Le film débute dès le générique, sans image, par des voix off : une personne interroge un homme, manifestement pour déterminer son degré d'invalidité. L'homme (Dan, le héros) est agacé car les questions lui paraissent ridicules, sans lien avec son handicap. Il renvoie l'enquêtrice dans les cordes, seul moment où l'on rit un peu. Il rappelle qu'il a déjà rempli un questionnaire de 52 pages. Mais on mesure vite qu'il n'a pas intérêt à faire le récalcitrant : s'il répond mal, "ça va compliquer", le prévient-on. Alors, dans l'espoir que les autorités admettent enfin qu'il ne peut travailler, parce que malade du cœur, il s'incline et répond docilement aux questions. Son médecin traitant a attesté de son impossibilité à travailler, mais une simple employée aligne des bâtons, coches des cases, pour aboutir à "12 points" : allocation d'invalidité refusée, il en fallait 15 pour y avoir droit !

Humiliation douce
L'humiliation commence là. Nous avions déjà vu dans La loi du marché, de Stéphane Brizé, Thierry (Vincent Lindon), au début du film, interrogé par un employé de Pôle emploi qui oriente sur des stages inadaptés et sa colère, répétant sans cesse, excédé : "les gens, on les traite bien ", avec respect. La même humiliation, non pas faite de brutalité, mais d'un jargon à peine compréhensible et des propos affectés, prononcés calmement par ceux qui n'ont rien réellement à proposer ou qui sont carrément chargés de restreindre les droits sociaux (1). Ken Loach dénonce le fait que c'est une entreprise privée, américaine, qui procède à l'interrogatoire de Dan : le Ministère du travail a passé convention avec elle. Et c'est elle qui détermine l'avenir des gens, qui ont du mal à contester la décision, parce que les procédures sont à ce point tortueuses qu'elles sont faites pour que les mécontents lâchent prise.
Ainsi, la procédure prévoit un appel téléphonique pour annoncer le refus puis une lettre. Il a reçu la lettre, et doit attendre indéfiniment l'appel téléphonique : il ne peut faire appel de la décision… tant que cet appel n'a pas eu lieu !
On sait que le gouvernement Cameron a considérablement durci les conditions sociales des citoyens les plus défavorisés, mettant en application les campagnes de la droite contre les assistés (du même tabac que celles de Wauquiez, Fillon, et Cie).
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La description faite par Ken Loach ne renvoie pas vraiment à la situation française (pour le moment, voir plus bas). Cependant, il est vrai que pour la détermination des besoins de compensation pour une personne en situation de handicap ou pour une personne âgée dépendante, des grilles ont été élaborées : respectivement GEVA (pour la détermination de la PCH, prestation de compensation du handicap) et AGGIR (pour la détermination de l'allocation personnalisée d'autonomie, APA) pour les personnes âgées. Ces grilles ont leur part de subjectivité, d'imprécision ou de formalisme. Par ailleurs, le système français n'a pu jusqu'alors envisager une réponse unique au handicap, que l'on ait moins de 60 ans ou plus de 60 ans.
Des personnes que j'ai rencontrées ne sont pas persuadées que le système français réponde à des critères objectifs, mettant chacun à égalité : ici comme ailleurs, les passe-droit existeraient, l'appartenance à un réseau serait facilitateur, et avoir des connaissances dans le secteur rendrait bien des services. En tout cas, c'est ce que pensent beaucoup d'assurés. Dans un autre domaine (reconstitution d'une carrière en vue de l'obtention d'une pension de retraite), j'ai eu à connaître une situation où une année comptant pour la durée de cotisation n'a pu être obtenue auprès d'un organisme de sécurité sociale (agricole) que grâce à une relation d'amitié (dans un premier temps, cette année due n'avait pas été retrouvée, peut-être même pas réellement recherchée dans les archives).
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Les services de sécurité veillent à maintenir une distance entre les employés du Job Center (ou de certains services sociaux en France) et les usagers : même si l'on peut en comprendre les raisons, cela ne fait qu'accroître les exaspérations, et du coup les agressions. Dan est par ailleurs ballotté sur une plate-forme téléphonique. Un jour, il attend 1h48 avant d'avoir une personne au bout du fil ("plus long qu'un match de foot"). Ce système est mortel : la rationalisation et la pression constante sur les économies en personnel, en France y compris, ont conduit à de telles pratiques qui attisent les rancœurs, car si elles sont déjà insupportables pour le clampin moyen dont la vie n'est pas en jeu, elles en rajoutent à l'humiliation que ressentent les populations qui galèrent le plus. Heureusement, quelques services (sociaux) continuent à avoir une voie humaine au bout du fil : cela ne garantit pas un bon renseignement, mais c'est tout de même préférable aux plateformes téléphoniques qui devraient être interdites, au moins dans le secteur social.

