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À l’heure où chacun dans son coin, les yeux rivés sur les prévisions météo, s’alarme de la situation de crise actuelle à propos d’une pluviosité récalcitrante. Après une période record de plus de 31 jours consécutifs sans goutte d’eau tombé des cieux, les plus alarmistes du lot anticipent multiples scénarios tous plus anxiogènes les uns que les autres. Que le ciel leur tombe donc sur la tête !
Comme nul d’entre nous ne fait pas encore la pluie et le beau temps ( ouf...), laissons discutailler les ouailles à propos de la pesanteur de l'atmosphère qu’il fera sans doute ou peut-être bien demain. Sauf contrariété météorologique, rien de vraiment logique à tout ça. Mais que s’est-t-il donc passé pour en arriver à tel point de tension ?

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En suivant le rythme habituel des saisons, c’est en tout début d’année, en pleine période hivernale que la saison des pluies bat son plein, faisant ainsi office de remplissage des sols et recharge des nappes phréatiques. Ainsi va le cycle vertueux de l’eau, élément primordial, source vitale, condensée de vie.
Petit retour en arrière, en ces débuts du siècle passé où les petits ruisseaux coulaient à flots abondants jusqu’à grossir les rivières débordantes d’enthousiasme. Parfois l’histoire nous joue des tours pendables qu’il convient de revisiter avec un œil aguerri.
À l’heure d’une actualité fluctuante où l’immédiateté s’impose à la marge de la vraisemblance, il est de bon aloi de se remémorer ces épisodes passés qui ont marqué leur temps. Arrêt sur image, en noir et blanc. Prenez un ticket, la séance va pouvoir commencer.

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Depuis quelque temps déjà la pluie, drapée de lourds rideaux de gaze, tombait drue, sans discontinuité. Des semaines entières sans apercevoir l’once du moindre rayon de soleil. Les cieux appesantis par l’amoncellement de ces interminables jours de traîne à subir les assauts répétés de ce déluge sans fin. Détrempés jusqu’à l’os, les sols régurgitaient l’abondance des reflux hydriques. Résurgences jaillies des abîmes de la terre.
Sous l’ivresse de l’onde la nappe phréatique débordait d'impatience, submergée par l’épanchement des flots, les eaux ruisselant à profusion, aucun répit annoncé. Déversoir des pleurs de la divine Providence, le massif d’épais nuages noirs pourchassé par les affres de l’Autan, crevait ici même en vastes torrents dévastateurs.

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Au faîte des massifs forestiers, verte contrée de farouches étendues, le plafond restait désespérément bouché, obstrué par la colonie d’amas compacts obscurcissant l’atmosphère aux orbites creusées de poisse, de quoi justifier le qualificatif de cette appellation non galvaudée: Montagne Noire. Chef d’œuvre à la beauté sauvage.
Au pied du rebord méridional du Massif Central, drainée par multiples ruisseaux et divers cours d’eau extravagants dont l’Agout, la petite commune rurale de Labastide Rouairoux, surnommée Le Pissadou. Petit clin d’œil à son exubérance pluviale. Vie rurale entre deux averses.

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Cet hiver là, la neige avait considérablement blanchi les plateaux du mont Lozère, tout autant que ceux des monts de Lacaune, où Tarn et Agout y prennent leurs sources respectives. Sous la combinaison des pluies diluviennes associées au souffle chaud du vent venu de par la Méditerranée, toutes les conditions pour que tout en bas dans la plaine, le vase déborde. La montée des eaux ne pouvant être qu’inexorable.
Dévalant avec frénésie les contreforts montagneux entre vastes tourbières et blocs granitiques, la petite rivière prenait alors des allures de fleuve fougueux et sauvage. Le Tarn, l'Agout, et leurs essaims d’affluents étant les principaux acteurs de cette catastrophe historique.
« Tout l’hiver 1930, il a plu, il a plu. La terre ne pouvait plus boire. Et par-dessus tout ça, les neiges de la Montagne Noire, des Monts de Lacaune, tout ça a fondu. Et par-dessus tout ça, ce que l’on appelle aujourd’hui un épisode cévenol : il a plu, il a plu deux jours entiers. Et tout ça mélangé a fait une catastrophe majeure. » Chantal Fraisse, historienne à Moissac

