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Billet de blog 7 août 2023

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La Maman, la Putain, Thaïs et le Body count

Le « Body count », la porte d'entrée de l'extrême-droite.

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Cela fait quelques jours que je me dis qu'il faut que j'écrive un nouveau billet. La vague Barbie et Oppenheimer étant passée, je cherche un sujet. L'été n'est pas propice aux choses sérieuses, les corps et les neurones sont alanguis. Il faut donc du sérieux mais point trop car la rentrée nous attend avec son quota de lourdeurs. J'ai donc écumé depuis quelques jours les potentiels sujets adaptés à la période estivale et j'ai décidé de vous parler aujourd'hui du "Body count". Let's go dans l'immersion du compteur Linky de la sexualité féminine. Nota : Vous verrez que derrière le ton humoristique que j'emprunte, je parle d'un vrai péril d'extrême-droite caché derrière tout cela. C'est faussement léger, désolé.


Tout d'abord on va commencer par le début : qu'est ce donc que le "Body count" ?

À la base le terme désigne le nombre de personnes mortes dans une catastrophe, une guerre, un génocide. C'est pas très gai. Mais vous vous en doutez, ce n'est pas de cela que nous allons parler ici. Je vais donc m'attacher à la définition slang du "Body count" qui serait un terme venu avec la génération Z (non pas celle de Zemmour ni celle de Poutine, quoique, vous verrez en me lisant... mais celle née entre 1997 et 2010). Wikipédia anglais nous le définit ainsi : « Un euphémisme pour désigner le nombre de personnes avec lesquelles une personne a eu des relations sexuelles.»

Alors déjà pourquoi la génération Z ? Tout simplement car les rapports hommes-femmes, hommes-hommes ou femmes-femmes ont évolué grâce aux nouvelles technologies. Aujourd'hui, il est plus facile de rencontrer quelqu'un, de nouer des relations, qu'elles soient éphémères ou de longue durée via des applications de rencontres de type Tinder et autres. Ce n'est ni un bien ni un mal. C'est une autre façon d'aborder, de rencontrer, de connaître. Parfois des relations virtuelles se créent via des réseaux sociaux plus classiques car dans tous les cas, derrière le virtuel, il y a surtout des êtres humains qui échangent leurs joies, leurs rires, leurs larmes et leurs solitudes. Et des fois ça matche. Ou pas. Tout comme dans les rencontres de la vraie vie. Mais cette accessibilité des rencontres ne demandant pas un réel effort, c'est-à-dire de s'habiller, de sortir de chez soi, d'aller vers les autres, d'affronter les regards donne l'illusion du nombre. Et qui dit nombre dit chiffrage. De là est né le fameux "Body count". Le chiffrage des relations sexuelles que nous pouvons avoir, une espèce de compétition du sexe. Un peu comme si notre corps gardait en mémoire tous les rapports sexuels d'une vie (spoiler : non ce n'est pas le cas).

Tout cela paraîtra limite de la bonne blague potache, du genre le mec qui tient un carnet avec ses conquêtes (hahaha) ou la fille qui aurait une liste de noms associés à une taille de pénis pour chacun (je ne connais personne qui fait ça au passage). Le problème de l'histoire c'est qu'on a des théoriciens d'extrême-droite qui se sont emparés du concept. Ils ont défini des normes et des limites. Bien entendu, comme par hasard, ces normes et ces limites s'appliquent uniquement aux femmes parce qu'il faut comprendre que le pénis a droit de tremper partout.

Mais cette théorie fumeuse qui dicte la valeur d'une femme aux nombres de ses partenaires est surtout relayée par des jeunes et c'est là que cela devient angoissant. Aucun homme de ma génération ne s'est jamais permis de me poser une telle question et s'il l'avait fait, il aurait volé loin et se serait retrouvé dans l'orbite de la Terre, en remplacement de la Lune. Ça c'est dit. Messieurs, vous savez ce qui vous attend si...

