Les dessous peu glorieux de la baisse du chômage en France entre 2015 et 2019 (2/2)
- 23 mars 2020
- Par Yves Besançon
- Blog : Libres pensées......
Sous l’effet du double choc d’offre et de demande provoqué par la crise épidémiologique du Coronavirus COVID-19, la statistique du chômage officiel va sans nul doute à nouveau repartir à la hausse, comme au lendemain de la crise des subprime - bis repetita ! Et ce, alors même que quelques semaines auparavant encore, nos néolibéraux au pouvoir - et ceux d’hier ! - se glorifiaient du récent mouvement baissier du chômage, de surcroît, en y voyant, non sans cynisme éhonté, le signe de l’efficacité de leurs réformes régressives du marché du travail et des politiques de l‘offre. Des réformes, tout du moins certaines d’entre elles, comme celle de l’assurance chômage, qu‘ils s‘empressent maintenant d’en repousser l’application, la peur au ventre qu’elles ne fassent exploser, avec la récession économique annoncée, le peu de cohésion sociale qu’il nous reste encore, ce qui ne peut pas mieux sonner comme l’aveu suprême de leur part qu’elles relèvent de choix mortifères pour la justice sociale et la démocratie, tout en étant inefficaces sur le plan économique. Dans le contexte d’un nouveau bon en avant prévisible du chômage de masse, en l’absence de changement de logiciel économique, il est donc précieux de revenir sur le mouvement baissier du chômage officiel intervenu entre 2015 et 2019, pour mettre à jour ce qu‘il recouvre vraiment,…..avant que le coronavirus ne fasse sentir tous ses effets sur la situation du marché du travail, et que nos experts autoproclamés libéraux n’en profitent pour embrouiller toujours un peu plus l‘opinion publique sur la question du chômage de masse.
La présentation des outils méthodologiques de la mesure du chômage ayant été faite lors du premier volet de cette étude (voir Ici), nous pouvons maintenant caractériser les évolutions à l’œuvre et bien les interpréter. Que l’on prenne la mesure des demandeurs d’emploi ou celle du chômage BIT, incontestablement un mouvement de baisse du chômage est observable à partir des années 2015 ou 2016, selon la mesure adoptée. Concernant les demandeurs d’emploi (voir graphique n°1), le mouvement de bascule se fait à partir de février 2016 pour la catégorie A, mais seulement à partir de mars 2019 pour les catégories B et C, ce qui témoigne d’un simple transfert d’une catégorie à une autre jusqu’au premier trimestre de 2019, lié à l’amplification de la précarisation de l’emploi, ne pouvant donc pas être interprété comme une réelle amélioration de la situation sur le marché du travail, la hausse de la précarité générant également un développement de la pauvreté laborieuse.

Concernant l’autre baromètre du chômage selon les critères BIT, la baisse du taux de chômage s’enclenche à partir du second semestre 2015. En données annuelles (voir graphique n°2), on enregistre une baisse des taux de chômage BIT et de mal-emploi de respectivement 2 et 2,7 points de pourcentage entre 2015 et 2019.

