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Billet de blog 15 juin 2023

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« Chaque jour, vous vous rendez compte que vous n'êtes responsable de rien »

Dans ce second volet de leur enquête sur la perception de la guerre en Ukraine, les chercheurs du PS Lab se demandent comment les Russes – du partisan convaincu au « nouveau patriote » qui ne soutenaient pas initialement l'invasion – justifient la guerre.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En mai dernier, le Public Sociology Lab a publié le deuxième compte-rendu de ses travaux sur la perception de la guerre en Ukraine par les Russes. Ce compte-rendu s’appuie sur 88 entretiens approfondis avec des Russes qui ne s’opposent pas à la guerre. Retour sur ses conclusions.

Dans le premier compte-rendu, nous répartissions les personnes interrogées en trois catégories distinctes : celle des « partisans » et celle des « opposants » à la guerre, et celle des « indécis », qui ne prenaient pas explicitement position. Dans cette nouvelle étude, constatant que ces catégories sont devenues beaucoup plus floues aujourd’hui, nous abandonnons cette distinction entre « partisans » et « indécis », et nous mettons de côté les entretiens avec les « opposants », pour nous concentrer sur les citoyens Russes qui ne se prononcent pas explicitement contre la guerre.

Une des conclusions de notre première étude était que « l’opération militaire spéciale » n’apparaissait comme quelque chose de souhaitable que pour une très petite minorité de Russes, et ce même parmi les « partisans » de la guerre. Pour justifier leur soutien, la majorité des « partisans » insistaient au contraire sur l’idée que la guerre était inévitable. Les entretiens recueillis pour le second volet de cette enquête ont été conduits plus de six mois après le début de l’invasion russe, au cours de l’automne et de l’hiver 2022. Les répondants avaient ainsi assez de recul pour juger, non seulement si la guerre était inévitable, mais aussi si elle devait se poursuivre.

A partir de ces deux questions – l’inévitabilité et la poursuite de la guerre – on peut distinguer quatre modes de perception parmi les Russes qui ne se prononcent pas explicitement contre la guerre. Il est important de dire que nous ne cherchons pas à expliquer ce type de perception par des caractéristiques structurelles, socio-économiques ou démographiques. Nous ne cherchons pas, autrement dit, à situer ces personnes dans la structure sociale de la société russe, mais à rendre compte de la logique qui préside à leur raisonnement.

« Le combat était inévitable » : les « partisans convaincus »

Il s’agit là de gens convaincus que la guerre était inévitable. Pour eux, il est également nécessaire de poursuivre la guerre jusqu’à ce que victoire s’en suive, et ce quel qu’en soit le prix à payer. Les personnes interrogées qui adhèrent à ce type de discours se réfèrent très souvent à la célèbre déclaration de Poutine selon laquelle : « Quand le combat est inévitable, il faut frapper le premier ».

En même temps, six mois après le début de la guerre, au moment où ces entretiens sont réalisés, ces personnes se montrent plus critiques à l’égard du déroulement des opérations militaires. Tout en continuant de souligner le caractère inévitable de la guerre et la nécessité qu’il y aurait à la poursuivre jusqu’à la victoire, ils se permettent de critiquer la manière dont elle est menée : la rythme des opérations militaires, les résultats obtenus, la légalité et la moralité de « l’opération militaire spéciale », laquelle n’a jamais été officiellement reconnue comme une guerre par la Russie.

