Lors d’une fête de quartier une association m’a demandé de venir raconter au pied levé des contes en remplacement d’une conteuse professionnelle qui s’était désistée au dernier moment.
Comme je travaille avec cette association sur la base d’échanges de services informels et que de toute façon il pleuvait des cordes ce qui rendait mon tapis impraticable, j’ai accepté. Non sans appréhension : j’ai toujours besoin, lorsque ce n’est pas dans une relation individualisée spontanée que je conte, de prendre un peu de temps pour me remémorer les histoires et me sécuriser émotionnellement.
Là, pas de parachute ni de filets….
On m’a installée dans une mini yourte, prévue au départ pour que les enfants puissent jouer librement entre eux. Un tapis râpé, quelques coussins étiques et le décor était installé.
Au début, les enfants entraient, me demandaient pourquoi j’étais là, puis s’échappaient comme des volées d’oiseaux chahuteurs et joyeux.
Une adulte est venue me demander un conte, les enfants revenus nous regardaient avec une curiosité non dénuée d’intérêt et repartaient, toujours courant et riant. La pluie ne semblait être un obstacle ni à leurs jeux ni à leur bonne humeur. Pour une fois que la rue était à eux ce n’est pas ce genre de broutille qui allait gâcher leur plaisir ou émousser leur vitalité !
Puis est apparu le sourire d’une petite fille africaine, les yeux pétillants d’une espiègle gaîté, le visage caché par un maquillage papillon scintillant, immédiatement suivie d’une plus grande tout aussi magnifiquement maquillée.
Ce qui m’a immédiatement frappée c’est la délicate et tendre attention qu’elle témoignait à la plus petite, avec une sorte de fierté de mère poule protégeant son poussin. Ce qui ne l’empêchait pas de se chamailler affectueusement avec elle en permanence.
Il faut dire que cette petite avait une sacrée personnalité : une vraie pipelette, pleine de charme et de drôlerie et sa simple apparition dans la yourte y amenait chaleur et convivialité.
Elle semblait toute excitée de me voir là et après qu’elle se soit assise le plus confortablement possible avec l’aide indéfectible de la plus grande – et cela s’est fait dans une ambiance de chamaillerie affectueuse ponctuée d’éclats de rire complices – elle a attaqué direct avec un sourire comme on dit à fendre le cœur d’une pierre, à faire fondre un iceberg, à transformer un grizzli en bisounours.... et je ne suis pas de ce bois dur là…. : « raconte moi des contes de Coyote !».
« Tu connais Coyote ? »
Là son sourire s’élargit, et avec ce sourire malicieux à fendre le… - mais je l’ai déjà dit -, elle me demande :
« Tu ne me reconnais pas ? Il y a trois ans tu m’as raconté des contes de Coyote »
« Trois ans ? Et tu as quel âge maintenant ? »
« Six ans ! »
Et tout d’un coup, je l’ai reconnue : « Inah ! »
Un hochement joyeux de tête et la joie qui envahit son visage me confirment que je ne me trompe pas. Je dis rarement le nom des enfants quand je ne suis pas sûre de ne pas me tromper mais là, ma bouche a parlé avant même que mon cerveau m’ait envoyé l’information et dans ces cas là je ne me trompe jamais.
En un rien de temps je me souviens de cette gamine qui avait participé à des séances régulières de racontage en direction des tout-petits en partenariat avec un centre de loisirs et dont le comportement avait été cité par des animateurs pour démontrer que ma façon de faire était « contre-productive »
« Bienvenue Inah, je suis contente de te revoir ! »
Alors avec cette espèce d’autorité charmeuse qui n’appartient qu’à elle, elle me répète :
« Raconte un conte de Coyote ! »
« Lequel ? »
« Bin, celui avec Rocher, l’herbe qui chante, la danse des canards, renard et le buisson d'épines, les cerises, les yeux en l’air et sa fourrure grise »
Bon, cela fait sept contes que je me suis souvenue avoir racontés au cours des diverses séances en en rajoutant un à chaque fois comme s’il était la suite du précédent.
Je commence donc avec « Coyote et Rocher » et là, cela devient du racontage à double voix : avec beaucoup d’excitation elle anticipe et commente les évènements. La yourte se remplit de gamin africains remuants, bruyants (pas autant cependant que les tam-tams au dehors !) mais néanmoins attentifs, dont un petit groupe qui fait des allers-retours incessants entre le dedans et le dehors.
