Cette série de 4 articles explore les enjeux et traductions concrètes que pourrait prendre un aménagement du territoire low-tech ou convivial.
Partie I : introduction - L'aménagement du territoire peut-il être convivial ?
Partie IV : 9 mesures concrètes à mettre en place dès à présent
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La notion de low tech fait l’objet d’une attention médiatique croissante. Cette notion n’est en réalité pas nouvelle et s’approche notamment – entre autres – des travaux d’Ilan Illich sur la convivialité ou d’André Gorz sur l’opposition entre autonomie et hétéronomie. A travers ce concept flou, peut -être même grâce, elle présente un intérêt dans sa capacité mobilisatrice pour se projeter dans un futur environnementalement plus viable. Partant d’une notion très technique et concrète, elle peut s’élargir à de nombreuses sphères de nos vies.
L’objet du texte qui suit est de tenter de voir en quelle mesure la mobilisation de ce concept pourrait faire émerger quelques solutions concrètes à une évolution des pratiques de l’aménagement du territoire, et ce faisant à l’organisation de nos vies.
L’intérêt politique du concept de low-tech
Le concept de low-tech peut présenter un caractère radical, intéressant à plusieurs égards : d’une part (1), il offre une réponse relativement crédible à la pénurie des ressources qui nous frappe, tant énergétique qu’en terme de matières premières (car si l'extraction des combustibles fossiles a été multipliée par 12 en un siècle, celle des matériaux de construction l’a été par 34 et celle des minerais et minéraux par 27 - alors que la population était multipliée par 3,75 dans le même temps[1]). D’autre part, (2) il propose un nouveau paradigme de conception impliquant un changement de nos modes de production à la hauteur des enjeux environnementaux, basé notamment sur le fait de durer dans le temps, sur la réparabilité, sur l’utilisation de matières premières renouvelables… le tout indépendamment de la seule efficacité économique. Enfin, (3) il peut prétendre à une sortie de la logique du tout industriel, dont l’écologie mainstream s’accommode aujourd’hui, alors que cette logique reproduit les problèmes qui ont conduit à la destruction des ressources naturelles. Un exemple caricatural de ce dernier point est celui des voitures électriques mais, dans une moindre mesure, la production d’énergie renouvelable industrielle obéit à la même logique (notamment les parcs de panneaux photovoltaïques installés sur des terres fertiles).
Ainsi, la notion de low-tech pourrait poser 3 questions :
(1) celle des ressources que la société est prête à perdre à tout jamais versus celles que nous souhaitons laisser aux générations futures pour leur propre organisation,
(2) celle de la manière avec laquelle nous souhaitons organiser la production de ce que nous avons vraiment besoin,
(3) celle de la gouvernance que nous souhaitons mettre en œuvre pour assurer cette organisation de la production, et notamment des échelles spatiales les plus pertinentes.
L’aménagement du territoire pourrait être la discipline qui répond de façon préférentielle à ces trois questions.
Mais que serait un « aménagement du territoire low-tech » ? Sur quel périmètre spatial interviendrait-il ? Comment se concrétiserait-il dans sa gouvernance, là où aujourd’hui l’aménagement du territoire se fait surtout le relais des dominants ? Quelles formes urbaines pourraient être compatibles avec un aménagement du territoire low-tech et selon quels dispositifs ?
Pour esquisser des pistes de réponses à ces questions, il importe dans un premier temps de préciser la façon dont est entendue la notion de low-tech, ainsi que celle de l’aménagement du territoire (dans ce qu’elle pourrait être davantage que dans ce qu’elle est). C'est l'objet de ce premier article.
Il s’agit ensuite de préciser, de façon plus méthodologique, comment pourrait se structurer un aménagement low-tech, sur quel périmètre, avec quelle organisation politique… C'est l'objet de la partie II : un nouvel objectif pour l'aménagement du territoire : aménager pour agrader l'environnement.
Ce qui amènera à la nécessité de poser quelques éléments sur ce que pourrait concrétiser un tel aménagement, en prenant quelques thématiques – non exhaustives – du quotidien (l’énergie, les transports, l’agriculture, les loisirs…). C'est l'objet de la partie III : vers l'utopie, quelques déclinaisons concrètes de l'aménagement dans une société conviviale : travailler, produire, se nourrir, se loger, se déplacer, s'amuser...
Enfin, dans une tentative d’interroger les pratiques actuelles et de lancer des pistes sur ce qu’il est possible de faire dans l’état actuel des choses, l’article se proposera de donner quelques pistes pour initier ce changement. C'est l'objet de la partie IV : quels leviers activer à court et moyen terme ?