L’accent est mis en particulier sur le timing du lancement de « l’opération militaire spéciale » et sur son fondement. Certains de ces « partisans convaincus » insistent sur le fait qu’une frappe préventive était effectivement nécessaire ; d’autres estiment au contraire que, puisque la guerre était inévitable, il aurait mieux valu attendre que l’Ukraine attaque d’abord. Mais quel que soit la position retenue, pour cette catégorie de personnes, cette question du timing est très importante :

« Nous sommes agressifs. Je pense que c’est une grave erreur d’avoir commencé cette opération militaire les premiers. Il aurait sans doute fallu attendre un peu plus longtemps, deux mois, pas plus. S’il y avait eu une attaque sur le Donbass [par l’armée ukrainienne], oui, les choses auraient été pires, mais la motivation aurait été plus claire. Le monde aurait vu qui avait commencé en premier. Cela aurait été un avantage pour nous. Mais, malheureusement, c’est nous qui avons commencé ». (Entrepreneur, 46 ans, novembre 2022)

« C’est très triste, bien sûr, mais c’est comme ça » : les « partisans hésitants »

Il s’agit de personnes qui continuent de croire que la guerre était inévitable mais qui doutent néanmoins de la nécessité de la poursuivre. Contrairement aux « partisans convaincus », ceux-ci s’abstiennent de critiquer « l’opération militaire spéciale » et s’attachent plutôt à décrire leurs émotions, leurs inquiétudes, leurs doutes.

L’anxiété qu’ils éprouvent ne les transforme pas pour autant en adversaires de la guerre : ils continuent d’affirmer qu’elle était inévitable (« il n’y avait pas d’autre choix ») mais seraient prêts à accueillir un compromis qui mettrait fin à la guerre, même si cela veut dire « il n’y aura aucun gagnant, ni d’un côté ni de l’autre » (Entrepreneur, 37 ans, octobre 2022).

Cette catégorie de personnes perçoit la situation comme une impasse. Selon eux, la guerre, bien que justifiée, a déjà entraîné des pertes en vies humaines et matérielles considérables, mais ils ne voient pas de solution réaliste d’y mettre fin :

« Bien sûr, j’aurais voulu que tout cela se termine beaucoup plus tôt, mais cela n’a pas été le cas ; tout cela dure depuis bien trop longtemps. Je ne sais pas à qui la faute, ni si c’est la faute de quelqu’un en particulier. Et j’ai beaucoup de peine pour les personnes qui meurent des deux côtés de la ligne de front ; j’ai beaucoup de peine pour les soldats de la Fédération de Russie et pour les soldats des forces armées ukrainiennes ; j’ai beaucoup de peine pour les populations civiles qui se retrouvent au milieu des combats et qui en souffrent énormément. Bien sûr, je veux que tout cela se termine le plus vite possible ; je ne pensais pas que cela durerait autant de temps. Tout cela est bien sûr très triste, mais c’est ainsi ». (Profession inconnue, 38 ans, novembre 2022)

« Je voudrais que les choses redeviennent comme avant » : à la recherche de « neutralité »

Un autre type de logique régulièrement identifié dans les entretiens est la recherche d’une certaine « neutralité », entendue comme un droit de ne pas prendre position.

Les personnes interrogées qui adhèrent à cette logique ne sont convaincus ni que cette guerre fût inévitable, ni qu’elle doive être poursuivie. Ils insistent sur le fait qu’il est impossible de « connaître la vérité » et, de manière générale, de se forger une opinion sur la politique.

Ces répondants de type « neutre » ont très souvent recours à la justification inférée (voir le premier volet de cette enquête) : ils insistent sur le fait que les dirigeants politico-militaires russes avaient des raisons de déclencher l’invasion de l’Ukraine, bien qu’il soit impossible de connaître ces raisons. Il s’agit des personnes les plus dépolitisées de notre échantillon : de leur point de vue, tant qu’elle n’affecte pas leur vie quotidienne, la politique ne mérite pas leur attention.

