
Agrandissement : Illustration 1

Passée sous silence, le timbre de sa voix s’est éteint depuis si longtemps qu’elle semble emmurée dans le sacrifice de cette persistance. Assise au coin du feu qui bégaye sa psalmodie, à peine quelques gestes imperceptibles trahissent sa présence, effacée sous le voile d’une pudeur sans nom, écueil en peau de chagrin.
Dissimulée au regard de tous, les uns et les autres passent sans plus jamais l’apercevoir, sans plus se rendre de la coquetterie dérobée de son visage évoquant la grâce naïve de la Madone à nimbe diaphane punaisée sur le mur. D’un trait rouge carmin, ses lèvres minces et délicates n’esquissent plus aucun sourire, à peine une posture d’étrange lassitude dont les contours estompent l’expression des traits ombrageux d’une femme lassée de dépérir.
Malgré la pénombre dans laquelle elle s’est recluse, drapée en un demi-soupir, du fond de la prunelle de ses grands yeux clairs quasi translucides, on devine sans peine l’éclat de son regard éperdu. Seule face au souvenir de jours d’éternelle piété, hantée par le spectre d’illusions enfouies dans les méandres de la vie entre terre et ciel.
Soigneusement dissimulée sous un chignon retenu par quelques épingles, sa longue chevelure brune ramassée rehausse cette candeur féminine qui perce sous les battements de son cœur. Pas un seul cheveu blanchi dans son épaisse toison, pas même une seule ride qui plisse son apparence aussi lisse que la texture d’un ciel d’été. Avec l’âge qui ne cesse de livrer bataille ses sourcils se sont étiolés, clairsemés ça et là en quelques fétus de paille qui semblent avoir effacés toute expression de sentiments.
Le buste légèrement penché en avant elle oscille au rythme du balancier de l’antique comtoise qui égrène les heures au son régulier du carillon. Bras croisés entre méfiance et effacement, cette gestuelle trahit une posture de protection face à une anxiété bien trop prégnante. Calé sur ses genoux le vieux greffier au pelage noir nommé Blanchette ronronne de tout son saoul, dans le mystère d’un indéchiffrable langage.
À y regarder de plus près, son étonnante ressemblance avec la Joconde lui confère cette expression de rectitude absolue, douée d’un courage surhumain pour conjurer tel mauvais sort que nul n’aurait souhaité. Toues les tracasseries de la vie se lisent sur son minois agité de mimiques incontrôlées. Inaudible supplique quasi impossible à rompre. Sur la pointe des pieds le temps s’en va, lui file entre les doigts, imperceptible langueur monotone égrenant son vieux chapelet de bois de rose, relique de défunts aïeux.
Tant et tant de générations se sont succédées sous le toit familial de cette vielle masure de pierre que des milliers de souvenirs se sont enchristés en ces lieux, suintant de toute part au travers des moindres interstices de ces murs de torchis. Joies et peines, marqueurs indélébiles de cette saga familiale au cours de la dérobade des siècles. Ainsi vaque la vie entre éternel renoncement et perpétuel recommencement. Filiation et transmission, devoir de mémoire, office de loyauté. Quelle part de flou sentimental se terre aux atours de cette maussaderie sans nom, moirure d’indifférence ? Marcescentes lueurs d’arrière cour.

Soudain, l’ambiance d’antan de la pièce semble se faire plus feutrée, plus intimiste. Sa tendre Blanchette, compagne fidèle de ses instants spleenétiques, fuit, en grande hâte. Ce bruissement naissant la perturbe et elle connaît par cœur ce rite maintes fois réitéré au cours de ces dernières années. Pas question de s’imposer, elle aime plus que tout la tranquillité et la détente, deux caprices qui stimulent assurément son art de vivre qu’elle souhaite contrôler. C’est promis, elle reviendra plus tard pour quérir ses câlineries dans le calme retrouvé.
La maîtresse des lieux s’agite, son regard pétille, chaque pommette se nuance d’une pointe rosée. Les commissures de ses lèvres laissent entrevoir un tendre sourire espiègle. Elle se redresse et se cale maladroitement sur sa bergère, le dos un peu plus droit. Elle semble chamboulée, comme revenue subitement d’une longue nuit obscure.
Elle ajuste fièrement l’ondulation de ses cheveux, replace quelques épingles à son chignon.En mouvements de jambes amples et mal assurés, elle s’applique à poser ses deux pieds et les tapote légèrement au sol au rythme d’un métronome onirique. Une posture insolite et gauche qui semble la ramener subitement à une « réalité chérie » qu’elle affectionne toujours. Elle pose un regard furtif au piano fermé reclus dans un coin de la pièce.
Ses yeux s’illuminent, son corps se détend et s’assouplit. Elle marque une longue pause s’encourageant intérieurement. Quelques doigtés dodelinent et balayent le clavier d’un piano imaginaire et invisible. Les mains voûtées, les longs doigts arrondis: pouce, index, majeur, annulaire, auriculaire, main droite, main gauche, à chacun de reconnaître sa place attitrée et mélodieuse ! Tout ce petit monde, finalement enchaîné en gammes musicales et notes conjointes, s’échappent en harmonie et légèreté. Elle seule connaît le dénouement de cet instant magique !
D’abord, timide et à peine audible, elle susurre, en justesse, quelques notes de la clé de sol. Puis, elle hausse le ton et continue ses incantations d’une voix légèrement éraillée. Quelques montées difficiles dans les aigus entrecoupées çà et là de fuites vocales, signes imparables d’une voix flétrie.
Elle enchaîne une suite de notes inlassablement répétées « do, ré, mi, fa, sol, la, si, do » parfois à rebours et finalement en un désordre apparemment maîtrisé. Un prélude imaginé, semble-t-il, dans les clairs-obscurs du temps qui s’enfuit. Un mouvement d’ensemble qu’elle s’efforce de parfaire à chaque étincelle cueillie au hasard de mots prononcés dans les brouhahas des allées et venues des uns et des autres.
Doucettement, son ardeur impromptue faiblit, ses murmures s’estompent, sa flamme s’étiole…le silence est d’or. Le duo complice se rejoint, Blanchette quémande ses caresses. L’instant « retrouvailles » est intense !
Les murs de la bâtisse connaissent toutes les mélodies d’autrefois comme celles bien plus désemparées de ces dernières années. Les échos sont ancrés à jamais dans la pierre, des prémices de son apprentissage au conservatoire jusqu’aux répétitions intenses de ses concerts de pianiste à la fleur de l’âge.
Certainement, cette maison typique pourrait restituer bien des souvenirs de partages musicaux en famille ou en pays de connaissances amies proposés par l’artiste aux détours d’une vie vouée aux tempos des notes de musique et du piano !
« …Et soudain / Par les lueurs / Me voilà traversée… »
Sur une idée originale de Vent d'Autan, aimablement secondé par la plume d' Edmey