Le low-tech comme nouveau paradigme
Poser l’enjeu de la consommation de toutes les ressources naturelles et pas seulement de l’énergie fossile ou des émissions de gaz à effet de serre est une évidence. La notion de low tech offre une réponse globale face à cet enjeu : en effet elle permet d’envisager de nouvelles façons de répondre aux besoins de la société, voir même de l’organiser. Construire une maison dans un paradigme low tech interroge à la fois les matériaux que l’on va utiliser (au plus proche de là où l’on veut construire, demandant peu de transformation, facile à mettre en œuvre sans engins de chantier…), la morphologie architecturale que l’on va retenir (peu de chance qu’elle soit très haute), la temporalité avec laquelle on va construire (le cycle des saisons sera essentiel tant du fait des conditions climatiques de mise en œuvre de certains matériaux que des cycles de fonctionnement de l’énergie humaine), la façon dont on va aménager les abords, etc.
Le low tech suppose également une réappropriation des savoirs faire : en proposant une simplification des techniques afin d’en augmenter leur durée de vie, il s’agit de simplifier le fonctionnement de la société dans son ensemble. Dans son ouvrage « L'effondrement des sociétés complexes », Joseph Tainter[2] pose que les civilisation complexes tendent à mobiliser de plus en plus de ressources pour répondre aux problèmes précisément posés par la diminution des ressources. La résilience des systèmes complexes est très faible, l’ouvrage « Petit traité de résilience locale »[3] illustre bien cet état de fait : les territoire complexes étant très interdépendants, ils auront du mal à encaisser les crises climatiques qui arrivent. Ce cercle vicieux est inhérent à la complexification des sociétés, et l une approche low tech invite au changement nécessaire de ce paradigme. Elle poursuit notamment l’idée d’une appropriation des techniques par le plus grand nombre, proche de l’idée de convivialité défendue par Ivan Illich :
« J'appelle société conviviale une société où l'outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d'un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l'homme contrôle l'outil. (...)où chacun peut l'utiliser, sans difficulté, aussi souvent ou aussi rarement qu'il le désire, à des fins qu'il détermine lui-même. L'usage que chacun en fait n'empiète pas sur la liberté d'autrui d'en faire autant. (...) L'homme a besoin d'une technologie qui tire le meilleur parti de l'énergie et de l'imagination personnelles, non d’une technologie qui l'asservisse et le programme (...) mais qui (lui) laisse la plus grande latitude et le plus grand pouvoir de modifier le monde au gré de (son) intention. L'outil industriel (lui) dénie ce pouvoir ; bien plus, à travers lui, un autre que (lui-même) détermine (sa) demande, rétrécit (sa) marge de contrôle et régit (son) sens »[4]
Pour autant qu’elle dépasse la seule question technologique, la notion de low tech qui sera envisagé dans la suite de l’article s’inscrira dans d’autres courants d’émancipation, qui sont importants à préciser car ils ont également une justification environnementale. Elle suppose ainsi :
- la fin des inégalités, et donc de leurs outils de reproduction (par exemple l’héritage : si les ressources terrestres sont limitées, elles ne peuvent que se distribuer de façon égalitaire et ne peuvent s’hériter) ;
- la fin de l’exploitation des ressources d’une communauté par une communauté exogène, ce qui implique à priori une réduction assez forte de la propriété privée au bénéfice de la propriété communale (et, entre autres choses, la fin du pillage des ressources des pays du Sud et la relocalisation de ces productions, si elles restent nécessaires, là où elles sont consommées : donc le retour des mines en Occident !) ;
- la fin des rapports structurels de domination (qu’ils soient de genre, de race, de sexualité, validistes…) tant la domination de la nature par l’Homme est intrinsèquement liée à la domination de l’individu sur l’individu et au manque d’empathie quant à la conséquence de nos comportements et actions.

Image : Ivan Illich en train de chiller sur sa terrasse
L’aménagement du territoire ou la valorisation de charges foncières ?
