Si des spécialistes (Dieu sait s'ils sont légion) considèrent qu'il faut atteindre cette immunité touchant plus des deux tiers de la population, il n'empêche que le confinement est assez unanimement prôné : certes, pour certains, il s’agit surtout de gagner du temps (désengorger les services de réanimation), mais il y a un quasi-consensus sur le fait que le confinement doit être respecté, même si les services de réa étaient moins encombrés. Personne ne proclame ouvertement qu’il faut tout faire pour que ce taux d’immunité collective soit atteint.
Malgré les tentatives de certains de minimiser la gravité de l’épidémie et la dangerosité du virus, on parle de moins en moins de grippette. Il est à peu près admis partout que le virus est virulent : il se propage très rapidement et provoque d’importants dégâts, avec cet orage immunitaire qui peut succéder à l’infection. Même si le taux de létalité reste faible, le nombre de morts est élevé : 20.000 à ce jour en France. La comparaison avec les épidémies de grippe n’est pas pertinente, car, dans ces cas, il ne s’agit que d’une surmortalité déduite des écarts d’une année sur l’autre alors qu’aujourd’hui les statistiques se basent sur des chiffres réels, sans doute minorés, car certains décès n’ont pas été reliés à tort au coronavirus, mais le nombre total annoncé est bien, au minimum, celui-là. A noter que le regard de la France jeté sur l’Italie était bien présomptueux puisque, c’est peu dit, la courbe que suit la France est comparable à celle de l’Italie.
Des modélisateurs viennent d’affirmer que 5,7 % de la population « seulement » a été atteinte par le virus, ce qui ne fait que 3,7 millions de Français. Catastrophe ! En principe, on devrait se réjouir qu’ils ne soient pas plus nombreux, quand on sait que d’autres modélisateurs ont prévu que, sans dispositif de protection, on était bon pour 300 à 500 000 morts en France (même si ces chiffres ont été qualifiés par Didier Raoult de « projections à la Nostradamus », lui qui proclame qu’il n’y aura pas plus de morts que l’an dernier). Et chaque jour, on continue de publier des statistiques qui indiquent que 158 050 Français seulement auraient été contaminés (Université John-Hopkins, une référence, le 22 avril).
Compte tenu de la pléthore de spécialistes défilant à la télé ou à la radio, on ne sait plus à quel saint se vouer, faut-il beaucoup ou peu de contaminés ? Un article du Monde du 15 avril considérait qu’il fallait naviguer à vue et faire osciller confinement et déconfinement : « afin d’accroître le pourcentage de la population ayant rencontré le virus et d’attendre le seuil d’au moins les deux tiers, nécessaire pour une immunité collective ». Le 21 avril, un autre article du même quotidien, commentant la conférence d’Edouard Philippe du dimanche 19 avril, évaluait à seulement 10 % de Français qui auraient été infectés par le SARS-CoV-2, « très loin du seuil de 60 % que les épidémiologistes estiment nécessaire pour enrayer l’épidémie. » Anne-Sophie Lapix, à plusieurs reprises, dans le journal de France 2, interrogeant en direct ses interlocuteurs, a invoqué « la fameuse immunité collective » comme une donnée incontournable.
Confinés ou immunisés ?
C’est ainsi qu’on est confronté à un discours (souvent tenus par les mêmes experts) qui consiste à dire : il faut tout faire pour freiner l’épidémie mais qu’elle ne cessera que si l’immunité collective est acquise ! Sur France Inter le 4 mars, un enseignant-chercheur en épidémiologie et biostatisticien parlait d’une immunité à 50 %. Patrick Cohen, dans C à vous (France 5, le 1er avril) cite une étude britannique et cette statistique approximative : 2 % des Français seraient immunisés soit deux millions de personnes. Dans la même émission, Frédéric Adnet, directeur du Samu 93, hôpital Avicenne : « ce qui va arrêter le virus, c’est si tout le monde est immunisé [par le vaccin par exemple]. Car le confinement n’arrête pas le virus, il ralentit sa progression ». Sur C dans l’air, le 1er avril, Anne Sennequier, médecin, dit : « il faut attendre que 60 % de la population soit immunisée ». « On peut déconfiner pour faire monter l’immunité collective, en lâchant prise, puis en reconfinant puis en relâchant… » Antoine Flahault, médecin à Genève, très présent dans les médias, lâche (C dans l’air, France 5, le 2 avril) : « on sait que si 50 à 60 % des personnes sont infectées, le virus disparaît mais si c’est inférieur le confinement peut difficilement être levé ». Mais un autre jour (20 avril), il dira que l’immunité collective est « une question idéologique » : on prétend que la Suède en a fait le choix alors qu’elle a pratiqué les tests et utilisé les masques, les Suédois s’autoconfinant sans que l’État ait eu à le décider. Il en a été à peu près de même en Allemagne.