Le "contrat" État-chômeur
Au Job Center (Pôle Emploi), l'ambiance est tendue : pour les rendez-vous, aucun retard n'est toléré, quelles qu'en soient les raisons. Chantage à l'allocation contre réalisation d'un stage ou d'un atelier curriculum vitae, quitte à ce qu'il soit inutile. Dan ne veut pas vraiment faire des démarches de recherche d'emploi, puisque son médecin lui a dit qu'il ne devait pas faire d'effort sinon le cœur lâche. Donc, il ne cache pas qu'il fait le tour des employeurs juste pour avoir son papier signé. Évidement, des employeurs sont outrés (on les entend : "tous des tire-au-flanc") et les employés du Job Center n'apprécient pas. On est dans un monde ubuesque. Pas totalement inhumain : une employée de ce service de l'emploi exprime sa compassion. Mais elle est rabrouée par sa hiérarchie parce qu'en aidant plus précisément Dan, elle crée un précédent, et ne sera pas aussi efficace et rentable. Les jeunes générations sont plus dévouées à appliquer les consignes des autorités : et à faire respecter avec fermeté "l'accord" entre le chômeur et l'État.
Dan doit par ailleurs s'inscrire sur internet. Il n'a pas d'ordinateur et ne sait pas faire. Il est aidé par des jeunes gens compréhensifs dans un cyber-espace. Il est évidemment confronté à tous les pépins possibles de saisie. Juste pour accroître l'exaspération sociale.
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Cette même obligation existe en France, il faut s'inscrire en ligne à Pôle Emploi, même si on n'est pas équipé. L'agence fournit l'adresse mail du conseiller, et si vous vous adressez à lui, un robot vous répond que votre message a bien été reçu, quitte à ne jamais recevoir de vraie réponse. On ne sait pas exactement qui a eu l'idée d'imposer cela à tout le monde, sans aucun respect pour ceux qui sont les plus éloignés des nouvelles technologies.
Un monde ubuesque
Il en est de même à la CAF. Récit d'un allocataire confronté à une scène digne de celui de Ken Loach. En vue de percevoir éventuellement la prime d'activité, il reste 1h30 avec une employée pour saisir son dossier mais aboutir, au moment de la validation finale, au message suivant : "Erreur", comme dans Moi, Daniel Blake. On l'invite alors à se débrouiller tout seul, devant un ordinateur de l'accueil. En vain, pour finalement devoir remplir un imprimé papier. Évidemment, personne n'est en mesure de lui donner la moindre explication sur cette prime. Quelques jours plus tard, il reçoit un "code d'activation" (10 chiffres et lettres), qui ne marche pas, puis un courrier par la poste l'invitant à aller sur son compte (impossible, le code ne fonctionne toujours pas). A la CAF, on lui explique qu'il ne faut utiliser que 7 éléments du code (c'est indiqué, mais en tout petit dans un coin de la lettre). Il faut alors inclure un mot de passe, qui est transmis par la CAF par Sms : mais il n'y a pas de réseau à la CAF ! Donc pas de réception du Sms. Et je me souviens du temps où la CAF perdait régulièrement les dossiers : bien sûr, l'allocataire était suspecté de n'avoir rien transmis, sauf que bien souvent c'était un tiers (travailleur social) qui avait aidé à remplir l'imprimé et avait posté le courrier (2).

