D'abord, une raison fondamentale : toute réforme qui ne met pas à contribution les plus riches est illégitime dans son principe.
les deux premières années du quinquennat ont outrageusement favorisé les 1% les plus riches, avec la suppression de l'ISF et la "flat tax". Ces mesures, prétendument pour favoriser les investissements en France, ont été appliquées sans aucune contrepartie. En même temps, on augmentait la CSG, mesure qui a frappé exclusivement les retraités. La différence de traitement rend illégitime tout effort demandé aux seniors.
Deuxième raison : avec la fin de la solidarité intergénérationnelle, c'est un changement complet de paradigme qui s'annonce. Il y a donc un effort très inégalement réparti et cette réforme des retraites ne fait que renforcer cette inégalité : un cadeau supplémentaire est fait aux plus riches et aux entreprises par le biais du plafonnement des cotisations retraites, à 28% (cotisations salariales et patronales confondues) pour 1es 10000 premiers euro de salaire et à 2,8% au dessus. C'est une façon d'exonérer à la fois les plus gros salaires et les entreprises d'une partie importante des charges sociale, mais nullement une mesure de solidarité : c'est un cadeau de 42 milliards aux entreprises et de 71 milliards d'euro faits aux salaires les plus élevés, qui pourront réinvestir cet argent dans des dispositifs privés d'assurance vieillesse. C'est cotiser moins pour capitaliser plus. En d'autres termes, c'est la fin de la solidarité intergénérationnelle sur laquelle est basé notre système de retraite actuel. Et c'est peut-être cela le bouleversement le plus important, en attendant l'étape suivante : la généralisation de la retraite par capitalisation.
Thomas Piketty a consacré à ce thème un éditorial du Monde. Il écrit : "Dans un monde où les salaires mirobolants et les questions de retraite et de dépendance ont pris une importance nouvelle, la norme de justice la plus lisible pourrait être que les niveaux de rémunération (y compris les plus élevés) financent les retraites au même taux (même si les pensions sont elles-même plafonnées), tout en laissant à l'impôt sur le revenu le soin d'appliquer des taux plus élevés au sommet de la répartition". Mais il ne faut rien attendre d'autre de la part d'un Gouvernement qui "a un gros problème avec la notion de justice sociale".

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Troisième raison : l'instauration d'un âge pivot pour inciter les seniors à rester au travail plus longtemps. C'est négliger - ou passer sous silence - les difficultés qu'ont les seniors pour retrouver un emploi : difficultés qui expliquent que 60% des chômeurs de longue durée sont des seniors (55-64 ans) (42% dans le reste de la population). Le Gouvernement n'ayant pas les moyens d'obliger les entreprises à garder leurs seniors ou à en recruter, l'age pivot apparaît surtout comme une mesure punitive permettant au futur système de faire des économies en pénalisant cette catégorie d'âge. Cet âge pivot, qui sera progressivement porté à 64 ans en 2027 pourra encore évoluer par la suite.
C'est une mesure fondamentalement inégalitaire : les différentes catégories de salariés seront affectées en proportion inverse de leurs revenus, les plus hauts pouvant se permettre une perte qui les affectera de façon marginale. Les autres auront la "liberté" soit de travailler (ou de rester sans emploi !) plus longtemps, soit de subir une perte qui, pour beaucoup, les amènera au dessous du seuil de pauvreté.
C'est aussi une façon pour le Président de contourner l'engagement pris par le candidat Macron de ne pas toucher à l'âge légal de la retraite, controversée par la CFDT qui semble en faire un casus belli. Les économistes attitrés de Macron, quant à eux, soutiennent une réforme qu'ils prétendent "juste" en dépit des deux raisons énoncées plus haut, mais lui déconseillent de brouiller sa réforme par une mesure "paramètrique" comme celle de l'âge pivot.

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Quatrième raison : les incertitudes concernant la valeur du point : Ce sera aussi des incertitudes concernant le montant des retraites. Quand on annonce que la valeur du point sera fixée par les partenaires sociaux sous contrôle du parlement, qui, selon vous, aura le dernier mot ? L'engagement de Darmanin, énoncé au cours de la dernière émission "vous avez la parole", de garantir par la loi la valeur du point n'est qu'une supercherie : même si, pour une fois, le pouvoir macronien tient parole, une loi peut toujours être défaite par les suivants et Macron lui-même en a apporté la démonstration depuis qu'il est au pouvoir.
Un autre pays a gouté aux joies de la retraite à points : la Suède, dont les retraités ont connu un déclin progressif de leurs pensions, au point qu'en 2018, le taux de pauvreté chez les retraités (15.8%) y était plus de deux fois plus élevé qu'en France (7,3%) et plus élevé que dans l'ensemble de l'Union Européenne (14,8%). De plus, la pension de base garantie a diminué de 34 à 21% du salaire moyen entre 2004 et 2018. Enfin, le nombre de retraités obligés de compléter leur retraite par un salaire a doublé entre 2000 et 2018. S'inspirer du modèle suédois comme le fait le Gouvernement,, c'est en accepter implicitement les conséquences.
Cinquième raison : les modalités de transition entre les deux systèmes ne sont jamais évoquées : il y aura immanquablement une période où l'ancien et le nouveau système existeront, le premier - c'est à dire en pratique les retraites complémentaires AGIRC et ARRCO - ne seront plus alimentées par des cotisations qui iront entièrement au nouveau système. Nous n'avons aucune explication sur la façon dont l'exécutif entend gérer cette difficulté de la transition et cela montre qu'il ne nous dit pas tout ! Car, on peut très bien penser que cette transition engendrera des pressions sur le financement des retraites actuelles et conduiront, à terme, à la diminution de celles-ci, soit par de nouvelles augmentations de prélèvements type CSG, soit par une prolongation de la désindexation dont sont l'objet les retraites actuelles.
Sixième raison : il suffit de prendre une calculette pour comprendre que la grande majorité sera perdante : l'extension de la période de référence à la totalité de la carrière sera défavorable au plus grand nombre, malgré la prise en compte dès le premier euro, présentée comme une mesure égalitaire. Il s'agit en réalité d'une autre mesure paramétrique qui ne s'avoue pas, destinée à limiter la charge des retraites à 14% du PIB, intention avouée du Gouvernement qui brouille encore un peu plus la communication : comment peut-on espérer remplir cet objectif en garantissant la valeur du point ?
Septième raison : un système soit-disant universel qui accorde tant de dérogations n'en a plus que le nom. Dans un discours prononcé à Rodez le 3 octobre, Macron avait fait par avance son autocritique : « Si je commence à dire “on garde un régime spécial pour l’un”, ça va tomber comme des dominos, avait-il dit ce jour-là. Parce que derrière, on me dira : “Vous faites pour les policiers, donc les gendarmes.” Ensuite, on me dira : “Vous faites pour les gendarmes, donc pourquoi pas pour les infirmiers et les infirmières ? Les aides-soignants ?” Et puis on va refaire nos régimes spéciaux. En deux temps, trois mouvements, on y est. Non ! » C'est pourtant bien ce qu'il est en train de faire actuellement, au bénéfice de ceux dont il a besoin et aux dépens de tous les autres.
Quelle que soit la façon dont on l'aborde, cette réforme est profondément inégalitaire, en dépit de la formule creuse, selon laquelle un euro cotisé apportera les mêmes droits. Une civilisation peut se juger sur deux critères : outre la place qu'elle est capable de faire aux femmes, il y a la façon dont elle traite ses vieux. Vouloir une réforme qui refusera une fin de vie digne à une fraction croissante de la population, c'est assumer un recul de civilisation. Et c'est cela qu'il faut combattre.