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En ce dimanche du 2 mars 1930, les flots montent considérablement, atteignant des côtes quasi exceptionnelles. Tout aussi véhément qu’intrépide, voilà donc le Tarn enorgueilli qui mène sa furieuse cavalcade à brides rabattues, tel un mustang sauvage, grisé par l’ivresse des grands espaces. Vertiges des tournoiements.
Sous le pont vieux de la cité des Albigeois, il effleure le point le plus haut des arches de brique rouge. Continuant sa course folle vers la toscane occitane de Galhac, logée dans un longue boucle du fleuve, inondant les jardins de l’évêché de l'abbaye de Saint Michel. C'est à Rabastens, terre de brique, terre de vin, longeant les remparts de l'enceinte fortifiée, qu'il effleure sans peine la côte des 18 mètres de haut.
Plus que quelques kilomètres en aval avant le rendez-vous fatal. Menaçantes, enveloppant l'ombre, les eaux grondent jusqu’à l’unisson. Gigantesque et monstrueux, le titan aux colossales proportions prospère à grandes enjambées.

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N'étant point en reste, de son côté, tout aussi gonflé d'orgueil que son ainé par le bouillonnement de l'Arnette et du Thoré réunies, l'Agout déferle avec vigueur sur Castras ville natale de Jaurès, submergeant au passage le pont Miredame ainsi que le pont neuf .
Depuis l'esplanade du Plô surplombant les rives noyées par la dérive des flots, l’affluent gauche du Tarn traverse la pays de Cocagne, serpentant entre les méandres du castrum de La Vaur, juste avant de s'engouffrer goulûment aux portes de la petite bastide de Sant Sulpici la Punta , paisiblement endormie.
Au niveau du pont suspendu le remous du déferlement submerge la chaussée avant d'emporter le tablier comme un vulgaire fétu de paille. Seules résistent les quatre piliers, saugrenus vestiges au milieu du déluge. La déflagration résonne comme un coup de tonnerre, ébranlant la quiétude de la vallée.

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Démesurée, ici l’Aigat culmine à 21m50, record européen de hauteur de crue. De nos jours, une inscription rappelle aux passants incrédules le niveau de la montée des eaux, aussi incroyable que cela puisse bien paraître.
Réveillés en pleine nuit, les habitants ne devront leur salut qu’au seul tocsin de l’église. Au cœur du centre historique, le quartier du moulin fut en partie dévasté, une trentaine de bâtiments détruits, seul résista le pigeonnier du Castella, restauré récemment.

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Au milieu du mugissement de l’Autan, c’est à la Pointe, confluence où se mêlent le tumulte des Furies, que les eaux rouges de l’Agout viennent grossir le bouillonnement rageur du Tarn. Bien trop étroit pour le monstrueux tourbillon et le flot d’immondices qu’il charrie, le pont de la route nationale subit de plein fouet l’inévitable choc frontal. Le niveau se dresse jusqu’à 22 mètres au-dessus de l'étiage (point le plus bas annuel du débit d'un cours d'eau)
Libéré de l’étreinte des hautes berges, c’est à Bessières qu’il sort de son lit étriqué. Dans les heures qui suivent le pont de Villubrumier sera emporté par la bacchanale des flots. D'une violence inouïe, détruisant tout sur son passage, une lame déferlante va littéralement raser le village de Reyniès, semant le désarroi avant de s’engouffrer sans vergogne dans les bas quartiers de Montauban.

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À la profusion d'eau et de boue qui s'avance aux portes de la cité d’Olympe de Gouges, vient s’ajouter la turbulence du Tescou, autre affluent exalté, submergeant à son tour le quartier bas de la rive droite ainsi que la totalité de la rive gauche.Dans l'attente des secours, des familles se réfugient sur le toit de leur habitation. L’inorganisation est totale. Chacun accroché à son triste sort.
Au bout de plusieurs heures dans la torpeur de la nuit, des centaines de maisons s'effondrent dans un chaos d’apocalypse, tuméfié par la clameur des eaux turgescentes. Au petit matin, les quartiers rive droite sont quasiment détruits. Tout n’est plus que spectacle de désastre et de désolation. Au bord du Tarn, dans le courant d'une grande violence, flottent animaux morts, meubles, charrettes.