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Tout porte à croire qu'il s'agit d'accumulation de déboires destiner à dissuader les gens de poursuivre dans leurs démarches. Peut-être est-ce excessif, mais c'est ce que ressentent, on les comprend, ceux qui sont confrontés à ce monde ubuesque. Des travailleurs sociaux me confirment qu'eux-mêmes sont exaspérés par ces exigences kafkaïennes. Dans Moi, Daniel Blake, un jeune voisin de Dan lui dit clairement que "tout est fait pour que les gens abandonnent". Lui-même a trouvé un petit job : 3,79 £ pour 45 minutes à décharger un camion (4,22 €, soit 5,62 € de l'heure). Il est certain que les plus révoltés cherchent à survivre autrement. Mais les éditorialistes de L'Express et de Challenges expliqueront encore au petit peuple que la Grande-Bretagne est un eldorado.
En France, des chômeurs qui ont retrouvé du travail perçoivent encore 30 € par ci, 60 € par là, au titre du chômage, sans en connaître les raisons. On leur propose un contact téléphonique : très bien, ils pourront enfin y voir plus clair, mais le rendez-vous est annulé ("puisque vous avez trouvé du travail"). Kafka une nouvelle fois au rendez-vous. Le programme de simulation vous annonce une prime pour l'emploi de 210 €, et au final on vous attribue 90€ : vous restez docile, c'est mieux que rien, même si rien ne vous permet de comprendre un tel écart.
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Dan (Dave Johns) est présenté comme un homme ayant des valeurs, ayant le sens des responsabilités, faisant vivre une sorte de fraternité ouvrière. C'est ainsi qu'il prend sous son aile une jeune femme seule avec deux enfants, Katie (Hayley Squires, particulièrement convaincante). Il fait quelques menus travaux dans son appartement. Elle doit se rendre à la Banque alimentaire. Ken Loach force le trait de la misère jusqu'à nous la montrer ouvrant en urgence une boîte de conserve pour s'alimenter. Elle est poussée à des choix extrêmes pour assurer les besoins de ses enfants, au grand dam de Dan qui veille sur sa moralité. De même que la fin tragique de notre héros est là pour convaincre le spectateur que la situation est grave. Peut-être est-ce la nécessité de mettre en scène une telle extrémité qui est préoccupante : car le scandale n'est pas seulement le fait que cela puisse avoir des conséquences dramatiques, la seule humiliation quotidienne, répétée, est tragique en soi.

Ken Loach, interviewé sur lemonde.fr, dit que "les personnes les plus vulnérables sont celles qui sont malades". C'est pourquoi il a choisi la situation de Dan (malade du cœur), sans le présenter comme un handicapé physique, dont l'incapacité à travailler serait apparue trop évidente. Dans cette interview, il accuse l'État d'infliger cette cruauté intentionnellement à cause de la politique d'austérité.

Juste des citoyens
Ken Loach veut montrer que la lutte des classes (les intérêts divergents des classes sociales) est toujours bien à l'œuvre dans nos sociétés. Il dénonce les mesures restrictives prises par le gouvernement néo-libéral de Cameron, qui ont aggravé le système. En effet, ce discours, que nous connaissons bien en France, s'en prenant sans retenue aux "assistés", suspectant sans cesse des fraudes, a des effets désastreux. Avant même que des mesures drastiques ne soient prises pour exclure massivement les gens de leurs droits sociaux, l'exclusion se fait justement par cette crainte d'être pris dans un engrenage de contrôles, d'indus à reverser, de suspicion : des personnes ouvrant droit à une allocation ne la demandent pas. On évoque souvent le RSA, mais j'ai rencontré des jeunes gens se refusant à demander l'allocation logement à laquelle ils avaient droit (redoutant des erreurs et l'obligation à devoir rembourser des sommes cumulées importantes). D'autres m'ont dit combien la période de leur vie où ils étaient au RMI (ou RSA) a été humiliante pour eux, toujours avec cette impression qu'on ne leur faisait pas confiance, et des exigences d'activité sans grand rapport avec leur situation.
Il parait évident que, sans tomber dans le travers idéologique de certains politiciens qui font de l'électoralisme en espérant que les classes moyennes leur feront confiance, la préoccupation d'une attribution juste des minima sociaux n'est en rien condamnable. Notre modèle de protection sociale peut être fragilisé par des abus. Cela ne devrait pas passer cependant par un système inquisitorial et irrespectueux des individus démunis, faisant de chacun d'eux des fraudeurs en puissance. Nous sommes dans une dérive que le film de Ken Loach stigmatise, à raison. J'assiste régulièrement à des séances de théâtre-forum dans un quartier populaire où cette exaspération face à cette suspicion permanente est régulièrement exprimée.

