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Billet de blog 24 février 2011

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Apple: petit exercice de mauvaise foi (pas totalement assumée)

La publication par Apple, mi-février, des nouvelles conditions de vente et d'abonnement pour la presse sur iPad et iPhone a fait frémir les éditeurs.

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La publication par Apple, mi-février, des nouvelles conditions de vente et d'abonnement pour la presse sur iPad et iPhone a fait frémir les éditeurs.

Mediapart était averti un peu à l'avance, après avoir vu son application iPad rejetée par trois fois de l'AppStore, notamment parce qu'elle proposait de s'abonner directement sur mediapart.fr ou de reconnaître, par un système de login/mot de passe, les utilisateurs qui étaient déjà abonnés à Mediapart.

Il faut dire que les conditions imposées par Apple sont sévères et non négociables – soit l'éditeur les accepte, soit il est libre de ne pas figurer dans iTunes, qui compte quelque 160 millions de comptes avec cartes de crédit prêtes à être débitées d'un seul clic...

  • Apple s'octroie une commission de 30% de commission sur la vente de contenus à l’unité comme par abonnement («Apple processes all payments, keeping the same 30 percent share that it does today for other In-App Purchases»);
  • Il est interdit de renvoyer directement sur son site Web pour prendre les abonnements et d'y proposer des offres qui ne sont pas disponibles dans iTunes («that same subscription offer must be made available, at the same price or less, to customers who wish to subscribe from within the app»);
  • Apple garde le fichier des abonnés, sauf s'ils décident expressément de fournir plus de données personnelles («Protecting customer privacy is a key feature of all App Store transactions. Customers purchasing a subscription through the App Store will be given the option of providing the publisher with their name, email address and zip code when they subscribe»).

Et avec une diplomatie toute cupertinienne promet d'expulser de son magasin en ligne toutes les applications qui ne seraient pas plié à ces règles au 31 mars 2011.

Face à cela, l'offre concurrente de Google (One Pass, Pass Média en VF, déclinaison du service Checkout qui fonctionne depuis cinq ans en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis), lancée quelques jour plus tard, semble alléchante aux éditeurs: commission de 10%, accès à «des» donnés clients (mais lesquelles), liberté de fixer les prix hors d'une grille tarifiaire pré-établie et la fréquence de prélèvement (à l’article, à la journée, à la semaine...).

En France, Challenges teste le service en vendant des articles à l'unité. En Allemagne, Focus a choisi un prix de 0,10 euros par texte acheté. En Espagne, c'est Prisa qui sert de tête de pont. Mais l'Android Market, qui grossit certes trois fois plus vite que l'AppStore, reste minoritaire et ne constitue pas pour l'instant une alternative pour les éditeurs de presse. A tel point que le département de la justice et l'autorité de la concurrence des Etats-Unis se demandent si le service d'abonnement ne profite pas d'une position de monopole de fait pour imposer ses conditions.

Donc c'est acquis, Apple est le nouveau méchant (on vous avait prévenu voici un an).

Mais, comme l'écrivait Edwy Plenel dans Le Style du Monde (janvier 2002), «le métier d'informer suppose d'apprendre à penser contre soi- même, ce qui signifie : se méfier de ses préjugés, faire droit au contradictoire, accepter les critiques, varier les approches, multiplier les curiosités, s'intéresser à ce qui a priori nous serait le plus étrange ou le plus étranger». Pensons donc contre nous-même et tentons de retourner ces arguments corporatistes.

  • La commission de 30%: C'est également le tarif que propose Amazon pour la distribution des journaux et magazines dans le Kindle Store, sans compter le coût de livraison facturé 0,15 dollar par Mo. Alors que dans le cas d'Apple, l'éditeur peut toucher 70% nets du prix, TVA payée (Apple facture les achats au Luxembourg, où il dispose d'accord particulier). Finalement, si l'on ôte les 19,6% sur le prix facial que l'éditeur numérique devrait reverser à l'administration fiscale s'il s'occupait de la facturation, cela ne fait plus qu'une commission (fictive) de 10,4%. En outre, si l'éditeur a recruté lui-même l'abonné, 100% du prix (80,4% ou 97,9% une fois la TVA payée) lui revient (voir ici un complément d'information).
  • Le fichier des abonnés: Apple le dit bien, c'est une façon d'éviter que l'éditeur ne revende les données personnelles à un tiers et donc une garantie anti-spam pour les clients. Comme le note Frédéric Filloux, il serait assez maladroit pour un éditeur de tenter de grapiller quelques dollars en revendant directement son fichier alors que le recrutement de chaque abonné lui coûte quelque 300 dollars.
    Il faut plutôt considérer qu'Apple applique à la presse le régime que la presse a accordé aux annonceurs jusque là: l'éditeur vendait l'attention de ses lecteurs aux publicitaires (sans leur donner leurs coordonnées); Apple vend la chalandise de ses clients aux éditeurs.
    En toute logique, les annonceurs devraient donc chercher à se passer de l'intermédiaire (la presse) pour toucher directement le client. C'est ce que propose le programme iAd d'Apple qui vend à l'annonceur les «consommateurs les plus impliqués, passionnés et fidèles du monde» qui consacrent «60 secondes par visite aux publicités». Quel éditeur peut rivaliser?
  • L'impossibilité pour les éditeurs de fixer librement leur prix ou de proposer des offres préférentielles sur leur site: quand Apple a lancé l'iTunes Music Store en 2003, il a fixé le prix du morceau à 0,99 euro et l'album à 9,99 euros. Ce faisant, la firme a permis une baisse maîtrisée du prix de la musique en ligne: les tarifs étaient plus bas que ce que voulaient les maisons de disque, mais le système de prix unique a aussi permis d'éviter une course au prix le plus bas.
    Le système proposé par Apple à la presse lui garantit finalement une «clause de la nation la plus favorisée» qui neutralisera la concurrence sur les prix.
  • Le droit de vie et de mort d'Apple sur les contenus: sur un grand écran comme celui de la tablette, l'application n'est qu'un mode de consultation à côté du navigateur. Les titres interdit par Apple peuvent parfaitement continuer d'exister dans le foisonnement du Web. Les équipes de Steve Jobs (en fait, celles de Tim Cook désormais) propose au contraire une sélection très choisie et contrôlée qui satisfera ceux qu'effraie toute cette liberté que permet le Net.
Et c'est ainsi (contrairement à ce qu' on écrivait l'an passé ) qu'Apple va sauver la presse ;) Et Mediapart.