Episode 1/4 : « J'aimerais mieux avoir une vie de chien »
Episode 2/4 : « On ne parle pas à la police »
Episode 3/4 : « Profesor, ça va ? »
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Episode 4/4 : « La machine judiciaire »
A un moment donné j'ai dû m’assoupir un peu plus longtemps. Je me suis réveillé congelé, emmitouflé dans ma veste, la capuche sur la tête et la fine couverture enroulée autour de moi. J'avais horriblement mal à la tête, ça ne s'arrangeait décidément pas. Je me suis redressé en tenant mon front dans mes mains pour contenir la douleur. Et toujours ce silence. Mon pansement trempé de larmes s’était décollé et pendait lamentablement devant mon œil, retenu par les fils de suture. Sans miroir pour m'aider j'ai essayé sans succès de démêler tout ça. Je me suis rallongé et c'est là que j'ai réalisé que ça allait mieux. Ça va mieux. Mon corps est exténué mais j'ai retrouvé un peu d'énergie, un peu de fraîcheur à l'intérieur. Tu vas te sortir de là. Tu es derrière la porte fermée qui donne sur la salle d’audience. Arrange un peu ton allure. Il n'y a plus personne pour t'aider, tu es seul dans la montagne hostile ; il vente, la nuit tombe, tu dois te débrouiller pour rentrer chez toi. Il ne faut pas se rater. Allez. Les portes s'ouvrent. C'est à toi de jouer maintenant. Tu sais parler. Ça tu maîtrises, tu as l'habitude de parler devant des gens assemblés : c'est ton métier. On va te poser des questions et tu répondras le plus clairement possible. Humble. Docile. Ne pas renvoyer l'image d'un petit con. Ce sera sûrement humiliant mais qu'importe. C'est du théâtre. Ils n'attendent que ça, Monsieur-je-sais-tout qui veut avoir le dernier mot. Non. Tu diras ce qu'on veut que tu dises. Tu feras comme si ça avait fonctionné. Tu parles, oui, tu parles, c'est ça, d'une voix blanche. Cache ta rage. Si tu sors de là, tu te vengeras. Mais d'abord tu diras que tu t'es égaré, votre Honneur, je me suis égaré. Tu diras que tu as compris, que j'ai réalisé, ici, que ce n'était en aucun cas ma place. Tu diras que tout cela t'aura amplement servi de leçon, et si vous pensez qu'il faut me condamner j'accepterai ce que vous déciderez pour moi car je m'en remets à vous et à la justice. Je suis un citoyen honnête qui n'a jamais fait parler de lui. Tu diras que tu t'es laissé influencer, que tu as toujours été modéré au fond, mais vous savez l'Education Nationale, beaucoup de politique, les syndicats, j'ai mis des œillères. Volontairement ou pas j'ai refusé de prendre du recul car j'ai voulu – pour une fois ! – me laisser entraîner, me laisser porter par quelque chose. Tu avais tort. Dis-le. J'avais tort. Voilà ce que tu leur diras, tu avais tort. Tu as compris. J'ai été stupide. J'ai compris votre Honneur. Et tu sortiras. Et tes ami·es seront devant. Tu lèveras le poing gauche et il y aura de la musique qui descendra du ciel. S se jettera vers toi oui, ce sera bien ; et on retournera dans la foule, et on verra de nouveau la fumée noire s'élever là-bas dans le cortège de tête, et on ira voir, encore, jusqu'à ce que l'on nous donne raison, jusqu'à ce qu'on leur donne tort.