Les professionnels proches de ces dispositifs sociaux et les citoyens auxquels ces derniers sont destinés connaissent bien les aberrations qui compliquent grandement la vie d'éventuels bénéficiaires, aberrations pas seulement destinées à éviter des abus, mais aussi à réfréner les dépenses (le non recours au RSA, socle et activité, et à la CMU se situait entre 5 et 6 milliards d'euros, chiffre officiel, somme phénoménale dont la bande à Wauquiez, à Valeurs actuelles, au Figaro magazine et au Point, tout préoccupés qu'ils sont à insulter les citoyens contraints à devoir solliciter des aides sociales, se garde bien de s'en faire l'écho) et parce qu'une accumulation de règles administratives finit par être une boursouflure bureaucratique qui a ses propres causes que la raison ignore. Les candidats aux élections battent les estrades sans jamais promettre d'améliorer ne serait-ce que l'accès à des droits, dont les entraves aujourd'hui pourrissent la vie de millions de Français.
Ce qui est étonnant c'est l'engouement du jury de Cannes pour ce film émouvant, mais aussi de toute une intelligentsia qui fait preuve de compassion. Comme s'il s'agissait d'une histoire isolée, comme si les Dan n'étaient pas des cohortes à nos portes. Ces personnes en situation d'exclusion, (sur)vivant grâce aux minima sociaux, ou à de faibles pensions, sont légion mais ignorées des élites, parce qu'invisibles. C'est la victoire des néo-libéraux d'avoir asséner dans les médias depuis quelques années qu'il fallait être "pragmatique", les "sociaux", en face, étant de doux rêveurs. Dans le film, le formateur ne cesse de répéter "Fact" pour que les chômeurs se mettent bien dans le crâne qu'ils n'ont pas à imaginer une situation idéale (conditions de travail correctes, salaire décent) mais admettent qu'ils sont confrontés à la dure "réalité". Un critique de cinéma a reproché à Ken Loach d'être englué lui-même dans cette réalité, développant un propos didactique et linéaire, ne donnant pas à son film une dimension créatrice qui aurait justifiée une palme d'or. Je ne me prononce pas sur la palme, mais Ken Loach explique qu'il a toujours voulu "saisir la vérité de l'instant". Et ce, pour subvertir sa cruauté. Le fameux formateur incite les chômeurs à "sortir du lot". Rien à voir avec le message de Ken Loach qui invite à la solidarité, à la fraternité : "ni des clients, ni des usagers… Juste des citoyens".
Et à la dignité : "Je suis un homme, pas un chien. J'exige que vous me traitiez avec respect".
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(1) Le documentaire La règle du jeu, de Claudine Bories et Patrice Chagnard, montrait une multinationale du recrutement, Ingeus, chargée par les services de l'emploi d'insérer des jeunes en difficulté sans solution compte tenu de la situation du marché de l'emploi. Voir article sur ce blog : ici.
. La loi du marché, c'est l'humiliation : voir présentation sur ce blog, ici.
(2) Ces remarques ne négligent pas le fait que la CAF gère 80 milliards de prestations, ce qui est énorme, et qu'on lui reconnaît, grosso modo, de plutôt bien s'en acquitter. Disons qu'elle gère mieux que quiconque ne pourrait le faire, ce qui ne signifie pas que c'est sans problème.

Agrandissement : Illustration 8

. Cet article, sous le même titre, est paru dans une version plus courte dans la revue JAS, journal des acteurs sociaux de novembre 2016 (commande ici : http://www.lejas.com/?product=jas-211)
En France, en matière d'invalidité, deux situations se présentent :
. Si un droit à une pension d'invalidité existe (car l'assuré a cotisé, donc il relève de l'assurance), alors un médecin-conseil de la Sécurité sociale détermine une des trois catégories d'invalidité (entre la catégorie 1 avec possibilité partielle de travailler, et catégorie 3 avec impossibilité totale de travailler). La pension est un pourcentage du salaire moyen des dix dernières années (en cat. 3, elle est de 50 % du salaire, avec un minimum de 1386 € et un maximum de 2713 €). Pour mener l'enquête, il ne s'agit, pour le moment, en aucun cas d'une entreprise privée, encore moins américaine. Un complément (40 % de l'ancien salaire) existe si une tierce personne s'avère nécessaire pour seconder la personne handicapée.
. Si la personne n'a pas cotisé, ou insuffisamment, et si elle a un taux d'incapacité supérieur à 80 % (ou 50 % avec accès quasiment impossible à l'emploi), alors elle relève de l'assistance, c'est-à-dire qu'elle a droit à un secours (comparable juridiquement au RSA) : il s'agit de l'AAH (allocation d'adulte handicapé) décidée par la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH, rattachée au Conseil départemental) mais financée par l'État et versée par l'organisme débiteur, la CAF ou la MSA. Le demandeur dépose un dossier avec un certificat médical de son médecin. La MDPH étudie le dossier, avec examen complémentaire éventuel, par un médecin. Une commission composée de 23 membres (dont deux représentants des syndicats salariés) statue, et peut accorder des compléments si le handicap nécessite une compensation par la présence d'une tierce personne. L'AAH s'élève à 808 € maximum (elle peut être amputée si l'on perçoit d'autres ressources).
Billet n° 298
Contact : yves.faucoup.mediapart@sfr.fr
Tweeter : @YvesFaucoup
[Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Voir présentation dans billet n°100. L’ensemble des billets est consultable en cliquant sur le nom du blog, en titre ou ici : Social en question. Par ailleurs, tous les articles sont recensés, avec sommaires, dans le billet n°200]