"Sage femme", sans trait d'union
Claire (Catherine Frot) est donc sage-femme : la maternité où elle exerce va fermer, le personnel s'y oppose, une banderole appelle à "Résister". Ça donne le ton. Claire refuse qu'on technicise la naissance, et que l'on crée, pour "les malades du pognon", ce qui est prévu : une usine à accoucher. Mais si elle défend une belle idée de la façon d'exercer son métier, elle doit supporter les lieux communs du style : "ça doit être merveilleux de voir naître tous ces bébés". Des gazettes se sont plu d'ailleurs à le répéter en boucle à propos du film : "Claire voue sa vie à la donner" ! Non, elle fait tout simplement consciencieusement son travail. Par ailleurs, elle a une vie. Lourde à porter, car son père a décidé un jour de disparaître parce qu'une femme, qu'il aimait, l'a quitté sans crier gare. Béatrice (Catherine Deneuve) revient après 30 ans d'absence, avec sa faconde, son culot, ses mensonges, mais ses drôleries aussi (elle n'a jamais voulu avoir d'enfant, mais elle trouve que les enfants "c'est pratique"). Elle cherche à deviner le métier de Claire et lui dit : "tu es assistante sociale ?"
Claire rechigne à l'accueillir, parce qu'à cause d'elle elle a perdu son père : pas seulement parce qu'il n'est plus là, mais aussi parce qu'en choisissant de partir ainsi, il a tiré un trait sur elle. Mais l'art de Martin Provost (le metteur en scène) est, subtilement, de faire en sorte que les deux femmes se rapprochent. Paul (Olivier Gourmet) est épatant en s'immisçant dans ce duo. Béatrice a une tumeur au cerveau : ce qu'elle redoute le plus ce n'est pas de mourir : "Mourir, je m'en fous, j'ai vécu", c'est de perdre la mémoire.
Cycles
Car il est question de mémoire dans ce film, de temps qui passe, de cycles. L'amie de son fils Simon est enceinte, alors Claire, qui les trouve encore trop jeunes pour être parents, concède : "vous avez l'âge des miens quand ils m'ont eue". Simon, "qui n'a pas de père", ne veut plus être médecin mais… sage-femme ! Une scène le montre en superposition, un peu trop appuyée, avec la diapo de son grand-père auquel il ressemble tant, le père de Claire, l'amant de Béatrice. Enfin, une jeune femme accouche alors même que Claire avait présidé à sa naissance 26 ans plus tôt. Elle lui avait même donné son sang, d'un groupe rhésus rare. Histoire qui est arrivée à Martin Provost lui-même et c'est pourquoi il dédie le film à Yvonne André, la sage-femme qui l'a fait naître. Le jeu des deux Catherine est superbe, toutes deux convaincantes : il est cocasse que le metteur en scène ait pu dire qu'il était le trait d'union entre ces deux femmes, alors même qu'il le supprimait, dans le titre, entre sage et femme.
Dès l'ouverture, on assiste à deux accouchements réels, mais de façon relativement pudique. Cela a été commenté, car fait rare au cinéma (récemment, scène plus crue dans Rester vertical d'Alain Guiraudie). Je sollicite ma mémoire : je me souviens très bien de ce film projeté dans les salles en 1969, Helga et Michael, sur la vie d'un couple et sa sexualité, un des tout premiers films à avoir filmé un accouchement. Ce film fit beaucoup parler de lui, à l'époque, car il fallut poster des équipes de secours devant les cinémas pour réanimer de grands costauds qui perdaient connaissance. Moi, au même moment, j'effectuais un stage dans un service de Maternité : tout frais sorti de mon cocon, je n'avais pas 20 ans, j'assistais activement à des accouchements ("poussez, poussez") et à une césarienne. Je ne perdais pas connaissance (pas davantage lorsque j'assisterai, quelques années plus tard, à la naissance de mes propres enfants) : je redoutais davantage de devoir piquer l'orteil des bébés pour le test de Guthrie. Le summum étant que je devais expliquer à des femmes, qui en étaient à leur quatrième enfant, comment faire la toilette d'un nourrisson et comment l'emmailloter !
