Un cadre du privé parmi tant d'autres

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Billet de blog 15 décembre 2020

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Technique n°3 : le complexisme

Les collègues de Benoît, cadre en entreprise, persistent à vouloir lui donner du travail. Mais il n'a pas dit son dernier mot, et dégaine une arme élégante : le complexisme.

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Débordisme et périmétrisme ont jusqu’ici permis à Benoît, notre cadre en entreprise, de repousser les assauts répétés de ses collègues.
Mais, après quelques mois, les cuistres reviennent à la charge avec une nouvelle demande. Et cette fois-ci, elle est prioritaire, et de surcroît difficile à repousser en dehors de son fameux périmètre.

Il se voit contraint de dégainer une arme plus subtile : le complexisme.
On pourrait résumer cette technique de la manière suivante : il s’agit de perdre son interlocuteur dans un discours décousu, qui fourmille de détails sans intérêt. Pour décourager Sophie, il lui faut se lancer dans un long monologue, ponctué d’acronymes et de concepts fumeux.

Tout l’art du complexisme consiste à alterner entre la précision extrême et le flou total. En quelques minutes, il faut susciter tellement de questions chez Sophie qu’il lui sera impossible de les poser sans y passer une demie-heure. A un rythme de deux questions suscitées par phrase prononcée, on parvient en général à rebuter les requérants les plus tenaces.

Proposons un exemple.
Pour cela, précisons un peu l’environnement dans lequel évoluent Benoît et Sophie. Ils travaillent dans une entreprise qui vend des logiciels à des agents immobiliers. Sophie au marketing, et Benoît à la définition des fonctions des logiciels (selon votre génération : les spécifications, la maîtrise d’ouvrage, le product ownership…).
Sophie a réalisé une étude de marché, au terme de laquelle elle a identifié un besoin des clients non actuellement couvert par le produit de l’entreprise. Elle demande à Benoît s’il peut s’atteler à la conception d’une fonction répondant à ce besoin.

« Ok Sophie, je vois ce que tu veux dire, mais là la problème, c’est que la refonte du back-office technique de notre plateforme a été faite par Antoine, et pour l’instant je n’ai pas la vision du type de fonctions qu’on peut y mettre en œuvre, en plus apparemment il y a un problème de conformité RGPD sur lequel j’ai levé une alerte, on va avoir de graves problèmes si nos clients s’en rendent compte, là pour l’instant ça tient parce que la plupart de nos clients sont sur l’ancienne version, mais dès qu’on va migrer, ça va sûrement péter, et tant que le problème de conformité n’est pas résolu, l’architecture est en suspens, on hésite entre une solution maison ou le standard du marché. »

Décortiquons. Le point est l’ennemi de Benoît. S’il en met un, qu’il marque une pause trop tôt dans son discours, il risque deux écueils. Déjà, cela donnera un peu de temps à Sophie pour tenter de comprendre la structure de son monologue, et peut-être se rendre compte qu’il n’a ni queue ni tête. Et en plus, elle risque de poser une question. Bien sûr, cette question pourra elle-même faire l’objet d’une tartine toute aussi indigeste, mais cela requiert une énergie que Benoît ne souhaite pas gaspiller.
Il faut donc bannir la ponctuation.

Quand il déclame une logorrhée de ce type, Benoît est attentif à éviter de structurer son discours, avec un début, une fin, ou pire, une liste d’éléments de même nature. La tirade doit se construire sur le mode de l’association d’idées disparates, comme la chanson « trois petits chats, chapeaux de paille, paillasson, somnambule ». A la manière d’un chemin dans un labyrinthe, Sophie doit être incapable de reconstituer le chemin que Benoît lui a fait parcourir.

Si la technique complexiste a réussi, Sophie ne saura même pas comment relancer la conversation : elle sera totalement désorientée, paralysée par la multitude de questions qui lui sont venues au cours de l’échange.

A partir de là, plusieurs scénarios sont possibles. Il se peut que Sophie garde un mauvais souvenir de cette discussion, et s’empresse de l’oublier pour passer à autre chose. Ce serait évidemment une victoire pour Benoît.
Et il se peut que Sophie s’arrête un moment pour constater courageusement que, non, elle n’a rien compris. Cela nécessite une belle dose de confiance en soi. Comment expliquer qu’elle n’ait rien compris ? Certes, elle ne maîtrise pas autant le sujet de Benoît que lui, et c’est bien normal car c’est son domaine. Mais à ce point-là… Peut-être est-elle idiote ? Non, ça ne correspond pas à son expérience quotidienne. Alors peut-être que, à l’inverse, c’est Benoît qui a une connaissance exceptionnellement large de son sujet ! Ce serait cohérent avec son aisance à naviguer rapidement d’un sujet à l'autre au sein d’une même phrase.

Paradoxalement, c’est là un effet fréquent du complexisme : celui qui le maîtrise peut passer pendant des années pour un expert de haute volée.

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