« J’ai exprimé ma position dès le début : je ne connais pas toute la vérité et je me contente de cela. Pour moi, il s’agit aussi d’une position. Certains sont pour un camp, d’autres pour l’autre. Moi, je suis pour la neutralité, parce que je ne sais vraiment pas. Je n’ai pas commencé cette guerre, ce n’est pas à moi d’y mettre fin ». (Cadre, 34 ans, novembre 2022)

Ces répondants disent vouloir se recentrer sur leur vie personnelle. A la question de savoir quelle issue au conflit ils peuvent désormais espérer, certains répondent par un vœu pieux :

« Honnêtement, je m’en fiche complètement. On est des gens ordinaires ; on est tous victimes de la propagande. Nous, les Russes, avons notre propre vérité ; l’Occident a la sienne. A mon avis, c’est idiot de croire l’un plutôt que l’autre. On est des marionnettes, voilà ce que je pense. Du coup, je me fiche un peu de savoir à qui la faute. Tout ça c’est de la politique. […] Qui je suis pour prendre des décisions à la place des autres ? […] Je veux juste que les choses redeviennent comme avant ; je veux que la guerre prenne fin ; je veux – désolé de le dire – que les marques américaines reviennent ; je veux que tout redevienne comme avant ». (Etudiant, 21 ans, octobre 2022)

On peut dire que ce qu’ils espèrent, dans cette recherche de « neutralité », c’est de pouvoir rester en dehors de la politique, et ce même au milieu d’une guerre qui n’en finit pas de se prolonger.

« Nous sommes déjà en conflit » : les « nouveaux patriotes »

Le dernier type de logique est peut-être finalement le plus intéressant. Il s’agit de personnes qui ne pensaient pas la guerre inévitable et qui ont même pu, dans les premiers mois qui ont suivi son déclenchement, la condamner. La prolongation de la guerre, les pertes en vies humaines et matérielles, l’escalade rhétorique des deux côtés de la ligne de front les ont pourtant conduit à se rendre aux arguments des partisans de la guerre et à se convaincre de la nécessité de sa poursuite jusqu’à la victoire :

« Je ne sais pas si nous avons attaqué pour des raisons légitimes ou non, mais le fait est que monde entier s’est uni contre la Russie : les marques et les entreprises [internationales] sont parties et on ne compte plus les actions subversives contre la Russie. J’ai le sentiment que mon pays est traité de manière injuste. Du coup, je suis de plus en plus patriote de jour en jour ». (Entrepreneuse, 37 ans, octobre 2022)

Nous appelons « nouveaux patriotes » cette catégorie de répondants. Il est vrai que l’amour de la patrie n’est pas l’apanage des seuls partisans de la guerre : ses opposants, de même que ceux qui se disent neutres, peuvent également exprimer un certain patriotisme. En fait, le terme important dans l’expression « nouveaux patriotes » est « nouveau », parce qu’il nous permet de souligner la nouveauté de ce type de logique chez les répondants en question.

Pour certains, le déclenchement de la guerre les a mis face à un choix, et ils ont fini par prendre la décision de « soutenir les siens » et « d’être loyal envers son pays » (Journaliste, 23 ans, octobre 2022). Pour d’autres, leur revirement se justifie par le fait que « la seule chose qui soit pire que la guerre est une guerre perdue » : la défaite de la Russie entraînerait des conséquences catastrophiques (à la fois matérielles et morales), ce qui ne peut être conjuré que par une victoire russe.

« Bien sûr, la guerre est mauvaise, mais la seule chose qui soit pire que la guerre, c’est une guerre perdue. [...] Les sentiments chrétiens sont bons ; on peut tendre l’autre joue, bien sûr. Mais on est plus nombreux en Russie, donc si quelque chose devait se produire, l’impact serait plus important et plus marqué chez nous, et pas seulement en termes de sanctions. Si les combats devaient se déplacer sur notre territoire, beaucoup plus de gens en souffriraient ». (Maçon, 32 ans, novembre 2022).

Contrairement aux « partisans convaincus », les « nouveaux patriotes » n’ont pas immédiatement pris conscience du caractère inévitable de la guerre, mais ne sont parvenus à cette conclusion que plusieurs mois après le début des hostilités :

« Globalement, à l’heure actuelle, je soutiens la décision d’avoir lancer l’opération. Je suis arrivé à la conclusion que c’était inévitable. C’était peut-être possible de l’éviter au début, mais ça ne s’est pas passé comme ça ; et maintenant, il n’y a pas d’autre solution ». (Agent administratif à l’université, 40 ans, novembre 2022).

