Cette lettre a été auparavant publiée en anglais dans The Wire et Jadaliyya. Nous avons substitué certains liens hypertextes renvoyant à des articles en anglais par des pages parues en langue française.
La résistance de l'Université de Bogazici est vouée à acquérir une place unique dans l'histoire pour être l'une des plus longues luttes ininterrompues pour la liberté académique et l'autonomie universitaire jamais menées. Des centaines de professeurs de Bogazici résistent depuis plus de deux ans à la prise de contrôle de l'université par le gouvernement turc. Alors que les institutions d’enseignement supérieur du monde entier (y compris aux États-Unis) sont contrariées par des leaders autoritaires ou affaiblies par les pressions du marché, l'exemple de Bogazici se démarque comme témoin de la capacité de l'action collective à défendre l'autonomie universitaire et à imaginer un meilleur avenir pour l'enseignement supérieur.
Bien que la Constitution turque garantisse l'autonomie des universités, les universités à travers le pays ont été largement domptées depuis la tentative de coup d'État manquée de 2016. Bogazici est restée partiellement protégée jusqu'en 2021. Il s'agit d'une université publique très prestigieuse de haut standing avec un cursus en anglais hérité du Robert College, un établissement d'enseignement supérieur américain ouvert en 1863 à Istanbul.
Cependant, après avoir interdit les élections internes dans les universités et acquis le pouvoir de nommer des recteurs alors que le pays était encore sous l'état d'urgence, le président turc Erdogan a nommé Melih Bulu recteur de Bogazici le 1er janvier 2021. Bulu n'était pas membre du corps professoral et comme des dizaines de recteurs en Turquie, il était affilié au Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir.
Conformément aux pratiques de gouvernance démocratique de longue date de Bogazici, les professeurs, les étudiants et les anciens diplômés ont réagi à la nomination dès le premier jour. Au cours de la première semaine de janvier 2021, l'université a fait la une en Turquie et à l'étranger lorsque la police a tabassé les étudiants et menotté les portes de l'université. Les manifestations se sont poursuivies sans interruption depuis lors.
Le traitement infligé à Bogazici met en lumière les méthodes autoritaires utilisées pour saper de nombreuses autres institutions vénérables du pays.
Face à une opposition massive à l'université, la première stratégie du gouvernement au cours de l'An 1 de la résistance a été d'inonder le campus de policiers anti-émeute et de placer des étudiants en garde à vue sous de fausses accusations d'appartenance à des organisations terroristes. Le discours religieux a également été utilisé pour délégitimer la résistance et mobiliser le soutien conservateur. Bogazici a été décrit par les porte-parole du gouvernement comme étranger, pro-américain, pas assez « local et national », une université élitiste déconnectée de la société turque.
Le discours anti-LGBTQ est devenu toxique au cours des premières semaines de la résistance lorsque le « sentiment religieux » a été évoqué comme excuse pour interdire le club étudiant LGBTQ et criminaliser le drapeau arc-en-ciel. Une attitude discriminatoire était aussi perceptible dans la façon dont tous les postes administratifs supérieurs étaient occupés par des professeurs masculins (pour la plupart nommés en dehors de l'université), contrairement à la tradition égalitariste de Bogazici. Dans le même ordre d'idées, le Bureau de coordination pour la prévention du harcèlement sexuel a été fermé au motif que la coordinatrice était une « féministe radicale ».
Mais les affrontements entre la police et les étudiants attiraient trop d'attention en Turquie et à l’étranger sur Bogazici. En raison de la résistance à l'échelle de l'université, Erdogan a retiré la nomination de Bulu en juillet 2021. Au lieu de reculer, cependant, le Président turc a choisi de nommer le vice-recteur Naci Inci au poste de recteur, malgré un vote de défiance écrasant de 95% contre lui par les enseignants. Seuls trois membres du corps professoral de Bogazici étaient disposés à collaborer avec Bulu et Inci, professeur au département de physique, était parmi eux.