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Le Tarn, est une rivière longue de 380 km, alimentée par l'Aveyron : « C'est une rivière qui ressemble à un fleuve : large, puissant et parfois dangereux ». Poursuivant sa filandreuse chevauchée, en un clin d’œil il submerge la ville de Moissac.
« En cinq minutes, des vagues d'un mètre de haut déferlent, après que le Tarn ait rompu la digue de la Palissade, envahissant le canal » et engloutissant les quartiers Saint-Benoît, Sainte-Blanche et Poumel » ainsi témoigne un conseiller municipal de l'époque.
Ce mardi 4 mars, le spectacle est ahurissant, à la hauteur du cataclysme. Seulement quatre heures après son passage à Montauban, ici le bilan est lourd: 120 morts, 1.400 maisons détruites, 5.896 sans abris. Moissac avait connu semblable catastrophe en 1875, épisode de Mac Mahon déclarant : « Que d'eau! Que d'eau ! et encore on n'en voit que le dessus ! ».
"À minuit, les digues ont rompu en trois endroits et aussi le pont du chemin de fer a craqué. Et tout cela a fait un flot très fort qui est allé taper au pied des coteaux et qui est revenu noyer la ville. Les quartiers bas et d'autres, aussi sont bâtis très souvent de torchis et de briques qui ne sont pas cuites." Chantal Fraisse, historienne à Moissac

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Dans les tourbillons proches des rives graveleuses, à la confluence de Saint Nicolas de la Grave, Garonne, fière et majestueuse, déjà turbulente de par son afflux des Pyrénées, recevant de son terrible affluent Tarn un débit de quelques 8500 m³ secondes, prend alors des allures de monstre gargantuesque à la poursuite de son implacable destinée.
Du côté des abords Agenais, où toute la plaine est submergée, elle cause de terribles dégâts. L'eau arrive en ville à la vitesse d'un cheval au galop. Se répandant comme une folle, une mer de misère envahit les rues. L'eau qui d'habitude sommeille dévoile son côté sombre, laissant éclore son tourbillon d'épreuves tout au long de son sillage.

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Bientôt rejointe dans sa cavalcade par le Lot endiablé, la voilà qui enfle à vue d’œil comme un ballon de baudruche. Le cœur de la bastide de Cadillac est sous l'eau, dans les rues on circule en barques. En bordure du fleuve en rut, villes et villages subissent de plein fouet les ravages des inondations. Submersion des terres soudain devenues îles de désolation.
Battant tous les records de la crue de 1870, l’hydre à neuf têtes poursuit sa débandade jusque vers l’estuaire de Gironde avant de se mêler aux eaux saumâtres de l’océan. Fin du périple. Il faudra plusieurs jours après la décrue pour que le niveau des eaux retrouvent leur cours normal. La vie n'est jamais un long fleuve tranquille.

La montée des eaux fut foudroyante, fatale. Comme un jeu de poupées russes, ce qui rendit plus implacable encore cette inondation du siècle. Jusqu'à ce jour, il n'y eut jamais débordement d'aussi effroyable ampleur, tant par les dégâts occasionnés que par le nombre de victimes.
Dans un premier temps baptisée « crue centennale », elle a été depuis 1996 reclassée « crue cinq centennale ». Derrière elle, dans son sillage rageur, l'Aigat laisse un bien triste et lourd bilan: 200 morts, 3 000 maisons détruites ainsi que 9 ponts endommagés. En toute conscience, que chacun s'en souvienne. Au fil de l'onde.

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Indispensables sources de jouvence mais aussi fédérateurs de pires cataclysmes, les quatre éléments qui composent le vivant ne cessent de façonner la destinée de l'humanité, au gré de leurs humeurs, depuis l'aube de la nuit des temps. Terre-Air-Eau-Feu.
« Quand la pluie étalant ses immenses traînées, d'une vaste prison imite les barreaux» Charles Baudelaire