Il arrive parfois que les causes et les effets se confondent : les succès militaires des forces armées ukrainiennes sont interprétés comme la preuve que l’Ukraine se préparait bien à lancer une attaque, ce qui justifie partant le déclenchement de « l’opération militaire spéciale », comme en témoigne ce retraité de 60 ans interrogé en octobre 2022 :

« Vous me demandez si je croyais à la menace de l’Ukraine. J’y crois ! Bon sang, j’y crois ! Le 24 février [au début de l’invasion en Ukraine] j’y croyais pas, mais maintenant j’y crois. Quand tout ça a commencé, j’y ai cru ; j’ai réalisé qu’ils ne déconnaient, qu’ils étaient vraiment sérieux ».

Avec ou contre le pays

La manière dont les « nouveaux patriotes » perçoivent et justifient la guerre est intéressante en raison de la complexité des arguments présentés. Contrairement aux « partisans convaincus », dont l’opinion s’était formée avant le 24 février 2022 ou dans la foulée du déclenchement de la guerre, les « nouveaux patriotes » ont mûri leur position dans le contexte de la prolongation de la guerre, en étant conscients des difficultés rencontrées par leur armée. À ce titre, les « nouveaux patriotes » se distinguent à la fois des « partisans hésitants », dont le soutien initial à la guerre a été entamé par l’ampleur des pertes humaines et matérielles dues au conflit, et des répondants « neutres » qui se réfugient dans leur vie privée.

Il existe un motif qui joue un rôle important dans l’adoption de ce mode de perception, c’est le désir d’éviter toute responsabilité face à la décision de déclencher la guerre. Ce qui les amène à s’interroger sur les critères de justice en matière de politique internationale – la question de savoir pourquoi ce serait « normal pour eux qu’ils fassent quelque chose, mais pas qu’on fasse la même chose » (cf. infra). Il est probable que nombre d’entre eux n’avaient aucune possibilité de participer à la vie politique dans la Russie d’avant-guerre, et qu’ils n’étaient donc pas prêts à assumer la responsabilité d’une guerre qu’ils n’avaient pas choisie, et qui a été déclenchée en leur nom mais contre leur volonté.

Le refus d’assumer la responsabilité de la guerre ne signifie pas que les « nouveaux patriotes » sont foncièrement amoraux ; il témoigne au contraire du degré d’aliénation politique dans la Russie contemporaine :

« Chaque jour qui passe, vous vous rendez compte que vous n’êtes responsable de rien. Ce n’est pas vous qui tirez les ficelles, ce n’est pas vous qui avez voix au chapitre, ce n’est pas vous qui financez l’opération militaire. Bien sûr, vous payez des impôts, et donc vous la soutenez indirectement, mais bon. Vous ne prenez pas part ni à l’envoi de troupes, ni à la fourniture de munitions, ni à quoi que ce soit d’autre. Et pourtant, vous êtes toujours considéré comme coupable. Et ceci s’est développé et s’est intensifié au fil du temps. […] Comme si c’était normal pour eux qu’ils fassent quelque chose, mais pas qu’on fasse la même chose. C’est ce qui dérange les gens. Et je pense que c’est la raison pour laquelle de plus en plus de gens commencent à soutenir l’opération militaires spéciale ». (Homme de 22 ans, ingénieur logiciel, octobre 2022).

Pour les « nouveaux patriotes », la question décisive n’est pas de savoir s’il faut soutenir ou non la guerre – après tout, nombre d’entre eux y étaient opposés au départ. Il ne s’agit pas de décider si l’on est « pour ou contre » la guerre mais de tenter de répondre à la question : « qui sommes-nous ? » ou plutôt « que sommes-nous devenus, six mois après le début des hostilités ? » Si, comme l’affirme un enquêté : « nous sommes déjà en conflit », alors à la question du soutien ou de l’opposition à l’invasion de l’Ukraine vient se substituer celles plus fondamentales de leur identité : suis-je avec ou contre mon pays ? suis-je avec ceux qui ont raison ou ceux qui ont tort ? qui suis-je dans ce contexte nouveau ?