Dans ces jeunes, on retrouve bien entendu des Tiktokeurs (le fléau actuel) ou Youtubeurs . On peut citer entre autres Yomi Denzel off dont je vous laisse admirer la prestation grandiose ici :

Illustration 1

https://www.youtube.com/shorts/J-sIACD7C-0

On notera chez lui beaucoup de muscles mais un certain déficit ailleurs. Gonfler la matière grise est toujours plus difficile que de gonfler le biceps. Ce genre d'individu ne manque malheureusement pas sur les réseaux et impacte non seulement des adolescents en pleine crise pubère mais aussi des adolescentes et des jeunes femmes qui se font donc shamer sur leurs corps et leurs vies. On revient au vieux mythe masculiniste de la femme, de la mère et de la putain. Il y a celle qu'on épouse et il y a celle qu'on baise. C'est La Maman et la Putain de Jean Eustache, excellent film que je vous conseille par ailleurs :

Exclu : découvrez la bande-annonce de "La Maman et la Putain" dans sa version restaurée © Telerama

On se rend compte que le petit pseudo-intellectuel bourgeois stupide et coincé des années 70 s'est transformé dans le grand beauf version Musclor de 2023. Au fond même combat, même imbécilité. Rien de nouveau sous le soleil de la masculinité toxique. On recycle les vieux déchets, c'est l'écologie de la pensée indigente.

D'autres illuminés se sont greffés dans l'histoire. Certains vont même à raconter que l'ADN de la femme est modifiée par le sperme de ses partenaires et que le futur enfant aura plusieurs pères. Ça peut prêter à sourire mais n'oubliez pas que le nombre de personnes qui pense réellement que la Terre est plate est en train d'augmenter de manière vertigineuse. Tout est basé sur une étude américaine de 2010 traitant d'un phénomène qui s'appelle le microchimérisme et dont voici la définition simplifiée : « Le microchimérisme désigne la présence chez un individu d'un petit nombre de cellules issues d'un autre individu et donc génétiquement distinctes. »

Je pense que c'est de là, et bien entendu de la mauvaise compréhension et de la déformation de ce principe biologique, qu'est partie la théorie du "Body count" qui s'est ensuite doucement diffusée à travers des canaux d'extrême-droite américaine. Je vous invite à lire ce très très bon article publié par Africa Check qui vous en apprendra pas mal :

Faux, les femmes ne portent pas « l’ADN masculin » de tous leurs partenaires sexuels

Mais toute cette histoire de "Body count" ça génère du clic et les clics c'est de la thune. Du clic pour la propager et du clic pour la contrer. Et certains petits malins ont compris que c'était un sacré business. Une des premières a avoir pigé le truc, c'est l'influenceuse pour Incels, Thaïs d'Escufon. Après la dissolution de Génération Identitaire, elle a dû se trouver une reconversion professionnelle. Après des heures de recherches, elle est arrivé à l'évidence qu'influenceuse était un bon compromis pour elle. C'est un peu comme prêcheuse mais qui se fait de son canapé. Mais influencer qui ? Telle est la question. Après moult réflexions, des brainstorming enflammés, elle a crié tel Chimedar dans son bain à bulles : Eukaré ! (à ne pas confondre avec E=mc2 ). Incel, nous voilà !

C'est quoi donc un Incel me demanderez-vous ? C'est un célibataire qui impute sa prétendue misère sexuelle à toutes les femmes de la planète. Il est souvent très méchant derrière son petit clavier et souffre du syndrome « toutes des putes » compulsif. Il fait la chasse au hashtag #feministe et va y poster sa haine de l'humanité. Pour le coup, il se fait repérer et toutes les femmes sont au courant pour sa virginité. Oui, Bro, on sait.

Parce qu'à ce stade il faut souligner le paradoxe de l'Incel. Pour lui toutes les femmes couchent partout avec tout le monde sauf avec lui. Donc le problème c'est la femme. Pas lui. Et là en mode boomer de Facebook j'ai envie d'écrire un gros LOOOOL (feat smiley MDR).

