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Svetlana Alexievitch a publié en 2002 un livre, au titre éponyme, La Supplication. Selon son principe ("faire que ce que plusieurs racontent devienne l'Histoire"), elle a déjà publié des ouvrages donnant la parole aux rescapés de la dernière guerre, Derniers témoins (récits d'enfants ayant grandi au cœur des ténèbres) et Les Cercueils de zinc laissant parler des soldats "revenants" de Tchétchénie, que Jacques Nichet a mis en scène de façon émouvante au TNT de Toulouse en janvier 2003. Elle a entrepris une œuvre mémorielle de la souffrance des êtres humains, broyés par des catastrophes non naturelles.
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On le sait l'explosion du réacteur a été l'équivalent de 350 bombes d'Hiroshima : il a brûlé pendant dix-huit jours. Des centaines de milliers d'hommes ont combattu inlassablement pour "nettoyer" : parmi ces "liquidateurs", sans doute des milliers de morts. Des jeunes gens souvent. Et des dizaines de milliers de personnes mortes ou handicapées. Quelques cadres se sont suicidés face à l'ampleur de la catastrophe qu'ils avaient provoquée par leur imprudence. La ville la plus proche, Pripyat, évacuée (200 000 habitants), est devenue une ville fantôme. Subsistent des manèges, impassibles, fidèles au poste.
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Des maisons ont été détruites, mais l'herbe et les arbres poussent, les fleurs prolifèrent. Certains éléments radioactifs mettront des milliards d'années à disparaître. Les dégâts sur la santé des habitants sont incommensurables, les malformations des enfants sont légions. Aucune fiction n'a été tournée prenant pour sujet Tchernobyl : la réalité suffit.
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On voit évoluer des personnages sur les lieux du drame, des voix se font les porte-parole de ceux qui ont souffert ici, véritable supplication face à l'injustice, à la violence de cette puissance publique, de cet État menteur, incompétent, mortifère. Une femme confie que son père a dit avant de mourir : "plus de chimie, plus de physique, je vais faire berger". "Ce sont des criminels", "Je hais votre science". Et finalement, la contestation s'est limitée à cette plainte incessante.
Une scène évoque un homme avec sa moto venant chercher dans Pripyat, la nuit, une porte de son ancienne maison, sur laquelle était inscrite régulièrement la taille de ses enfants et sur laquelle va reposer son père, mort : "j'ai volé la porte de ma maison" (cette scène sert de trame au petit roman d'Antoine Choplin, La nuit tombée).
Vendeurs d'apocalypse
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Le réalisateur Pol Cruchten, luxembourgeois, a tourné en 2014 en Ukraine pendant 20 jours (après avoir mis 12 ans à le préparer). Rencontré à Auch en octobre dernier, il explique : moyennant finance, on peut filmer à Pripyat. Quant il voulait tourner du haut d'un toit, on le lui interdisait : trop contaminé. Mais avec 50 dollars, il pouvait : c'était alors le meilleur endroit pour filmer. Pour s'imprégner du texte, il a carrément recopié à la main tout le livre : ensuite, "je n'ai pas changé un virgule ou un mot du texte de Svetlana". Quand le film a été terminé, elle lui a confié qu'elle était très contente qu'il n'ait pas fait un "film catastrophe". En effet, Crutchen choisit bien souvent la poésie pour exprimer l'indicible. Ce n'est pas un documentaire : le réalisateur cherche à toucher le spectateur par des images de désolation mais pas tragiques, par des mises en scène appuyant le propos triste mais pas morbide. Il nous extirpe régulièrement de ce monde où la réalité a atteint son paroxysme pour nous inviter dans des lieux mythiques, rêvés, loin de cette folie sans nom.
