Un cadre du privé parmi tant d'autres

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Billet de blog 21 décembre 2020

Un cadre du privé parmi tant d'autres

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Les dangers du succès de l’esquive : la perte de savoir-faire

Benoît, cadre du privé, maîtrise maintenant toutes les ficelles de l’esquive. Il devrait nager en plein bonheur. Pourtant, il y a comme un malaise.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Au début de sa carrière de cadre en entreprise, Benoît maîtrisait mal l’art de l’esquive. Comme un bleu, il se faisait piéger par ses chefs et ses collègues, et devait ensuite payer au prix fort son inexpérience : la mort dans l’âme, il ouvrait un document powerpoint, word, ou excel, désespérément vide, et se creusait la tête pour y construire un raisonnement qui tienne debout. Mais au fur et à mesure que les années ont passé, à force d’observer et de tâtonner, il a atteint une certaine virtuosité qui lui permet de passer sans difficulté entre les mailles du filet.

Il a aujourd’hui 36 ans, et est au sommet de son art. Une à deux fois par an tout au plus, il est contraint de se mettre à l’ouvrage. Et à ces moments-là, il ressent comme une difficulté à articuler ses idées et à élaborer ses phrases. Pourquoi est-ce aussi compliqué pour lui de coucher ses pensées sur le papier ? Je vous soumets quelques hypothèses – et je m’excuse d’avance s’il y figure quelques banalités.

J’observe que mes collègues ont tendance à considérer l’écrit comme une opération transparente, neutre. C’est en contradiction avec mon expérience : à mon sens, penser et écrire sont deux actes fondamentalement différents.

Pour illustrer ce point, je commence par une analogie avec la conversation. Mettons que j’ai réfléchi seul à un sujet, et que je m’engage ensuite dans un dialogue avec quelqu’un. Il y a de bonnes chances que ce dialogue modifie substantiellement ma réflexion. Entre le début et la fin de l’échange, mon avis ne sera plus le même. Au risque d’être emphatique, je dirais que c’est un des miracles de l’expérience humaine : nous sommes continuellement étonnés de ce que les autres nous disent.

Revenons à l’écrit. D’une certaine manière, écrire, c’est engager une conversation avec soi-même. La relecture de nos phrases provoque des pensées qui ne seraient pas advenues sans l’écriture. Nos réflexions sur le vocabulaire, la syntaxe, la ponctuation amènent nos idées vers d’autres lieux. L’opération d’écriture offre un angle nouveau sur le fruit de notre pensée.

L’écriture est loin d’être un procédé naturel ou neutre. C’est un effort, et un risque que l’on prend vis-à-vis de notre pensée initiale : au terme du processus, elle en sera sans doute modifiée. Pire : il peut arriver que nos idées ne tiennent pas le choc, et se révèlent sans intérêt une fois passées au filtre du clavier.

La raison pour laquelle Benoît trouve qu’il est difficile d’écrire… c’est précisément parce qu’il est difficile d’écrire.

Pas de problème alors ? Si, car Benoît a perdu l’habitude de se confronter à cette difficulté, et de la surmonter. Pour le commun des mortels, l’écriture est un effort, et comme un effort physique, elle sollicite des muscles, des automatismes. Sa maîtrise est un sport, qu’on améliore avec la pratique, et qui décline en son absence. C’est ce que ressent Benoît les rares fois où il produit quelque chose : construire correctement des phrases, et les assembler au sein d’un enchaînement fluide, tout cela lui est moins facile qu’il ne le pensait.

Lorsqu’il a accepté de traiter la demande de sa collègue Sophie, Benoît a sincèrement pensé qu’il pourrait livrer son travail pour la date dite. Mais au moment de se lancer, il a constaté qu’il n’y parviendrait sans doute pas. Benoît n’est plus tout à fait en maîtrise de son repoussisme ; il en est aussi devenu la victime.

Heureusement pour son amour-propre et sa santé mentale, il dispose d’un formidable prétexte pour éviter de se confronter à son problème : s’il est en retard, c’est encore et toujours parce qu’il est dé-bor-dé.

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