Anne est la directrice générale de Transacteo, éditeur de logiciels pour les agences immobilières.
Au cours de sa carrière, elle a souvent eu l’occasion de rencontrer des dirigeants d’entreprises similaires à la sienne, qu’elles soient concurrentes, clientes, fournisseuses, ou un peu des trois. Entre eux, ils discutent régulièrement des sujets qu’ils ont en commun : comment recruter les bons profils, quelle est l’organisation adéquate, quelles sont les technologies à utiliser, quels prestataires il faut éviter. Anne et ses relations connaissent le droit de la concurrence, et sont bien sûr attentifs à ne pas établir d’entente formelle susceptible d’éveiller les soupçons des autorités.
A travers ses discussions, elle a acquis plusieurs convictions. Selon elle, rien ne vaut les organisations en « feature teams », c’est-à-dire en petites équipes autonomes, qui réunissent l’ensemble des compétences techniques nécessaires. Anne vous dirait que c’est lié à la méthode Agile, et que c’est Spotify, le site de musique à la demande, qui a popularisé ce terme à l’occasion d’une publication en 2012. En quoi cela consiste, et pourquoi ce serait plus efficace qu’une autre organisation ? Elle n’a pas tellement envie de s’étendre sur ces questions. Anne sait que c’est le standard de l’industrie et que ses homologues font la même chose. Fin de l’argumentation en ce qui la concerne.
Parmi ses mantras, on trouve aussi une croyance infaillible dans les vertus de l’hébergement de serveur chez Amazon, et la certitude que la suite bureautique Google est bien meilleure que les autres. Le terme « benchmark » désigne cette habitude de se comparer à ses semblables, et d’en tenir compte pour prendre ses décisions.
Chez les militaires, on dit souvent que la capacité à s’adapter aux situations est essentielle. Au fond, la philosophie d’Anne, c’est tout l’inverse : elle pense que l’on gagne la guerre économique en étant le plus standard possible. Anne pense aussi être très en faveur de l’innovation. Pour elle, il n’y a pas de contradiction à copier l’organisation et les processus des entreprises similaires, et dans le même temps à prétendre « disrupter » le marché avec des fonctionnalités innovantes.
En dépit de ce qu’elle dit, Anne ne croit pas seulement aux vertus de la standardisation. Elle croit surtout en sa caste et en ses homologues, cadres dirigeants d’entreprise. Les standards dont elle se réclame ne sont pas uniquement les recettes des entreprises qui ont du succès : ce sont surtout les recettes des membres de son groupe. Ce que font les membres de ce groupe est bien, car c’est fait par les membres de ce groupe. Ce sont eux la référence de toute chose.
On peut retrouver ailleurs ce type de système, où les critères d’évaluation reposent seulement sur les personnes : à la cour, par exemple, dans la France de l’ancien Régime. Ou, plus proche de nous, dans une classe de collège. Comment un collégien sait-il ce qui est cool? C’est ce que font les personnes cools de la classe. Et comment reconnaît-on les personnes cools ? Ce sont celles qui font ce qui est cool.
C’est dans cet état d’esprit que les dirigeants d’entreprise et les membres du gouvernement font appel aux cabinets de conseil en stratégie. Ces cabinets sont dirigés par des personnes en tous points semblables à eux. A la tête du bureau français de McKinsey, on trouve Victor Fabius, fils de Laurent Fabius, ancien premier ministre, et Maël de Calan, candidat en 2017 à la présidence des Républicains face à Laurent Wauquiez, et diplômé d’HEC. Chez Roland Berger France, le poste de « Managing Partner » est occupé par Olivier de Panafieu : un ancien d’HEC, mais surtout, un membre de la famille capitaliste Wendel, à laquelle appartient également Ernest-Antoine Seillière, ancien président du MEDEF.
Entreprises et gouvernements font appel à eux pour appliquer les recettes qui ont été appliquées hier, dans d’autres pays, pour d’autres entreprises et d'autres gouvernements. Rajat Gupta, PDG de McKinsey de 1994 à 2003, a illustré ce mode de fonctionnement par l’image du figuier banian, cet arbre dont les branches replongent dans le sol pour former de nouvelles racines puis de nouvelles souches : les cabinets de conseil prodiguent leurs conseils aux entreprises et aux gouvernements ; les ex-employés des cabinets sont recrutés par ces entités ; et à leur tour passent des commandes à leurs anciens collègues du cabinet.
Dans les mains d’Anne, comme dans celles de notre gouvernement, le recours au benchmark et aux cabinets de conseil est aussi un instrument de pouvoir : il permet de soustraire aux employés la capacité de décider, en fonction de la spécificité de leur situation, et en s’appuyant sur leurs connaissances.