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Si les techniciens ukrainiens ont été formidables, une actrice russe s'est désistée au dernier moment, reprochant au film d'être une œuvre de propagande : "c'est que des mensonges", lui a-t-elle dit. Pol Cruchten, qui a milité dans sa jeunesse contre le nucléaire, rappelle ces mots de Svetlana recevant le prix Nobel : "J'adore la Russie, mais pas la Russie de Staline et de Poutine". Donc Poutine n'aime ni le livre, ni le film. Mais Svetlana a confié à Pol Crutchen, après la remise du prix Nobel (les 30 000 € servant à imprimer La Supplication pour une distribution en Biélorussie) : "je peux désormais répondre au Président sans avoir peur d'aller en prison".
L'homme, avec le nucléaire, se croit tout puissant. Il a dompté apparemment la nature. Mais "l'homme n'est pas un héros, nous sommes des vendeurs d'apocalypse".
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. Film vu en avant-première au Festival Indépendance(s) et Création, de Ciné 32, à Auch, dans le Gers, en octobre, en présence de Pol Crutchen, le réalisateur. Il a alors confié son attachement particulier à deux réalisateurs : Andreï Tarkovski et Sergei Paradjanov, en particulier les collages que produisait ce dernier. Lors de la sortie du film de Serge Avédikian, Le Scandale Paradjanov, il y a deux ans, j'avais évoqué dans un billet de mon blog ma rencontre en avril 1987 à Erevan, en Arménie soviétique, avec le cinéaste russo-arménien.
. Voir la présentation du livre de Svetlana Alexievitch par Michel de Pracontal sur Mediapart : "Tchernobyl est un mystère qu'il nous faut encore élucider".
et l'entretien que Dominique Conil a mené avec la lauréate du prix Nobel de littérature à l'occasion de la sortie de son livre La Fin de l'homme rouge : ici.
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"Freaks ou la monstrueuse parade"
Joël Plantet, dans la revue Lien Social du 24 novembre, écrit à propos de ce film : "Dès les premières images, les frontières se brouillent et les monstres ne sont pas ceux que l'on imagine : aux difformités physiques, au handicap mental, s'oppose la monstruosité morale, arrogante, des "normaux". D'un humanisme lucide, voire cruel, sans voyeurisme ni complaisance, le cinéaste emmène le spectateur dans les contrées dérangeantes de l'anormal. Le casting ajoute au trouble : à l'époque du tournage [1932], tous les comédiens handicapés étaient d'authentiques professionnels du cirque Barnum". Film culte de Tod Browning, restauré, sorti en salle le 23 novembre.
Bande-annonce : ici ou autre version : ici.
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Jacques Denis, un an déjà
En début d'année, j'ai consacré un article de ce blog au film mythique La Salamandre, alors que nous apprenions que Bernard Maris, tué par les assassins à Charlie Hebdo, l'avait beaucoup aimé [Bernard Maris et "La Salamandre"]. Je racontais le film, combien il m'avait touché à l'époque de sa sortie (1971), encore aujourd'hui quand je le revois (ce qui n'est pas toujours vrai avec un film vu jadis) car il nous parle aussi des temps présents. L'auteur d'une photo publiée dans mon billet est Michel Bourdais qui m'a écrit pour m'expliquer comment il est devenu l'ami et le photographe de Jacques Denis : justement parce qu'enthousiasmé après avoir vu ce film. Il me transmet une photo qu'il a prise au milieu des années 80 et qui, elle aussi, reste d'actualité.
Jacques Denis est mort l'an dernier, il y a tout juste un an, le 2 décembre. Il n'est pas très connu, pourtant il a joué dans de nombreux films (25), dans des téléfilms (33) et davantage au théâtre (60 pièces). Rôle principal dans La Question", et dans I… comme Icare dans la scène de la célèbre expérience de Milgram.
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Billet n° 296
Contact : yves.faucoup.mediapart@sfr.fr
Tweeter : @YvesFaucoup
[Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Voir présentation dans billet n°100. L’ensemble des billets est consultable en cliquant sur le nom du blog, en titre ou ici : Social en question. Par ailleurs, tous les articles sont recensés, avec sommaires, dans le billet n°200]