Il ne s’agit pas ici de produire une critique de l’aménagement du territoire actuelle. Celui-ci se résume de plus en plus à de l’urbanisme (entendu comme aménagement de l’espace construit), lui-même se réduisant de plus en plus à la collecte de taxes foncières auprès de promoteurs immobiliers ou de constructeurs de maisons individuelles. Un extrait de l’ouvrage "Le municipalisme libertaire, la politique de l'écologie sociale" de Janet Biehl[5] livre une critique éloquente de l'urbanisme contemporain : « l’urbanisation, ce gâchis immense et informe du capitalisme, dévore les entités à échelle humaine qu’ont été les villes. Les petites communautés sont absorbées par les plus grandes, les cités par les métropoles et les métropoles par d’énormes agglomérations formant une ceinture mégapolitaine. L’étalement, le lotissement, les autoroutes, les centres commerciaux anonymes, les stationnements et les parcs industriels se répandent toujours plus avant dans la campagne. (…) La gestion d’une ville ressemble de plus en plus à celle d’une compagnie. Le succès d’une ville réside désormais uniquement dans le fait d’accumuler des surplus et de fournir les infrastructures nécessaires pour promouvoir la croissance des sociétés privées. Elle aura échoué si elle a un déficit et opère sans efficacité selon les normes commerciales et industrielles. Le contenu éthique de la vie urbaine est remplacé par des critères d’affaires, qui mettent l’accent sur les « bilans » pour stimuler la croissance, c’est-à-dire pour accélérer l’accumulation du capital, ce qui augmente l’assiette fiscale, et en général pour promouvoir une expansion urbaine insensée. »
Un exemple historique complète le propos : la structuration spatiale des classes sociales de la plupart des métropoles, est liée en partie à l’acheminement de la pollution par les vents dominants : « les vents d’ouest sont souvent dominants. En général, les pauvres restent sous le vent, à l’Est. Les riches partent vers l’Ouest. À Bruxelles, c’est le contraire. Les vents d’Est dominent. Et c’est donc à l’Est qu’on trouve le palais de l’impératrice et les beaux quartiers »[6].
L’aménagement du territoire semble peu apte à sortir de la logique de violence qui le caractérise, depuis Haussmann et sa tabula rasa de Paris (au service d’une logique contre révolutionnaire ?), jusqu’aux Etablissements Publics d’Aménagement, en passant par les délires ultra-fonctionnalistes d’architectes prométhéen comme Le Corbusier.
Supposer un aménagement du territoire low tech implique de sortir de cette logique de violence, en refusant de n’être que le collecteur de taxes foncières de promoteurs immobiliers. C’est aussi s’adresser à l’enjeu fondamental de structurer le territoire pour qu’à la fois il agrade l’environnement et qu’il aide la société à allouer les meilleurs usages possibles en fonction des ressources (points qui seront développés dans les articles suivants).
Un enjeu politique davantage que technique ?
Un tel enjeu implique de définir un cadre politique destiné à décider collectivement car il opère des hiérarchisations et des choix qui ont une incidence sur les modes de vie de tout le monde.
Il convient aussi de préciser qu’un tel aménagement supposera des modifications radicales de nos modes de vie, modifications dont la teneur sera esquissée dans le prochain article. Cette question essentielle de savoir et de décider collectivement : « de quoi avons-nous vraiment besoin » impose de mettre en place des modalités de gouvernance d’une échelle spatiale plus humaine, aptes à décider des priorités à fixer sur les ressources locales de la communauté.
De telles réflexions font écho à des concepts qui sont dans le contexte actuel très débattus : la notion de biorégion comme périmètre d’aménagement du territoire dans une société post-énergie fossile ; le municipalisme libertaire comme moyen de gouvernance et d’organisation politique des choix de société. Ces deux propositions offrent des pistes de réflexion intéressantes dans le cadre d’un aménagement low tech.

Image : Murray Bookchin, l'un des pères fondateur de la notion de municipalisme libertaire
[1] Synthèse du Rapport du Programme des Nations Unies pour l'environnement (PNUE) – Mai 2011
[2] Tainter J., 2013, "L'Effondrement des sociétés complexes", Le Retour aux Sources, 318 p. (initialement paru en anglais en 1988)
[3] Sinaï A. et al, 2015, « Petit traité de résilience locale », Paris, Éditions Charles Leopold Mayer, 144 p.
[4] Illich I., « La Convivialité », Seuil, 1973 (titre original : Tools for conviviality)
[5] Biehl J., 1998, "Le Municipalisme Libertaire, la politique de l'écologie sociale", Montréal, Les Editions Ecososicété, 212 p.
[6] Citation de Paul Boino, professeur des universités en urbanisme et aménagement. Spécialiste des institutions locales et des politiques urbaines, il travaille au sein du laboratoire Triangle (ENS de Lyon, Université Lyon 2, Institut d’études politiques, Université Jean Monnet).