Si l’on s’en tient au strict bilan comptable (1), le reflux du chômage BIT depuis 2015 s’explique, pour une part, grâce au mouvement des créations nettes d’emplois de ces dernières années. En moyenne, chaque année, entre 2015 et 2019, l’économie française a en effet créé 184 000 emplois (2), ce qui peut apparaître, de prime abord, comme non négligeable en comparaison avec les années 2009-2015 de vaches maigres en la matière, mais faible au regard d’autres périodes de notre histoire récente comme, par exemple, la fin des années 1990 et le début de la décennie 2000, au moment du passage aux 35 heures, où l’économie française créait en moyenne annuelle plus de 350 000 emplois (358 000 en moyenne l’an sur la période 1998-2002). Et, contrairement à ce que les libéraux voudraient faire croire, cette dynamique de « destruction créatrice », pour reprendre l’expression de l’économiste Joseph Aloïs Schumpeter, ne peut pas être attribuée à un enrichissement de la croissance économique en emplois qu’auraient induit les mesures récentes de flexibilisation du marché du travail (loi El Khomri en 2016 et ordonnances d’Emmanuel Macron en 2018 pour la réforme du Code du travail), pour la simple et bonne raison qu’il se poursuit, dans le même temps, un mouvement de ralentissement structurel des gains de productivité du travail (3). Par ailleurs, contrairement aux enseignements des dogmes néolibéraux, les créations nettes d’emplois sont toujours sensibles aux effets expansionnistes de l’aggravation des déficits publics, comme en témoigne les résultats pour l’année 2019 : l’augmentation du déficit public (avec un besoin de financement des administrations publiques égal à 3,6 points de PIB en 2019 contre 2,5 en 2018), induite notamment par les mesures budgétaires consenties par l’exécutif dans le cadre de la crise des gilets jaunes, a permis, en boostant le pouvoir d’achat du revenu des ménages (hausse de 1,4 % en 2019 contre 0,7 % en 2018), et par là même, la demande intérieure, de limiter l’ampleur du ralentissement de la croissance économique observable à partir de 2018, et donc de soutenir un mouvement de créations d’emplois, lui aussi, en phase de ralentissement (hausse de l‘emploi total de 113 000 en 2019 contre 230 000 en 2018).
Mais le mouvement des créations d’emplois ne saurait tout expliquer de la baisse récente du chômage au sens du BIT. Un autre élément explicatif d’importance, passé étonnement sous silence par l’appareil politico-médiatique dominant, est le ralentissement de la croissance de la population active, observable à partir de 2012. En effet, alors qu’au cours de la période 2002-2012, sa progression annuelle moyenne était de 0,7 %, elle n’augmente plus que de 0,3 % en moyenne l’an entre 2012 et 2015, puis seulement de 0,2 % entre 2015 et 2019. Dans ces conditions, on comprend aisément que l‘économie française peut envisager d’éviter une nouvelle détérioration de la situation sur son marché du travail sinon l’améliorer, tout en ayant un rythme de créations d’emplois moindre que par le passé. L’année 2019 est à cet égard particulièrement illustrative puisque la population active connaît même une baisse de 63 000 par rapport à 2018 (2). Ainsi donc, avec seulement une création nette d’emplois de 113 000, le chômage BIT a pu néanmoins baisser de 176 000 en 2019. Pour expliquer le ralentissement tendanciel de la croissance des actifs depuis 2012, on pense tout naturellement aux facteurs démographiques et, bien sûr, aux nombreux départs à la retraite des baby-boomers et aux entrées sur le marché du travail de générations moins nombreuses. Mais cela ne saurait suffire pour expliquer l’inflexion enregistrée à partir de 2012, l’autre cause importante étant la progression sensible du halo du chômage qui, après un premier rebond en 2008, s’envole à nouveau à partir de 2012 (voir graphique n°3).

Comme nous avons pu le voir précédemment, à l’occasion de la baisse du chômage officiel BIT, l’économie française a donc créé 734 000 emplois entre 2015 et 2019 (2). Décevant sur le plan quantitatif, pour les raisons déjà évoquées, ce mouvement de créations d’emplois, l’est aussi sur le plan qualitatif. Certes, comme l’Insee en fait état dans sa dernière photographie du marché du travail en 2019 (voir graphique n°4), on assiste à une poursuite de la montée de la part des cadres dans l’emploi total, qui passe de 17,5 % en 2015 à 19,3 % en 2019, ainsi qu’à un reflux en 2018 et 2019 du poids (en %) des emplois salariés précaires de types CDD ou intérim (4).

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(1) Par définition, la population active, calculée à partir des données de l’enquête emploi, est égale à la somme de la population active occupée (donc l’emploi total) et le nombre de chômeurs au sens du BIT. En adoptant les notations entre parenthèses pour la population active (PA), l’emploi total (EMP) et le chômage BIT (CHO), on obtient alors PA = EMP + CHO, d’où CHO = PA - EMP. En conséquence, la variation absolue du chômage est égale à la différence entre la variation absolue de la population active et celle de l’emploi total. Et la variation absolue de l’emploi total correspond elle-même à la création nette d’emplois (les créations d’emplois auxquelles on retranche les destructions d’emplois observées au cours de la période étudiée).
(2) Chiffrage obtenu sur la base des séries statistiques longues les plus récentes - actualisées fin février - d’emploi et de chômage au sens du Bureau international du travail (BIT), en données annuelles, obtenues à partir de l‘enquête emploi de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee).
(3) Lire en particulier, « Adieu à la croissance économique ! », Yves Besançon, juillet 2019, blog hébergé par Mediapart. C'est Ici
(4) « Une photographie du marché du travail en 2019 », Yves Jauneau, Joëlle Vidalenc, Insee Première, n°1/93, février 2020.
(5) « Demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi au quatrième trimestre 2019 », janvier 2020, Direction de l'Animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du Travail.
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