"Wrong elements"
Ce film de Jonathan Littell, l'auteur du best-seller Les Bienveillantes, récemment sorti en salle, est un documentaire sur l'Armée de résistance du Seigneur (la LRA), une secte chrétienne combattant en Ouganda le dictateur au pouvoir depuis 1986, Museveni. Le titre évoque "les mauvais éléments" que cette guérilla se propose d'éradiquer. Elle enlève des enfants pour en faire des guerriers : ainsi 60 000 d'entre eux ont été contraints à se battre, à massacrer, à violer, à piller. Littell donne la parole à ces enfants dévoyés : Nighty, qui a fait un enfant au gourou, Geoffrey, enlevé à 15 ans, qui a tué "une dame" sur ordre. Ils en parlent en riant, alors même qu'ils auraient été fusillés s'ils avaient refusé de participer à ces crimes de guerre et crimes contre l'humanité. Et comme "tout ce qui se passe dans ce monde est la volonté de Dieu", aucune culpabilité au moment de commettre l'irréparable : il fallait bien "fournir assez de sang à l'Esprit" (Geoffrey). Mais ensuite, les croyances religieuses et animistes, font que le cen hante les coupables (l'esprit des morts).
Littell revient avec les jeunes sur les lieux de leurs crimes. On assiste aux explications d'un chef, avec toujours les mêmes excuses (les "ordres" et la crainte que son ethnie, les Acholis, soit exterminée par le pouvoir). On sort de se film (long : 2h15) anéanti par tant de malheurs. Impossible de ne pas penser à Rebelle, de Kim Nguyen, sur les enfants soldats au Congo, où une jeune fille est contrainte, pour prouver sa docilité, à tuer ses propres parents.
"L'autre côté de l'espoir"
Dernier film d'Aki Kaurismäki qui met en scène Khaled, un Syrien, qui se réfugie en Finlande via un tas de charbon. Sur fond d'un humour cocasse ou grinçant, on assiste à tout ce qui fait la condition d'un réfugié : le parcours du combattant, l'obligation de lister ses souffrances. La mort de ses parents, de ses petits frères, de son oncle et de sa tante, de ses neveux, sous les bombes à Alep, ne suffit pas : il est renvoyé à Ankara. Il s'échappe, on assiste à la fabrication des faux papiers, à la froideurs des policiers, à la bagarre des fachos de service qui bouffent du migrant, n'hésitant pas à le traiter de "youpin", mais tout cela est relevé par la solidarité : celle des clodos qui font fuir ses assaillants (surréaliste mais ça fait plaisir), celle d'un passeur généreux… qui ne demande rien. Celle de ce petit patron, avec ses employés folkloriques, qui ouvre un resto et essaye tous les styles culinaires les uns après les autres pour se trouver une clientèle (sushi, indien, etc…) et qui vient en aide à ce jeune Irakien, juste comme ça, sans avoir besoin de s'en expliquer.
Khaled confie qu'avec sa famille il a "enterré Dieu et le Prophète" et qu'il est tombé amoureux de la Finlande mais n'aspire qu'à une chose : trouver le moyen de la quitter. Pas de pathos, on rit, et on mesure que dans tout ce fatras des discours de haine qui nous assaillent, et qui revendiquent d'avoir droit de cité, non seulement l'humour, mais aussi la dérision pourraient être un autre côté de l'espoir.
. Les deux textes sur Wrong elements et L'autre côté de l'espoir sont déjà parus sur mon compte Facebook.
Billet n° 314
Contact : yves.faucoup.mediapart@sfr.fr
Tweeter : @YvesFaucoup
[Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Voir présentation dans billet n°100. L’ensemble des billets est consultable en cliquant sur le nom du blog, en titre ou ici : Social en question. Par ailleurs, tous les articles sont recensés, avec sommaires, dans le billet n°200. Le billet n°300 explique l'esprit qui anime la tenue de ce blog, les commentaires qu'il suscite et les règles que je me suis fixées.