Au cours de l'An 2 de la résistance, l'administration universitaire a eu recours à des manœuvres bureaucratiques et à des tactiques illégales plutôt qu'à des actes souverains de répression pour démotiver les professeurs. Les élections internes des unités administratives (doyens, chefs de département et directeurs d'institut) ont été repoussées, les procédures formelles et les principes de prise de décision démocratique ont été systématiquement violés.
Trois professeurs à temps plein et plusieurs enseignants à temps partiel ont été arbitrairement licenciés. Deux professeurs ont été suspendus pour des accusations disciplinaires forgées de toutes pièces et interdits d'entrer sur le campus. Les cours de plus de 20 professeurs retraités et émérites ont été annulées. Plusieurs centres, dont ceux d’études byzantines, d’études européennes et d’études et recherche sur la paix, ont été évacués de leurs bureaux. Des dizaines d'universitaires font actuellement l'objet d'une enquête disciplinaire pour s'être opposés au recteur.
Contre la volonté des départements et au mépris flagrant des processus de recrutement au mérite, le recteur a commencé à embaucher du personnel et enseignants non qualifiés, tous ayant des liens avec le gouvernement. Lorsque le Conseil de l'enseignement supérieur a démis trois doyens de leurs fonctions en janvier 2022 sans invoquer de justification légitime, cela a permis au recteur d'avoir un contrôle total sur le Sénat et le Conseil exécutif.
Malgré tout cela, les professeurs n'ont cessé de s'unir autour du cri de ralliement : « Nous n'acceptons pas ! Nous n'abandonnons pas! » Compte tenu du niveau de répression dans le pays, leur répertoire principal est symbolique plutôt qu'antagoniste.
Dans une preuve de persévérance, ils tiennent une veillée vêtus de toges académiques, le dos tourné au bâtiment du rectorat sur la place principale du campus chaque jour ouvrable depuis plus de deux ans maintenant. Les 29 départements et trois instituts de l'université sont solidaires en prenant des mesures juridiques ou administratives pour restreindre ou contrecarrer les mouvements illicites du recteur. Soutenus par une cohorte d'avocats, les professeurs mènent également une bataille juridique. Ils ont ouvert plus de 50 procès sur un large éventail, contestant la nomination du recteur, des doyens et des nouveaux membres du corps professoral ainsi que la création de nouvelles écoles et facultés au sein de l’université.
Conscients que la défense de la liberté académique et de l'autonomie universitaire nécessite bien plus que la défense d'un campus, les professeurs de Bogazici ont également proposé une refonte complète du système public d'enseignement supérieur. Avant les élections présidentielles et législatives de mai 2023, ils ont appelé les partis d'opposition à poursuivre des réformes radicales visant à libérer les universités de la tutelle gouvernementale.
Bien que la lutte pour Bogazici n'ait pas été en mesure de déclencher des formes de résistance similaires dans d'autres universités de Turquie jusqu'à présent, elle a recueilli un énorme soutien de la part du grand public. Un récent sondage a montré que 80 % des personnes informées sur la résistance de Boğaziçi estimaient que les protestations étaient justifiées. Le soutien doit en grande partie à l'insatisfaction généralisée dans la société turque. La popularité de l'AKP est en baisse et l'économie traverse une crise profonde.
Lorsque toutes les manifestations sont soit prohibées soit réprimées par la force, une université qui continue obstinément à défier l'autoritarisme devient un symbole d'espoir pour des changements sociétaux et politiques plus larges.
Zeynep Gambetti, Mine Eder, Ahmet Ersoy et Esra Mungan
Zeynep Gambetti est membre du corps professoral à la retraite (Département des sciences politiques et des relations internationales); Mine Eder, Ahmet Ersoy et Esra Mungan sont membres du corps professoral à temps plein (Département des sciences politiques et des relations internationales, Département d'histoire et Département de psychologie, respectivement)