Je suis debout la main sur l'œil, l'autre s'agitant devant la caméra de sécurité. Je fais signe pour qu'on m'envoie quelqu'un car je ne peux pas comparaître devant le juge avec les fils qui menacent de lâcher. Un gardien passe dans le couloir. Oui ? Bonjour monsieur, pardon de vous déranger. Regardez, je perds mon pansement. Ma blessure risque de s'ouvrir à nouveau. Pourriez-vous prévenir le médecin ? Je vais voir. Merci. Je vais sortir d'ici. Entre dans leur jeu, Alex. Ils t’ont forcé à regarder les yeux écarquillés mais tu es plus malin qu'eux. J'entends soudainement la voix de M qui m’appelle. Il est dans la cellule à côté de la mienne, je n'avais pas réalisé. Nous prenons des nouvelles l'un de l'autre. Ça a l'air d'aller. Je ne sais pas comment s'est passée sa nuit mais il a l'air de tenir bon. Je ne sais pas si, comme moi, il a perdu pied. On nous apporte le petit déjeuner des commissariats. Toujours ce même jus de fruit mais je m’en délecte cette fois, je prends des forces. Je ne fais plus qu'un avec moi-même et je me suis réconcilié : je n'ai rien fait de mal. Cette voix dans ma tête cette nuit, ce n'était pas ma conscience, seulement la culpabilité, peut-être même la police. Je me sens motivé, excité presque. Je demande à un gardien qui passe si je vais pouvoir m'entretenir avec mon avocate. Il me répond qu'effectivement je la verrai à dix heures, avant de voir le magistrat. Merci monsieur. On vient me chercher pour le médecin. Tournez-vous. Je lui présente mes mains derrière le dos. Les menottes. Pendant que nous marchons silencieusement sur les passerelles, je garde le visage levé vers le plafond pour éviter que le pansement ne pende et ne fasse sauter les points. Devant le cabinet on détache mes liens, comme cette nuit. Il ne s'agit pas du même médecin. Celui-là est grand, vif, assez jeune. Sympathique. Il me refait un pansement digne de ce nom pendant que nous bavardons. Je lui demande de me parler de lui, de son métier. Il travaille exclusivement au dépôt du tribunal, tandis que les médecins de nuit assurent des gardes par-ci par-là, et exercent dans leur cabinet ou à l'hôpital le reste du temps. Il me demande ce que je fais là, bonne question lui réponds-je, bonne question. Il se marre. Qu'est-ce que tu fais dans la vie ? Je suis enseignant. Je lui raconte être venu ici l'an dernier avec des élèves. C'est fou ce qui se passe en ce moment, complètement fou, concède-t-il. C'est pas normal. Il me raccompagne à la sortie de son cabinet. Bon et bien bon courage. Merci. Au revoir. Je sors mais il me rappelle. Attends. Il glisse dans ma poche des sachets de gel hydroalcoolique. Normalement tu ne peux pas sortir avec quoi que ce soit, mais bon ce n’est pas très grave. Ça devrait commencer à te gratter. Si cela devient irrésistible, lave-toi d’abord les mains avec ça. Merci. Bonne chance.
Les mains dans le dos et c'est reparti. Cette fois on ne redescend pas. On prend d'autres couloirs. J'interroge mon gardien. Excusez-moi, vous pourriez me dire où on va ? Pas de réponse. J'insiste un peu plus loin. Pardon mais est-ce que vous pourriez me dire où l'on va ? Je sais pas, qu'il dit. Vous devez quand même savoir si vous m’emmenez en cellule. Ta gueule. D'accord, d'accord, je n'insiste pas. Pas marrant celui-là. Nous arrivons devant un ascenseur. J'anticipe déjà le silence gênant qui va nous envelopper dans la cabine. Les portes s’ouvrent mais l'ascenseur est un peu étrange. Il y a les boutons à droite, et à gauche, une cage. Mon gardien m'y fait pénétrer et referme le verrou. Nous montons. Je lui tourne le dos, il n'y a de toute manière pas la place de se retourner. Nous marchons de nouveau dans des couloirs interminablement blancs, en silence. Nous arrivons au bureau d'écrou par lequel je suis arrivé. J’exulte intérieurement. Libre ! Je sors ! Je sors, c'est fini ! Pas si vite. Mon gardien plaisante avec une collègue du guichet. Il est accoudé, un pied relevé devant lui comme au bar. T'as changé de coiffure non ? C'est pour plaire à qui ? La fille se marre. Mais quel gros con celui-là, c'est pas possible. Je tente d'amorcer une question : excusez-moi ? Excusez-moi ? Qu'est-ce qu'il a encore le monsieur ? Il fait que parler celui-là. Est-ce que je vais sortir ? Tous les trois éclatent littéralement de rire. Ah non monsieur, qui vous a dit qu'on allait sortir ? Je vous jure, parfois, hein. Il me faudrait le nom du conseil de Monsieur s'il te plaît, dit-il à l’une des agente qui regarde dans les dossiers. Elle lui tend finalement une fiche. Bon, quelqu'un l'emmène ? Les voilà qui négocient. En gros, elles et ils ont tous la flemme de m'emmener voir mon avocate et c'est le concours de celui ou de celle qui aura la meilleure excuse. C'est finalement une femme qui était assise plus loin dans le bureau et que je n'avais pas aperçue qui s'y colle. Allez on y va. Nous marchons. Elle est devant moi et j'en profite pour soulager mon poignet en tenant la menotte droite avec ma main gauche. Nous reprenons l'ascenseur, moi dans ma cage, elle devant les boutons. Nous sortons et le voyage continue. J'essaye avec elle : excusez-moi, est-ce que je vais voir mon avocate ? Là on va en reconnaissance de culpabilité monsieur1. Ah bon ? Mais comment ça ? Et bien vous avez reconnu les faits, non ? Donc vous allez rencontrer le magistrat et il vous dira ce qu'il en est. Mais je n'ai rien reconnu du tout ! Ah bon ? Mais vous êtes là pour quoi en fait ? On m’accuse de ne pas m’être dispersé après sommation. Vous verrez ça avec lui monsieur. Là c'est la reconnaissance de culpabilité. Le silence retombe.