Pour mieux comprendre le rôle que joue l’identité dans la constitution du mode de perception des « nouveaux patriotes », nous nous référons au modèle d’Albert O. Hirschman, bien connu dans le domaine des sciences sociales, de la défection (exit) et la prise de parole (voice).1 Hirschman s’est intéressé à la manière dont les individus réagissent au déclin d’une organisation – une situation dans laquelle les activités de l’organisation s’écartent de ce que les gens (clients, adhérents à un parti politique, citoyens) attendent de celle-ci.

Selon Hirschman, il existe deux façons principales de répondre à une situation de déclin : d’une part, on peut « sortir » de l’organisation (on peut, par exemple, cesser d’acheter les produits d’une marque, quitter un parti politique ou s’expatrier) ; d’autre part, on peut donner de la « voix » afin d’attirer l’attention des dirigeants sur la situation d’une entreprise ou d’un parti, ou s’engager par le biais de manifestations ou d’autres actions politiques.

Toutefois, dans la pratique, le choix entre défection et prise de parole est souvent déterminé par « cet attachement particulier à l’organisation que l’on connaît comme loyauté », écrit Hirschman (1970, p. 77). Le rôle de la « loyauté » est d’autant plus important quand il s’agit de biens publics, comme par exemple, l’État de droit, les infrastructures de transport, la Défense nationale ou l’accès à l’eau potable. Par définition, ces biens peuvent être consommés par tous les membres de la communauté et leur consommation est non rivale.

Or, cette logique s’applique autant aux biens publics qu’aux « maux publics », comme par exemple dans le cas où, pour reprendre les mots d’Hirschman, « les politiques étrangères et militaires d’un pays évoluent de telle sorte que leur "résultat" passe du prestige international au discrédit international » (Hirschman 1970, p. 101). S’il est possible de ne plus être « producteur de maux publics », en se réfugiant dans sa vie privée, en réduisant au maximum ses interactions avec l’état, ou plus radicalement en quittant le pays, il est en revanche très difficile de ne plus en être « consommateur ». Et cela vaut pour ceux qui sont restés autant que pour les expatriés, lesquels se préoccupent toujours de ce qui se passe dans leur pays. Autrement dit, la défection n’est possible qu’au prix d’une séparation avec les autres membres de la communauté ; il ne s’agit pas seulement d’émigrer ou de renoncer à sa citoyenneté, mais de refuser de s’identifier à sa propre communauté.

Le concept de « loyauté » permet ainsi de comprendre l’attitude de ceux qui sont à la fois préoccupés par la situation du pays et qui se trouvent dans l’impossibilité d’exercer leur « voix », comme en témoigne cet agent marketing interrogé en octobre 2022 :

« J’espère que tout ça sera bientôt terminé ; que nous retrouverons une vie paisible. Je pourrai à nouveau m’occuper de la défense des droits des personnes LGBTQ+ et aider les jeunes à risque, etc. […] Et ça me rend triste de penser que je vais devoir faire ça tout seul, puisque tout le monde est parti à Tbilissi. […] Au fond, ce qui se passe pour ceux qui sont partis, c’est qu’ils seront privés pour le reste de leur vie de pouvoir accomplir quoi que ce soit à l’intérieur de la Russie. Tu peux dire tout ce que tu veux depuis l’étranger, mais ce n’est que de l’intérieur que tu peux réellement militer ou t’engager dans des actions significatives ».