Cibler l'Incel c'est aussi un peu prêcher aux convertis car il a été démontré que derrière ces aigris, il y avait un véritable réseau d'extrême droite. Il est bon de rappeler ici qu'Europol a rendu en 2020 un rapport annuel dans ce sens, rapport qui est peut-être un peu vite passé aux oubliettes pendant la crise du Covid. Je vous mets ici un article très intéressant dont il faut noter ce passage:

« Ainsi, l’antiféminisme extrémiste s’insère dans les "théories du grand remplacement". "Le féminisme aurait été inventé pour distraire les femmes de leur rôle 'naturel' de mères, et est par conséquent blâmé pour la chute des taux de natalités dans les pays de l’Europe occidentale, ce qui a finalement permis l’immigration", souligne le rapport d’Europol. »

Quand Europol s’inquiète des "Incels", du terrorisme d’extrême droite et des anti-féministes

L'Incel c'est aussi un gros clicker d'extrême-droite. Et comme dit plus haut, le clic c'est du fric (mais c'est pas chic). Et on commence un peu à entrevoir ici que le problème de la sexualité des femmes n'est que prétexte pour arriver au sujet de l'immigration.

Donc de tout cela Thaïs en a tiré un vrai business qui, sous ses apparences de vieille France moisie, est un projet bien ficelé. D'une part, on a des extrémistes Incels qui vont générer du clics et propager les messages nauséeux et d'autre part des gens qui vont vouloir les contrer qui eux aussi génèrent du clic. Et qu'est-ce qui fonctionne bien comme sujet ? Le "Body count".

Illustration 3

Thaïs nous alimente donc les réseaux avec cette notion de "Body count". Elle nous fait des Tik-Toks, des tweets et elle a même un site où, business oblige, elle vend du coaching à l'intention des mecs « biens » de son auditoire pour trouver chaussures à leur pied (hahahaha) avec des filles biens (qui n'existent que dans l'imaginaire du grenier de sa grand-mère). Elle arrive aussi à embrigader quelques hommes qui ne font pas encore partie des Incels.

Thaïs est devenue LA figure féminine du "Body count".

Depuis des semaines, elle alimente donc les RS avec cette théorie qui, bien entendu, n'est pas la sienne comme vu plus haut. C'est juste un piège à cons qui lui permet d'agrandir son auditoire et pas seulement pour vendre du gentillet coaching.

J'ai quand même été voir son site et voilà ce qu'on peut y lire dans la rubrique « Qui suis-je vraiment » :

« Autour de moi, je vois : une africaine en boubou avec un bébé dans le dos, deux femmes voilées en train d’écouter de la musique, un blédard qui me regarde avec insistance et un peu plus loin, un groupe de 5 racailles avec les pieds sur les sièges parlant fort.
Ce jour-là, cette scène me fait réaliser avec violence que le peuple auquel j’appartiens devient actuellement minoritaire sur sa propre terre. »

Donc derrière ses gentils airs de Bécassine moderne et de vraie-fausse influenceuse pour « vieux garçons », on trouve bien un projet politique nauséeux qui est loin d'être caché et qui rejoint le rapport d'Europol de 2020. Car ce qu'il faut retenir de toute cette histoire, c'est que ces idées sur lesquelles on a un peu ri ensemble ici sont, j'insiste lourdement là dessus, un projet politique qui ratisse large et qui ratisse aussi bien auprès de la jeunesse que des plus âgés, aussi bien auprès des hommes que des femmes. Pour chaque fracture chez quelqu'un, il y a un point d'entrée de l'extrême-droite. C'est pour ça que les fact-checkers se cassent les dents car ils n'ont toujours pas compris qu'il était inutile de pointer les gens sans leur apporter une réponse à la fracture que les discours extrémistes viennent combler. On peut bien faire passer pour ridicule quelqu'un qui a peur de se vacciner et qui va ensuite tomber dans la spirale infernale mais ça ne sert strictement à rien à part de renforcer l'emprise. Le remède aujourd'hui appliqué tue le patient, en l’occurrence tue la démocratie et renforce l'extrême. C'est pour cela que l'on s'est retrouvé avec une MLP plus forte que jamais et une Meloni au pouvoir en Italie.

Pour revenir au sujet principal, cette idée du "Body count" qui anime tellement l'extrême-droite au-delà des références citées plus haut s'encadre également dans le digne lignée du Troisième Reich car le but de limiter la sexualité des femmes c'est de créer des parfaites épouses et des hommes guerriers. Là non, plus Thaïs ne s'en cache pas vraiment, la preuve avec cet autre tweet.

