De complexisme en périmétrisme, Benoît, cadre en entreprise, contourne avec adresse les demandes qui lui sont faites. Dans le précédent billet, nous avons vu que ce succès s’accompagnait d’une perte progressive de savoir-faire. Un malaise commence à s’installer, même si Benoît évite de le regarder en face. L’armure du débordisme empêche ce malaise d’arriver à la surface de sa conscience… mais, dans les profondeurs, le mal le travaille.
Une autre difficulté vient s’ajouter à cette gêne. Les jours se succèdent, et, grâce à son talent, Benoît n’accomplit rien. Non pas que ses journées soient vides : au contraire, elles sont pleines à craquer de sujets épineux, et de réunions inefficaces pour en parler. Ne pas se frotter à l’angoisse de la page blanche est une satisfaction au quotidien. Au total, Benoît n’a pas de problème majeur : il n’a ni faim ni froid, il a une vie sociale, et est aimé par ses proches. Mais, parmi les choses qui font le sel de la vie, il y a aussi l’atteinte d’un but, l’accomplissement d’un dessein.
C’est une réflexion d’une grande banalité : on retrouve ce type d’idées dans la pyramide des besoins de Maslow, cette tarte à la crème de la psychologie américaine. Cette notion d’accomplissement implique une progression, voire une rupture. Entre le début d’un projet et sa fin, la personne qui s’y engage a changé son environnement, et s’est parfois aussi changée elle-même. Si l’on n’est pas en mesure de déterminer un début et une fin, si chaque jour se succède dans une continuité molle, il ne peut y avoir d’accomplissement.
Prenons l’exemple d’une personne qui serait satisfaite de son parcours d’étudiant. D’où vient cette satisfaction ? De l’atteinte de l’objectif de s’instruire, qui se matérialise par un jour de début, sa première rentrée, et un jour de fin, à la remise de son diplôme. Entre temps, sa vie a été rythmée par des échéances : des examens à passer, des mémoires à rendre. Les mots que nous employons révèlent cette idée : c’est un « parcours », un « chemin ». Autrement dit, un point de départ et un point d’arrivée fixe, entre lesquels il n’y a pas de confusion possible.
Avant le début de ce parcours, il a fallu prendre une décision : la future étudiante s’est lancée dans ce cursus bien précis, dans cet établissement. Elle n’avait pas de garantie de réussir, mais elle s’est tendue vers cet objectif qu’elle s’est fixée. C’est l’étymologie du mot « projet » : du verbe projeter, jeter quelque chose vers l’avant.
C’est tout le contraire de ce que fait Benoît : il s’est créé la possibilité d’installer sa vie dans un long purgatoire, sans tension pour arriver à une destination définie.
Au bout de quelques années, ça ne rate pas : il est déprimé. Il existe un remède tout trouvé pour sortir de son état : se fixer à nouveau un but, même minime. Mais pour cela, il faudrait un minimum de courage, qui lui manque cruellement dans l’état où il se trouve. En attendant de retrouver sa motivation, il peut toujours s’adonner à son passe-temps favori : pester contre Sophie, qui ne cesse de lui adresser des demandes en dehors de son périmètre.