1 Article 495-7 du code de procédure pénale : Pour tous les délits, à l'exception de ceux mentionnés à l'article 495-16 et des délits d'atteintes volontaires et involontaires à l'intégrité des personnes et d'agressions sexuelles [...], le procureur de la République peut, d'office ou à la demande de l'intéressé ou de son avocat, recourir à la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité conformément aux dispositions de la présente section à l'égard de toute personne convoquée à cette fin ou déférée devant lui en application de l'article 393 du présent code, lorsque cette personne reconnaît les faits qui lui sont reprochés.
Nous arrivons maintenant dans un cul-de-sac. Il y a plusieurs portes en face de nous, fermées. Sur l’une d’elles on peut lire « Avocats ». Je vais enfin pouvoir comprendre ce qui m'attend. On me fait patienter dans une petite cellule à gauche, où je retrouve F. Profesor ! Ça va ? Ça va. F est préoccupé. Il ne sait pas ce qui l’attend, il a peur. Je lui dis que je ne suis sûr de rien mais qu'on va plus que probablement lui présenter un ou une avocate. Je lui conseille de faire ce qu’elle ou il lui dira et d'insister pour avoir un ou une interprète. Il me remercie. Il me parle encore de certaines choses mais je ne comprends pas bien. Il est question d'un aiguiseur à couteaux, je crois. Mystère. Quoi qu'il en soit, ce doit être abominable. Je ne comprends rien à la situation, alors lui… Voilà que M passe devant nous, menotté, en compagnie d'un gardien. On le place dans la cellule d'en face. On se fait signe. Je crois qu'il demande à être enfermé avec nous mais peut-être l’ai-je rêvé. Nous attendons. Il me dit de loin que son avocat n'est plus le même, que sa copine aurait contacté quelqu'un d'autre. Un gardien finit par ouvrir ma cellule et me demande. C'est moi. Tournez-vous. Le voilà qui me passe les menottes. Il referme la cellule. C'est la dernière fois que je vois F. On se souhaite bon courage. Salut, Profesor !
Je marche instinctivement vers la porte des avocats mais voilà que mon gardien me tire dans l'autre sens. Attendez, je n'ai pas vu mon avocate ! Vous me suivez sans faire d'histoire monsieur. Je proteste. Attendez attendez, on m'a dit que je pourrais m’entretenir avec mon avocate avant de voir le magistrat je ne comprends pas. Le gardien se campe devant moi : vous avez été réorienté. On y va. Réorienté, mais qu'est-ce que ça veut dire ? Vous êtes réorienté monsieur, je vous l'ai dit, ça ne sert à rien de redemander. Il me tire par le bras. Couloirs, ascenseurs, cages, couloirs, escaliers, couloirs. Nous débouchons sur une aile du quartier sécurisé absolument déserte. Nous passons devant une quarantaine de cellules vides et nos pas résonnent dans le silence. À gauche, à droite, à gauche, stop. Me voilà de nouveau dans une cellule individuelle, c'est la même que cette nuit mais en miroir. Le lit est à droite en entrant, les toilettes et le point d'eau au fond à droite. Je m'assois. Je me sens déterminé, je m’attends à tout, même au pire. Je n'ai aucune idée de ce qui va m'arriver. Je ne sais pas non plus pourquoi on m'a de nouveau enfermé, alors que j'étais sur le point de revoir mon avocate. Tout se passe sans moi, c'est assez frustrant, mais tant pis. Il faudra être réactif. Les minutes s'égrènent. On n'entend pas un bruit.