Illustration 4

Ici il est nécessaire de rappeler aux plus jeunes et en particuliers aux femmes, le fait que le Troisième Reich s'est caractérisé justement par l'éviction des femmes de la sphère universitaire et politiques. Les femmes étaient présentées comme "les gardiennes de la civilisation". Nous citerons ici les précurseuses de Thaïs telles Leni Riefenstahl ou Magda Goebbels. L'histoire ne manque pas d'exemple malheureusement. Les attaques contre le féminisme ne sont pas des attaques neutres. Ce sont des attaques à visée clairement politique. Et pour perpétrer cela, ce n'est pas non plus une nouveauté que de recourir aux femmes elles-mêmes. Qui de mieux placé pour parler à des femmes qu'une autre femme ? Car dans le public de Thaïs, on retrouve également des femmes ayant eu des expériences malheureuses et qui vont prêter une oreille à ce qu'elle dit, pensant ainsi trouver l'amour et le bonheur. Et oui. 

Toujours sur le site de Thaïs, elle y affiche clairement la cible:

« Grâce à ma chaîne YouTube, je veux toucher un million de jeunes Français afin de leur transmettre l’amour de notre civilisation et de notre peuple. »

Comme déjà dit plus haut, aujourd'hui on vise donc les jeunes. Nous ne sommes plus à l'extrême-droite du vieux borgne. Elle s'immisce auprès de la jeunesse d'une façon bien plus insidieuse qu'avant. Parlez en à vos adolescents. Intéressez vous à ce qui n'est pas forcément visible. Discutez avec eux car ce n'est pas perceptible du premier regard. Les jeunes sont de fait une population fragile car c'est une population non seulement qui a grandi dans la crise du Covid mais qui essaie durement de trouver sa place dans un monde qui tangue. La fragilité, c'est le maitre mot de l'extrême droite aujourd'hui.

En conclusion, derrière la permanente ridiculisation des féministes, du soi-disant « péril Woke » et autres éléments de langages on est face à une véritable inversion des valeurs et un retour en force, non pas d'un discours réac mais d'une idéologie monstrueuse. On gangrène la société sur toutes ses strates et sur toute la pyramide des âges. Ces gens ratissent large et vont aller jouer du violon auprès de toutes les misères psychologiques possibles et inimaginables : hommes célibataires, femmes en souffrance ne sont que des proies pour eux et leurs fractures sont une porte d'entrée pour y planter leur graine.

Derrière les Incels, derrière Thaïs d'Escufon, derrière des influenceurs divers et variés c'est l'extrême-droite extra-dure au relent historique putride qui se cache ; celle importée par les mouvements américains, les pro-vies, les Trumpistes et autres Qanonistes qui s'infiltrent dans tous les maux de la société, parlent aux gens avec les mots qu'ils attendent pour mieux les alpaguer psychologiquement. C'est une armée bien rodée à laquelle nous faisons aujourd'hui face et à laquelle, je pense, nous n'accordons pas l'importance nécessaire. Nous traitons ces éléments comme des épiphénomènes, nous les percevons par leur côté grotesque et nous avons du mal à assimiler que ça peut prendre chez les personnes les plus fragiles qui ne trouvent pas leur place dans la société actuelle. Et j'aborderai d'autres chapitres ici, par exemple le phénomène du film Sound of Freedom (je cherche d'abord à le voir pour le disséquer) ou les mouvements anti-personnes trans. Derrière tout cela, c'est encore et toujours l'extrême-droite américaine qui a réussi depuis la crise du Covid a créer une Internationale des fondamentalistes. C'est une pieuvre à l'échelle mondiale. Aucun continent ni pays n'y échappe aujourd'hui. On doit en être conscient une bonne fois pour toute pour réussir à faire face à cela.

Et je vais clore mon billet par ce message :

«  Informez-vous, prenez cela au sérieux et éduquez vos fils et vos filles pour que jamais personne n'ose demander à une femme son "Body count" et que jamais aucune femme n'ait à faire face à cette question. Combattre l'extrême droite c'est se rendre compte à quel point la pieuvre est ancrée à plusieurs niveaux. N'en omettez aucun. Le combat est partout. »

Force à vous, on continue à se battre sur tous les terrains. On ne lâche rien. Jamais.

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