Une fois un conte terminé elle réclame le suivant en m’en faisant un rapide résumé, dans l’ordre où je les ai racontés. Pour le dernier conte, il y a discussion entre nous car je ne sais pas duquel elle veut parler : au sujet de la fourrure grise de Coyote, deux contes remontaient péniblement à ma mémoire mais c’est un troisième qu’elle a évoqué et la clé en a été le mot « bleu » prononcé par elle. Wahou ! Oui, ça me revient : « Coyote et Oiseau Bleu » ! Le tout premier que je raconte pour introduire le personnage, celui qui est le plus accessible aux tout-petits !
Là, même les autres enfants sont intervenus pour commenter l’histoire.
J’ai regardé ma montre : cela avait duré trois heures ! Trois heures au cours desquelles l’attention de cette gamine n’avait jamais baissé. Ses commentaires étaient réfléchis et pertinents et sa jubilation un vrai stimulant pour une conteuse. Moi-même je n’avais pas vu le temps passer….
Revenons à ce qui avait eu lieu trois années auparavant : sur la demande d’un animateur connaissant ma pratique j’étais allée raconter dans un centre de loisirs au rythme d’une séance de trois quart d’heure une fois par semaine. J’ai accepté à condition qu’une entière liberté soit laissée aux enfants et nous sommes tombé/es d’accord sur le dispositif suivant : je m’installe sur un tapis au milieu des jeux des enfants qui peuvent aller et venir comme ils veulent, les animateurs/trices n’interviennent pas sur mon tapis, je n’interviens pas dans la discipline en dehors de celui-ci.
J’ai trouvé sur place une situation mitigée : en théorie les professionnel/les étaient d’accord pour que je procède de cette façon mais dans la pratique cela leur était insupportable.
Et lorsque nous nous sommes réunis pour des bilans revenait toujours le constat que les enfants n’écoutaient pas, parce qu’ils ne montraient pas les signes que les adultes prêtent à l’attention : ils ne restaient pas immobiles, silencieux, ils faisaient des allers-retours entre les jeux et mon tapis, parlaient au lieu d’écouter, se chamaillaient pour une place, dessinaient sous mon nez, discutant de leurs dessins entre eux et se chamaillaient encore pour les stylos feutres etc. En résumé c’était le bazar !
Parmi tous ces « problèmes » évoqués Inah était celle qui était le plus citée : elle les cumulait tous à elle seule : totalement dispersée, elle donnait le sentiment que mon tapis était davantage pour elle un prétexte pour faire des va et vient et, quand elle y restait quelques minutes, c’était pour « gribouiller » et papoter avec ses copines qu’elle détournait de leur écoute (celle-ci étant d’ailleurs contestée, vu qu’elles dessinaient, mais au moins se tenaient-elles tranquille)….
Je me suis abstenue de préciser que quand elle posait des questions sur les histoires je ne comprenais jamais le rapport avec celles-ci, ce qui ne m’empêchait pas de me mettre à son écoute même si cela interrompait le conte de manière surréaliste.
Bref ! Si l’on pouvait citer une personne pour qui ces séances de contes s’avéraient inutiles, voire insensées, c’était bien elle ! Elle était « dispersée, inattentive, perturbatrice…. ».
Derrière toutes ces critiques, apparaissait un autre malaise non dit mais sous-jacent, affleurant tout le temps cependant : « et nous, les vrai/es professionnel/les qui faisons le dur boulot de recadrage des enfants, par contraste, quand tu n’es pas là, nous passons à leurs yeux pour des méchant/es ».
Inah a donc servi d’alibi pour que l’année suivante je ne reprenne plus ces séances de contes et même l’animateur qui m’avait demandé de les faire n’était plus suffisamment convaincu pour les défendre.
D’où ma stupéfaction émerveillée de la retrouver trois ans plus tard se souvenant aussi parfaitement de ces histoires et les commentant avec autant de pertinence ! Même si, par expérience, je suis convaincue de la justesse de ma pratique, je n’en reviens toujours pas.
Plus personne ne pourra me faire croire que la discipline que l’on impose aux enfants est nécessaire à leur écoute.
Tous les enfants étant différents, je ne disconviens pas du fait que certains ont besoin de rester tranquilles pour écouter - (encore que j’ai pu constater maintes fois que le mouvement des autres ne les perturbait que parce qu’il signifiait une transgression de la règle qui les mettaient mal à l'aise par rapport au regard des adultes) -, mais dans la plupart des cas, l’activité psychique de l’enfant met son corps en mouvement. On retrouve cela même chez Platon, parait-il, puisqu’il semblerait qu’il transmettait son enseignement – à des adultes – en marchant.
Ce qui s’est passé cette après-midi pluvieuse là avec Inah, mais aussi avec les autres enfants, reste pour moi un moment magique éblouissant et réconfortant : la meilleure évaluation de ma pratique.
Contes pour Inah : Coyote et Oiseau Bleu
Contes pour Inah : Coyote et Rocher
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