliser, rendre saillant et mettre en forme même un rapport de force entre deux types d’économie, organisé par ailleurs par l’État qui prend clairement position en faveur de ce que le représentant nomme, de manière finalement assez symptomatique, l’« économie conventionnelle ».
Mettre en rapport le « grand détournement » de l’argent public en faveur des milliardaires et grandes entreprises avec la mise en crise des financements publics aux associations nous conduit finalement, et malgré les réticences de beaucoup, à remettre en question cette économie et cette politique qui sacrifient le bien-être de tous et toutes au service des bénéfices d’une minorité. Derrière ce rapport de force, il y a la question des types d’activités à travers lesquelles les personnes sont légitimes de vivre : et c’est là que l’enjeu de la valeur produite s’efface au profit des valeurs défendues. La santé, l’inclusion, l’environnement, la culture, l’engagement, la démocratie : lorsque tous ces mots semblent avoir perdu leur puissance d’invocation, il faut s’y rattacher comme à des valeurs et se rappeler qu’en face, au sein de l’État et des grandes entreprises, ceux-ci n’ont pas de sens, voire sont conçus comme des obstacles à la marche des bénéfices. Nous ne sommes plus, qu’on le veuille ou non, face une question d’équilibre ou même de compromis, mais bien face à un véritable conflit social de grande ampleur, un clivage qui devient de plus en plus violent : celui de l’économie des égoïstes contre l’économie des communs.
Notre défense politique du bien commun face à ses ennemis
Ainsi, il convient sans doute de ne plus se définir par les catégories de pensée des autres, et notamment par le fait que les associations « mettent en œuvre les politiques publiques, prolongent voire accomplissent des services publics et s’y substituent à moindre coût », comme le présente la dossier de presse de la mobilisation. Dans son appel à mobilisation, Claire Thoury semble d’abord aller dans ce sens en invoquant la « résilience remarquable » du monde associatif. Pourtant, le passage qui suit offre une perspective beaucoup plus positive et mobilisatrice :
« Affaiblir les associations n’a pas de sens. Elles sont des espaces puissants qui changent au quotidien la vie des gens. Elles offrent du pouvoir d’agir, construisent des solutions concrètes adaptées aux besoins des populations parce que directement pensées par elles. Elles renforcent les liens sociaux, donnent du sens, permettent de faire collectif, elles sont un remède à la crise démocratique que l’on traverse et méritent mieux que du mépris ou de la défiance. Notre tissu associatif est quelque chose de merveilleux, un bien commun qui nous rend fiers et qui ne doit pas être sacrifié par les coupes budgétaires ».
Pour que la prise de conscience soit complète, peut-être faudrait-il plutôt dire que c’est justement contre toutes ces fonctions bienfaisantes que l’affaiblissement des associations a bien un sens, en tout cas pour ses artisans. C’est parce qu’elles empêchent, ou du moins limitent, autant qu’elles le peuvent et malgré les obstacles, la prise de pouvoir d’une minorité sur le reste de la société, l’endoctrinement de masse et la fin des libertés et des droits, qu’elles deviennent des cibles à abattre. Par les échanges, débats, et liens qu’elles contribuent à faire émerger, à la fois entre personnes semblables et différentes, les associations permettent, par exemple, de lutter contre les préjugés et représentations haineuses alimentées dans les médias et par la classe politique, en tout cas sa frange la plus irresponsable et maléfique : l’islamophobie, l’antisémitisme, le racisme, la xénophobie, le mépris de classe, la masculinisme ou encore le rejet des minorités sexuelles et de genre, en démontrant par la pratique ordinaire que le dialogue et l'échange sont possibles et qu’ils conduisent à la compréhension des différences et in fine à la construction de commun.
Ce « bien commun » dont on parle souvent. C’est peut-être bien, comme le propose Claire Thoury et d’autres, par cette expression qu’il faudrait préférer se définir. Car celle-ci ne permet pas seulement de positionner le monde associatif dans une lutte face aux intérêts les plus égoïstes, ceux de riches et de gouvernant·es qui accumulent les richesses au détriment du reste de la société et en alimentant les divisions en son sein. Dans l’expression « bien commun », nous pouvons aujourd’hui assumer que le terme « bien », loin de se limiter à la banalité réifiée des « biens matériels » vendus sur un marché, contient une dimension morale, une projection vers un certain type de société qui s’oppose à celui que les forces qui gouvernent tendent à faire advenir, dans lequel le pluralisme, l’égalité des droits, la dignité et la capacité de tous et toutes à la faire valoir, sont des piliers et des boussoles. En nous battant pour ces principes, nous travaillons pour le bien.