De ce point de vue, la défection par le biais de l’exil menace d’aggraver encore le déclin de la Russie : si tous les militants quittent le pays, il n’y aura plus personne pour défendre les droits des personnes LGBTQ+ ou pour aider les jeunes à risque. La perspective de pouvoir un jour contribuer au bien public l’emporte (tout du moins pour cet enquêté) sur sa contribution involontaire à la production du « mal public » aujourd’hui.

L’avenir comme force directrice

La projection vers l’avenir est un élément clé de ce « nouveau patriotisme ». A propos de la « loyauté », Hirschman ajoute :

« Ce paradigme de la loyauté, "notre pays, pour le meilleur et pour le pire" ["our country, right or wrong"], n’a aucun sens si l’on présume que "notre" pays devait continuer pour toujours à ne rien faire que le mal. Cette phrase contient implicitement l’espérance que "notre" pays puisse être ramené sur le bon chemin après avoir commis une faute […] La possibilité d’une influence est en fait habilement suggérée dans l’expression par l’emploi du possessif "notre". La suggestion de quelque influence et l’espérance que, sur une période donnée, les bons coups compenseront largement les mauvais, distinguent profondément la loyauté de la foi ». (Hirschman 1970, p. 78)

Il existe un lien direct entre ce « nouveau patriotisme » et les espoirs dans l’avenir (voir à ce sujet le texte d’un des auteurs). La guerre a fait que le socle de perception de nombreux Russes s’est dérobé sous leurs pieds, si bien que ces derniers ont été obligé de reconsidérer non seulement leur vision du monde, mais aussi leur propre vision d’eux-mêmes, de repenser leur identité. Le sentiment d’appartenance à son pays, « pour le meilleur et pour le pire », a fourni aux « nouveaux patriotes » un socle nouveau sur lequel ils peuvent rebâtir.  

On aurait pu dépeindre les « nouveaux patriotes » en opportunistes calculateurs ou en individus ignorants et dénués de sens moral, et qui, après six mois de guerre, s’inquiètent de ne pas voir revenir les grandes marques internationales. Mais cela ne nous aurait pas permis de comprendre les motifs de leur comportement. Au fur et à mesure que la guerre se prolonge et que les sanctions internationales contre la Russie se durcissent, il y a fort à parier que ce type de logique deviendra de plus en plus attrayant pour de nombreux Russes.

Rappelons néanmoins que les « nouveaux patriotes » ont commencé à exprimer leur soutien à la guerre seulement six mois après le début des hostilités. Il s’agit donc d’un soutien « par réaction », un soutien qui ne réside pas dans un quelconque endoctrinement idéologique mais plutôt dans un patriotisme spontané, dans la « loyauté » (comme le dirait Hirschman) envers la patrie, mais aussi dans l’espérance d’un avenir meilleur.  

Les « nouveaux patriotes » tendent à considérer l’éventualité d’une défaite – le cessez-le-feu et le retour aux frontières de 1991 serait une défaite – comme une catastrophe pour la Russie. Pour eux, refuser de soutenir le pays, c’est refuser l’avenir. Or, il suffirait sans doute de proposer une perspective crédible et mobilisatrice, un avenir sûr sans Poutine et ses ambitions militaires, pour que ces « nouveaux patriotes » redeviennent des opposants à la guerre. L’élaboration d’une telle perspective devrait être aujourd’hui l’objectif principal des médias russes opposés à la guerre et de l’opposition en général.

***

Traduction de l’anglais d’un texte paru le 6 juin 2023 dans Novaya Gazeta. Les auteurs, Alya Denisenko et Anatoly Kropivnitskyi (leurs noms ont été modifiés), sont chercheurs indépendants en sciences sociales et dirigent les études du PS Lab sur la perception de la guerre en Ukraine par les Russes. Pour consulter le texte original : https://novayagazeta.eu/articles/2023/06/06/with-each-day-you-realise-that-youre-not-to-blame-for-anything-en.

Notes :

1 Hirschman, A. O., 1970. Exit Voice and Loyalty: Responses to Decline in Firms, Organizations, and States. Cambridge, MA: Harvard University Press.

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