A chaque émission où il apparaît, Alain Bauer se montre agacé par cette immunité collective à laquelle il ne croit pas. Certes, il est censé être expert en criminologie mais les virologues et infectiologues ne le contredisent pas. Eric Caumes, qui fut au début très dubitatif sur la gravité du virus et de son expansion sur notre territoire, apporte cette précision dans C à vous le 31 mars : le principe de l’immunité collective (60 à 80 % de contaminés, dit-il) avec 2 à 3 % de morts n’est sans doute pas applicable au Covid19, en tout cas cette stratégie est contestée. Caumes table sur un confinement sévère en attendant un vaccin. On avait déjà depuis longtemps calculé (règle de trois) que ces évaluations conduisent au bas mot à un million de morts ! C’est en tout cas le nombre de morts prévu par le groupe de recherche londonien pour les États-Unis, selon Cécile Thibert du Figaro. Et si le taux de létalité est en France de 0,53 % des infectés (Le Monde de ce 22 avril, selon les chercheurs de l'Inserm qui ne donnent que le taux, pas le nombre), cela fait 213000 morts ! L’ancien directeur général de la santé, William Dab, dit qu’on ne sait pas si l’immunité sera durable, donc parier sur une immunité collective c’est prendre beaucoup de risques. Le professeur Renaud Piarroux, pédiatre spécialisé dans les maladies infectieuses et tropicales, est fermement opposé à l’idée de laisser faire l’épidémie, en permettant au virus de circuler pour obtenir une hypothétique immunité collective, au prix fort (sur France Inter le 15 avril). La professeure Anne-Claude Crémieux, professeur en maladies infectieuses à l’hôpital Saint-Louis, très consultée dans les médias, fait des réponses ambiguës, comme beaucoup de ses confrères, quant à la validité de l’immunité collective, tout en incitant au respect absolu du confinement.
Jean-François Delfraissy, président du conseil scientifique qui conseille Emmanuel Macron, constatait le 8 avril que le nombre de personnes ayant été en contact avec le virus n’était que de 10 à 15 %, « immunité populationnelle » insuffisante : il faudrait, précise Sciences et avenir, qui en rend compte le 8 avril, « qu’environ 60 % de la population soit immunisée pour activer une immunité de groupe effective ». Le 3 avril, sur LCI, Xavier Pothet, médecin généraliste, défend l’idée d’une séropositivité la plus large possible, il est contré par le Professeur Jean-Jacques Zambrowski qui qualifie cette thèse de « dangereuse » (« totalement déraisonnable »). Le docteur Jean-Paul Hamon, président du syndicat des médecins généralistes, dit qu’avant d’être malade du Covid19, il était pour une mise à l’abri des personnes fragiles et d’ouvrir les vannes (en visant l’immunité collective). Il n’y est plus favorable désormais, car « le virus est violent ».
Comme quoi, approcher de près le problème peut faire changer d’avis : au Royaume-Uni, le principe de l’immunité collective retenu au début (avec les morts à la clé, « la perte de beaucoup d’être aimés », disait Boris Johnson, voir l’article que le Monde diplomatique d’avril a consacré à ce sujet) a été abandonné avec le constat d’une montée exponentielle des décès, et certainement le fait que le premier ministre ait été lui-même atteint.
"L'épidémie peut être endiguée"
Dès le 21 mars, dans une tribune du Monde, Lucien Abenhaim, professeur honoraire d’épidémiologie à l’école de santé publique de Londres, ancien membre du comité exécutif de l’OMS, est ancien directeur général de la santé en France où il a géré l’épidémie de SRAS en 2003, dit croire à l’efficacité du confinement. La France, qui a réagi trop tard ne peut espérer la même évolution que ceux qui s’y sont pris plus tôt, mais si le confinement est respecté et même renforcé « l’épidémie pourrait pour l’essentiel être stoppée dans 4 à 6 semaines, entre la mi-avril et la fin avril ».
