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Billet de blog 3 octobre 2018

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«Shéhérazade»

Ce film de Jean-Bernard Marlin est tourné comme un documentaire, avec des acteurs non professionnels impressionnants de vérité. Histoire d'amour de Zachary et Shéhérazade sur fond de galère, avec Marseille pour décor. Le réalisateur s'explique.

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Zac a 17 ans et sort de prison, car il avait commis "des vols à main armée, des vols à l'arrachée, toutes sortes de vols, quoi", explique-t-il. Shéhérazade est prostituée, hébergée dans un logement sordide avec un travesti qui se prostitue. Zac ne comprend pas cette promiscuité : elle lui explique qu'il/elle a été secourable pour elle. Le jeune homme profite bien des passes de son amie, mais est jaloux. On assiste à des bagarres réalistes : Zac a parfois les yeux au beurre noir, injectés de sang.

Il ne veut pas se retrouver en foyer mais sa mère manifestement ne veut pas de lui. Quand Soraya, l'éducatrice, l'emmène, il saute de la voiture et va demander des comptes à sa mère. Au passage, il castagne l'amant de celle-ci.

Quand Shéhérazade sera victime sexuellement de la vengeance de certaines de ses connaissances, Zac ne sait pas trop comment réagir sinon qu'il blesse l'un  d'eux avec une arme à feu (il aurait pu le tuer). Et c'est là que la morale de l'histoire (celle de l'amour et de la rédemption) surgit. Une prostituée, encore jeune, maternelle, explique au jeune homme que pour plaire à son amie il doit "faire l'homme". Pas très explicite, elle lui dit cependant : "mets-toi à sa place". Alors Zac, malgré le chantage de sa mère qui subit les pressions du clan, va l'aider au tribunal quand elle sera entendue pour sa plainte contre ceux qui l'ont violée.

Le final nous aide à nous extraire d'une histoire qui était lourde, où l'on croisait souvent la violence mais aussi l'attachement, souvent les règlements de compte mais aussi des actes généreux. Manifestement, le réalisateur veut distiller l'idée que la vérité n'est pas manichéenne. Certes, même dans ces marges il y a des sentiments, des êtres vivants, qui ont des désirs, des aspirations comme tout un chacun. Et donc il nous invite au respect à leur égard. Shéhérazade, quand elle dort, suce son pouce. C'est une enfant-adulte embarquée dans la tourmente.

Les acteurs, non professionnels, jouent magnifiquement, ce qui en dit long sur leur talent mais aussi sur celui du metteur en scène. Les principaux certes (Dylan Robert et Kenza Fortas) mais aussi certains rôles secondaires, comme Idir Azougli qui déroule un monologue devant une juge d’instruction où il est époustouflant : là, on se croit dans un  documentaire. Le fait qu’il soit déjà passé devant un tribunal, en vrai, ne suffit pas à expliquer la qualité de sa longue déposition, criante de vérité, faite d’hésitations, d’un vocabulaire particulier, d’une colère et d’une apparente franchise.

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Le film se termine sur les chapeaux de roue : à la tension que le spectateur a subie durant une bonne partie du film, tumultueuse, succède une accalmie, qui repose un peu. Avec quelques invraisemblances, comme Shéhérazade venant saluer Zac à travers les grillages de la prison, et se pâmant devant son amoureux, qui, pour être une balance, a été tabassé. Sous les coups, il a perdu un œil, mais la jeune fille, devant cet œil mort, ne s’insurge pas. Comme s’il y avait pire. Sans doute que dans ce monde, sans cesse sur le fil du rasoir, il y a effectivement pire.

. Sorti en salle le 5 septembre.

Jean-Bernard Marlin : entretien avec le réalisateur.

Jean-Bernard Marlin a commenté son film à Ciné 32 à Auch le 25 septembre (comme il avait raté l'avion, une liaison par Skype a dû être établie).

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Jean-Bernard Marlin interrogé à Ciné 32 Auch par les spectateurs et par Sylvie Buscail, déléguée générale de Ciné 32 [Photo YF]

Le jeune réalisateur (né en 1980) fut professeur d'art dramatique. Il a tourné La Peau dure (2007), Quelque chose de féroce (2012, documentaire sur un mineur délinquant) et La Fugue (2013). Il rappelle qu'il est originaire de Marseille et qu'il a cette ville dans la peau.

Le scénario lui a été inspiré par un fait divers réel : un jeune homme de 17 ans sortait de prison et revenait dans son quartier, La Rotonde (où se déroule une partie du film). Voulant faire un film réaliste, sur une histoire d'amour contrarié par le sexe tarifé, le manque d'argent, se déroulant dans des lieux de galère, il s'est documenté sur la prostitution, a rencontré des jeunes filles, leur a fait raconter les histoires qu'elles vivaient avec leurs copains, et a choisi des acteurs non professionnels. Le casting a été fait dans la rue et a duré huit mois. Le film a été tourné dans les quartiers de la prostitution (gare Saint-Charles et boulevard Sakakini) et dans les lieux-mêmes où vivent les personnages (dont le quartier Belsunce et le parc Kalliste, dans les quartiers Nord de Marseille).

