Nous avons beaucoup parlé de Benoît, cadre en entreprise, spécialisé dans un domaine obscur tel que le marketing, le développement logiciel ou la définition de fonctionnalités. Intéressons nous maintenant à un de ses collègues : Tristan, commercial.
Sa fiche de poste peut désigner son travail de différentes manières : chargé de clientèle, key account manager… mais bref, nous nous sommes compris : son boulot, c’est d’être en contact avec des entreprises clientes, et de leur faire signer des contrats.
Tristan vient justement de recevoir un appel de Virginie, qui travaille pour une des entreprises clientes dont il est responsable : elle souhaite acheter une nouvelle prestation, et pour cela, elle compte passer un appel d’offres. Super nouvelle ! Voilà une belle opportunité de faire croître le chiffre d’affaires que Tristan réalise avec ce client. Dans la foulée, Virginie envoie un email à Tristan, dans lequel figure les documents de l’appel d’offres.
Parfait, se dit Tristan, il ne reste plus qu’à se mettre au clavier pour rédiger la réponse. Oui mais… comme Benoît, Tristan est dé-bor-dé. Et à force de naviguer de réunion en réunion, il n’est plus tout à fait à l’aise avec l’écriture. Tristan se met donc en recherche d’un pigeon – pardon d’une bonne âme, pour faire le travail ingrat de rédiger des phrases qui tiennent debout, dans un document digne de ce nom. Il se trouve que, à la direction marketing, il a repéré Arnaud, une personne qui semble compétente, et qui a le bon goût de ne pas envoyer mourir toutes les personnes qui lui demandent un coup de main.
Tristan l’interpelle : « Salut Arnaud ! Alors voilà, on vient de recevoir un appel d’offres de Rhône Immobilier. C’est une super opportunité, je suis trop content. Je vais faire une réunion dans les prochains jours pour qu’on se coordonne pour la réponse ! Tu te joins à nous ? »
Tristan sait qu’il commence une manœuvre qui nécessite du doigté : il ne faut pas explicitement dire qu’il souhaite déléguer la rédaction de la réponse, car il risquerait de passer pour une feignasse de première. Il faut plutôt mettre ses interlocuteurs en situation de s’en saisir spontanément.
En écoutant Tristan, Arnaud sent qu’il y a anguille sous roche, et tente d’y voir plus clair :
« Ok top je serai là ! Mais dis-moi, c’est toi qui vas rédiger la réponse ?
- Non mais tu vois, c’est un travail d’équipe, on va le faire à plusieurs… » répond Tristan.
Arnaud avait vu venir l’embrouille : Tristan tente de noyer le poisson. Une clarification s’impose.
« Oui d’accord mais c’est toi qui en es responsable, pas vrai ? » relance Arnaud.
Tristan n’a plus le choix, il doit accepter sa défaite, et répond avec un rire gêné : « Oui bon si tu veux… »
Le jour de la réunion arrive, et quelques personnes y participent. Tristan a perdu une bataille, mais il a encore quelques cartes dans son jeu. Il va essayer de faire en sorte que quelqu’un d’autre que lui mène la réunion.
Premier appel du pied : « Alors, vous avez lu l’appel d’offres ? Bon j’ai lu rapidement, mais j’ai pas pu tout lire dans le détail, pfiou c’est assez long quand même... »
Malheureusement, les personnes invitées à la réunion sont tout autant des branleurs que Tristan, et personne ne saisit la perche. C’est raté. Il est bien obligé de prendre le commandement : « Bon on va parcourir ensemble le document alors... »
Le jeu de dupes se poursuit : en lisant le document, Tristan cherche les prétextes pour refiler le bébé.
Première tentative : « Dis donc, au niveau technique, c’est assez corsé… Carine, tu vois de quoi il s’agit ? »
Deuxième tentative de passe en arrière : « Ah c’est sur ce produit… Je maîtrise pas du tout ! Arnaud c’est dans ton périmètre non ? »
Quand ça veut pas, ça veut pas. La chance ne sourit pas à Tristan aujourd’hui.
La fin de la réunion approche, et personne n’a eu le bon goût d’annoncer la prise en charge du dossier. Tristan se garde bien de conclure la réunion, afin de ne pas laisser croire qu’il pourrait être le référent sur ce sujet. Silence embarrassant. Tristan doit conclure, mais il choisit une formulation indéfinie, histoire de diluer les responsabilités : « On se fait une petite réunion dans une semaine, pour faire un point ? »
Qui fait quoi ? À quelle échéance ? Tristan sait qu'il ne faut surtout pas s’avancer sur ce type de considérations, car c’est le meilleur moyen que les tâches énoncées lui reviennent à la figure. La réunion s’arrête.
Puisque personne ne s’est déclaré volontaire… reste maintenant la stratégie du pourrissement.
Les jours passent, et Tristan les occupent en sautant d’une réunion inutile à l’autre, tout en se plaignant d’être « totalement sous l’eau ». Le jour de la 2ème réunion arrive. Tristan commence « J’ai pas pu avancer, on est sur un autre dossier en ce moment, c’est assez chaud ! Le directeur est sur le coup... Vous en êtes où vous ? »
Toujours pas de répondant en face… Il n'y a pas à dire, Tristan a affaire à des durs à cuire.
Au bout de quelques réunions du même type, Arnaud, du marketing, met les pieds dans le plat : « Tristan il va falloir que tu rédiges quelque chose là non ? »
Tristan sent le piège se refermer sur lui, et se contorsionne pour y échapper : « Ah mais je peux pas du tout là ! Et puis je connais pas ce produit ! Et puis c’est pas mon périmètre, c’est au marketing de répondre aux appels d’offre ! »
Arnaud ne lâche pas le morceau : « Ben alors, si tu réponds pas aux appels d’offre, qu’est-ce que tu fais toi exactement ?
- Ah ben moi c’est le contact avec le client, la négociation... »
C’est le dernier refuge de Tristan : prétendre que son travail consiste à se rendre agréable auprès du client, et à prendre de leurs nouvelles. C’est grâce à son bagout légendaire que les clients signent avec son entreprise, et certainement pas grâce aux ronds de cuir besogneux qui font l’effort d’expliquer par écrit aux clients comment leur produit répond à leurs besoins. Quant à la négociation, c’est un art subtil, on y joue comme au poker, c’est du bluff, du risque, ça sent presque le soufre. Tristan est le Patrick Bruel de l’entreprise, il devine les intentions des clients et des concurrents grâce au flair qui fait sa réputation.
Arnaud est fatigué, et cède de guerre lasse : « Ok je vais rédiger quelque chose et te l’envoyer... »
Tristan peut crier victoire ! Il a failli devoir bosser. Cette fois, ça n’est pas passé loin. Il peut retourner calmement à ses occupations habituelles, entre réunions sans objet et bavardage avec les clients sur leurs dernières vacances aux sports d’hiver.