Il s’inscrit en faux contre ceux qui considèrent que l’objectif est seulement d’étaler l’épidémie alors qu’elle peut être endiguée, de même qu’il conteste qu’il existe une « immunité de groupe », qui a été défendue par un conseiller scientifique britannique (et repris par certains en France) et qui a conduit les Britanniques dans un premier temps à laisser courir : « il ne faut pas se croire plus malin que le virus ». Il dénonce les modèles mathématiques sophistiqués prévoyant l’apocalypse et considérant que le nombre de cas total est une fatalité. Et de conclure : « il est possible non seulement d’arrêter l’épidémie mais encore de réduire considérablement le nombre total de victimes ».
On s’inquiète aujourd’hui de ce que peut signifier le déconfinement du 11 mai, avec des enfants regagnant progressivement l’école. Des accusations graves ont lieu, selon lesquelles il s’agirait de faire circuler le virus pour atteindre l’immunité collective tout en permettant à l’économie de redémarrer. Je l’ignore, mais je n’oublie pas que la veille de l’annonce de la fermeture des écoles annoncée par le Président de la République le 12 mars, Jean-Michel Blanquer affirmait qu’il n’était pas question de fermer les écoles. Et que la veille de l’allocution d’Emmanuel Macron le 16 mars, le ministre de l’Éducation Nationale était nullement sur une stratégie de confinement puisqu’il déclarait sur France Info (le jour du premier tour des élections municipales) qu’on considère que « 50 à 70 % de la population in fine finit par être contaminée par le virus, et c’est d’ailleurs ça qui met fin au virus puisque ça crée une forme d’immunité majoritaire, et donc le virus s’éteint de lui-même » (voir mon billet du 20 mars : L’irresponsabilité de Jean-Michel Blanquer). Auparavant, il avait fait prendre des risques énormes en faisant reprendre les classes dans les régions où le virus circulait déjà activement (Est, Ile-de-France, Nord) : des élèves et des enseignants (ainsi que leurs propres enfants) ont été de ce fait contaminés. Il n’est pas exclu qu’il aura à s’expliquer et à rendre des comptes sur cette absence d’anticipation. Notons également, en passant, qu’il n’a été informé qu’un quart d’heure avant l’allocution d’Emmanuel Macron, le 13 avril, annonçant qu'il avait décidé la réouverture des écoles le 11 mai.
Faute de combattants
On l’a vu : si beaucoup agitent cette immunité de groupe, plusieurs médecins ont dit leur désaccord avec ce principe. Il va de soi que ce flou est entretenu par le fait que la France a tergiversé, n’ayant pas la possibilité de mettre en place une autre stratégie : celle des masques, des gestes-barrière, et des tests massifs (virologiques et sérologiques), afin de déceler très vite qui est contaminé et de pouvoir l’isoler y compris de sa famille (afin qu’il ou elle ne propage pas la maladie en son sein).
Le virus est difficile à attaquer (on n’a pas de médicament contre le virus de la grippe), on ne connaît pas très bien la durée d'immunisation après contamination, seul le vaccin sera efficace, ce qui suppose qu’il faille attendre. Cependant, plutôt que de se laisser bercer ou berner par les chiffres des méthodologues et autres modélisateurs, on pourrait espérer que la stratégie consistant à casser les chaînes de transmission conduise finalement à isoler le virus qui disparaîtrait faute de combattants à contaminer. On a oublié la grippe dite de Hong-Kong (1969/1970) qui aurait fait 31226 morts en France (sur deux mois : décembre 1969 et janvier 1970), un million de morts de par le monde selon l’OMS et qui a cessé sans que l’on en connaisse la raison. On se souvient que le SRAS (2003), virulent, a touché 80000 personnes dans le monde, ne faisant « que » 774 morts, puis a disparu. Et H1N1, en 2009, tant redouté, très contagieux, s’est éteint sans attendre que 60 % de la population n’ait été contaminé.
Bien sûr cet espoir peut paraître naïf, mais n’oublions pas que « naïfs » c’est le terme technique employé par les médecins pour nommer ceux qui n’ont pas été encore immunisés.
Billet n° 546
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