Zachary est interprété par un jeune acteur (Dylan Robert) qui, lui-même, sortait de prison pour mineurs (il rejoue dans la prison qu'il a quittée trois mois plus tôt, avec les mêmes gardiens). Shéhérazade est une tout aussi jeune fille (Kenza Fortas). Comme d'autres acteurs, elle a connu les foyers dans son adolescence.  "Elle est le personnage moteur du film. Shéhérazade signifie enfant de la ville et fait, évidemment, référence à la courtisane des Mille et Une nuits. Mais Shéhérazade c'est aussi Marseille." "Je voulais un film féminin. C'est Shéhérazade qui fait changer Zachary". Ce nom a été choisi pour titre en toute fin d'écriture du scénario.

Le film débute par des images d'archives de Marseille : début du 20ème siècle, avec ses vagues d'immigration. "Parce qu'à Marseille, on est tous issus de pays d'immigration. Mes grands-parents, Arméniens, sont arrivés par bateau à Marseille. A l'école, on était tous issus de pays différents." Ainsi, on voit les bidonvilles de cette époque, puis les cités en construction (années 60-70) : "je voulais faire de Marseille un personnage à part entière, d'où ce générique". Par ailleurs, il s'est inspiré de Scarface de Brian De Palma (1983), film qu'il adore et qui traite d'un petit malfrat (Al Pacino) qui va devenir un gros trafiquant : le film débute ainsi, avec des images d'archives sur l'immigration cubaine. C'est avec ce type de film (et Coppola, et Carpenter) qu'il a découvert le cinéma dans la Maison de quartier.

Alors que les spectateurs viennent d'assister à une histoire qui, pour une part, montre le trafic de drogue, la prostitution, le proxénétisme, le vol, Jean-Bernard Marlin tient, paradoxalement, à rassurer : selon lui, il ne s'agit pas d'un film traitant de la délinquance. Son but initial était de faire un film sur l'argent, mais le thème, toujours en toile de fond, s'est progressivement estompé. Pour devenir surtout une histoire d’amour.

Une spectatrice rend hommage à son travail : "il est rare de voir cette sincérité, cette simplicité, ces jeunes avec leur corps, leur vocabulaire. Ils cherchent à dire nos mots… Vous l'avez transmis merveilleusement". Il répond qu'il avait "envie de croire à la vérité des corps, des visages, des attitudes. Il fallait trouver des jeunes assez proches, qui transportent tout un univers, qui aient du charisme et une qualité de jeu. Qu'ils soient dans le présent, qu'ils soient là. Je voulais qu'ils soient capables de vivre des émotions et qu'ils ne les fabriquent pas. Le tout c'est de ne pas jouer, c'est de donner l'impression que tout est vrai". Il se trouve que Dylan et Kenza s'étaient connus jeunes, vers l'âge de dix ans, enfants de la Belle de Mai. C'est alors qu'un lycéen demande si l'actrice dans le monde réel suce aussi son pouce… à quoi, évidemment, le cinéaste, avec le sourire, refuse de répondre.

Il précise que, malgré le côté naturel du jeu de ces acteurs, le scénario était très écrit. Les acteurs apprenaient leur texte le matin ou la veille : ils pouvaient modifier quelque peu sinon ce serait trop rigide, ils ont parfois même rajouter des mots, mais tout en suivant le fil des intentions de la scène.

Jean-Bernard Marlin s'explique aussi sur la musique du film, notant que déjà leur langage est musical : "c'est de la poésie, ils inventent des mots, mettent des mots qu'on ne comprend pas trop". Puis diverses musiques, de la musique électronique (Jacob Stambach), et Les 4 saisons  de Vivaldi, par référence à son père qui les adorait et se les passait en boucle.

Il est resté en contact avec les acteurs, qui ont été reçus à Cannes, moment inoubliable pour eux. Ils ont changé : auparavant, ils n'allaient pas au cinéma, aujourd'hui ils ont des agents, passent des castings pour jouer dans d'autres films. Ce qui est mérité car ils ont fait le même travail que des professionnels.

SHÉHÉRAZADE Bande Annonce (2018) © Bandes Annonces Cinéma

Billet n° 422

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   [Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Voir présentation dans le billet n°100. L’ensemble des billets est consultable en cliquant sur le nom du blog, en titre ou ici : Social en question. Par ailleurs, les 200 premiers articles sont recensés, avec sommaires, dans le billet n°200. Le billet n°300 explique l'esprit qui anime la tenue de ce blog, les commentaires qu'il suscite et les règles que je me suis fixées. Enfin, le billet n°400, correspondant aux 10 ans de Mediapart et de mon abonnement, fait le point sur ma démarche d'écriture, en tant que chroniqueur social indépendant, c'est-à-dire en me fondant sur une expérience, des connaissances et en prenant position.]

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