Pour éviter de faire le travail qui lui est demandé, Benoît a mobilisé tous les outils à sa disposition : débordisme, périmétrisme, complexisme, diversion, distractisme.
Cela n’a pas suffi, car il a eu affaire à des collègues particulièrement déterminés. Ils ont fait le siège de sa fiche de poste pendant des semaines, puis sont parvenus à grimper les remparts de son charabia. Benoît s’est réfugié dans le donjon. Mais, ses ennemis se trouvant à l’intérieur de l’enceinte, il a dû négocier une trêve, et accepter officiellement de répondre à la demande de Sophie. Il espérait ne pas avoir à donner d’échéance, comme à son habitude. Hélas, ses adversaires n’en étaient pas à leur première bataille et il a dû s’engager à réaliser le travail attendu dans 5 semaines.
Sophie et ses alliés exultent : quelle victoire ! Pourtant, enfermé dans sa tour, Benoît n’a pas dit son dernier mot, et prépare déjà le coup suivant. Il s’est déjà retrouvé dans cette situation, et connaît sa partition : il lui faut maintenant jouer la montre. Cela ne l’empêchera pas, à terme, de devoir accomplir la tâche requise ; toutefois cela lui fera gagner de précieux mois de procrastination.
Comment va-t-il s’y prendre ? Rien de très sorcier. Pour commencer, il faut évidemment laisser à Sophie l’initiative des prochaines étapes. Vous n’imaginiez quand même pas que Benoît allait creuser sa propre tombe, en envoyant une invitation à Sophie pour une réunion de restitution de son travail !
Cela fonctionne : cinq semaines plus tard et pas avant, Sophie lui demande de livrer le travail demandé. Vous connaissez assez Benoît pour savoir ce qu’il répond à Sophie : « Je suis désolé, je pensais que j’allais pouvoir dégager du temps pour traiter ta demande, mais il y a eu un souci avec notre client Immobilier du Grand Ouest, qui s’est plaint de la lenteur de nos serveurs. C’est remonté jusqu’à la direction… on a dû faire les pompiers avec Mickaël, on a bossé tous les soirs dessus depuis trois semaines. »
Maintenant qu’il a formellement consenti à la requête de Sophie, Benoît est bien obligé de trouver des alibis, et de se répandre en excuses auprès d’elle. C’est coûteux, mais c’est toujours mieux que de faire le boulot.
Après avoir écouté Benoît, Sophie s’interroge : il est quand même gonflé de ne pas l’avoir prévenue qu’il rencontrait un problème… pourquoi ne lui en a-t-il pas fait part avant l’échéance de livraison ? Elle est partagée. Car elle a obtenu de haute lutte que Benoît accepte le travail… ce serait quand même dommage de s’énerver alors qu’elle se trouve en position de force. De plus, elle le plaint d’avoir dû travailler aussi tard. Difficile de lui faire un reproche dans ces conditions.
Elle décide de battre en retraite pour cette fois. Après tout, si elle se montre souple, peut-être que Benoît sera d’autant mieux disposé envers elle. Cela pourrait se révéler utile, au-delà de la tâche que Benoît doit réaliser. Pour autant, elle reste ferme sur les échéances : elle comprend les problèmes rencontrés par Benoît, mais s’il ne rend pas sa copie dans deux semaines, de grosses difficultés sont à prévoir.
Que se passe-t-il deux semaines plus tard ? La même chose.
Je marque une pause dans ce récit. Vous vous demandez peut-être : le comportement de Benoît est-il possible ? Quelle entreprise pourrait fonctionner normalement si ces agissements étaient acceptés ? Il y a beaucoup à dire à ce sujet, et j’y reviendrai dans de prochains articles. Mais avant cela, je réponds à la question de la vraisemblance. Aussi incroyable que cela puisse paraître, le cas de Benoît n’est pas seulement vraisemblable : il est très fréquent.
En guise de conclusion, je récapitule ce que j’ai vu en 15 années d’entreprise :
- Quand les cadres acceptent de réaliser une tâche, ils sont très réticents à s’engager sur un délai
- Quand ils s’engagent sur un délai, dans la plupart des cas, ils ne le respectent pas
- Quand ils ne respectent pas un délai, bien souvent, leurs interlocuteurs ne le découvrent qu’à l’échéance
- Il n’est pas rare que, pour une même tâche, les échéances soient repoussées plusieurs fois
La prochaine fois qu’on vous parle de « l’efficacité du secteur privé » ou des fameuses « méthodes de l’entreprise », ayez une pensée pour moi !