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Etant donné que je suis tout seul il me vient l'idée absolument ridicule de faire des pompes, comme dans les films. J'ai de l'énergie à revendre. Une pauvre pompe et je m’effondre à plat ventre. Finalement, ce n'est pas la grande forme. Je pense aux gardiens qui doivent se payer ma tête dans le local de surveillance. Je commence finalement à compter mes pas, mais il y en a trop, je perds le fil, deux cent vingt-sept, deux cent vingt-huit, deux cent vingt-je-ne-sais-plus-combien, je repars à zéro et décide de compter plutôt mes allers-retours de la porte au mur du fond. C'est mieux. Je fais à ce moment-là une découverte extraordinaire : l'écho est splendide, on se croirait effectivement dans une cathédrale. Je commence à siffler le thème principal de Brazil, dont j'ai déjà parlé. Je trouve ça malin. Soudain quelqu'un crie. Je ne suis pas seul, en fait. J'arrête. Voilà des voix qui approchent et je me colle aux barreaux. Ce sont des agents d'entretien qui discutent dans une langue inconnue. Je les interpelle. Excusez-moi ? Excusez-moi ? L'un d'entre eux me regarde. Est-ce que vous auriez l'heure, s'il vous plaît ? Il hésite mais finit par regarder sa montre. Onze heures. Merci. Lui, je le crois. Cinquante-neuf heures que je suis enfermé, rien que ça. On m’a notifié la fin de ma garde à vue hier en fin d'après-midi et ils n’ont pas le droit de me garder plus de vingt heures sous main de justice. Cela ne devrait pas tarder à bouger. Je m'allonge un peu, puis je recommence à tourner en rond dans ma cage. Enfin un gardien se présente et m'ouvre. Il ne me menotte pas. Vous me suivez ? Je m'exécute. Où allons-nous ? Substitut du procureur. Bingo. Je me rappelle de mon entrevue avec mon avocate. Je sors. Nous marchons une trentaine de mètres et pénétrons dans une sorte de parloir. Des hommes parlent dans des box, face à face, séparés par une vitre de plexiglas. On me fait asseoir. J'attends.
Arrive un homme, soixante ans, soixante-cinq ans. Le vieux dont elle me parlait, peut-être ? Toutes mes angoisses s'envolent. Il me salue rapidement et s'installe en face de moi. Il a un très fort accent du sud-ouest et commence tout de suite par le plus important. Bon, dit-il, on n'a pas grand chose hein. Vous allez sortir. Alors voyons voir, vous aviez trois chefs d'accusation, ils en ont gardé qu'un, d'accord ? Rébellion. C'est pas grand chose, comprenez ? C'est quoi là, à l'œil, vous vous êtes bagarré avec la police ? Non, pas du tout. Je suis de nouveau en pleine possession de mes moyens. Je sais que je vais sortir et que ce guignol va essayer de me baratiner. Je n'entre pas dans son jeu. Comment pas du tout ? La police, elle ne va pas vous taper dessus comme ça pour le plaisir hein, après ils doivent faire des rapports. Vous êtes Gascon, vous, non ? Je lui lance. Pardon ? Vous avez l'accent gascon, dis-je. Ah vous vous y connaissez un peu, vous. Je viens de la capitale du royaume wisigoth, vous savez ce que c'est ? Ma compagne est Toulousaine, aussi. Ah, c'est bien, c'est bien. C'est une belle région. Bon. Revenons à nos affaires. Là, je vous le dis de suite, vous sortez, hein. Vous êtes dehors. Avant, il faut qu'on regarde un petit peu le dossier, par contre. Le procureur a décidé de ne garder que la rébellion, donc il vous reproche encore quelque chose, comprenez-moi bien. Il vous reproche quelque chose mais il n’engage pas de poursuites contre vous. Par contre, ça c'est pour le moment. Vous avez un classement de votre affaire mais sous conditions2. On va voir ce qu'il a mis, tenez voilà le papier. Alors il a enlevé tout ça, dis-donc, il a été sympa, il n'y a presque rien. Il a presque tout enlevé, quoi, hein, je vous le disais : on n'a pas grand chose. Bon alors. Vous vous engagez à ne pas être pris pour le même motif déjà, sinon il y aura des poursuites. Il y a aussi un petit stage à effectuer, je vous conseille vivement de le faire ; vous le faites, et là c'est terminé, l'affaire est classée vous comprenez ? C'est 300 ou 400 euros, c'est une journée, vous allez au stage et c'est terminé. Je vous conseille vraiment d’y aller, quoi, ce serait trop bête ; j'ai pas envie qu'il vous arrive des problèmes, comprenez ; je vois que vous êtes un garçon très bien mais la machine judiciaire vous savez … quand elle est lancée après ça ne s'arrête pas, ça peut aller loin. On en a vu des gens qui ont été poursuivis après qu'ils ne sont pas allés au stage, ça s'est vu. Donc moi je serais à votre place voilà : je ne me pose pas la question, je signe, je fais le stage, j'évite de me faire broyer par la machine judiciaire, je suis tranquille. Je réponds : je ne vais pas signer votre papier3. J'entends tout ce que vous me dites, mais ça fait soixante heures que je suis enfermé, que je ne dors pas, que je ne comprends rien à ce qui se passe. Alors là je comprends ce que vous me dites, vous avez sûrement raison et ce n'est pas contre vous mais je ne signerai pas ce papier. Allons bon, vous n'allez pas signer le papier. D'accord. Silence. C'est l'avocate qui vous a dit ça ? Je ne réponds pas. Vous savez votre avocate, elle n'en a rien à foutre de vous, hein, pardonnez-moi l'expression. Son truc à elle c'est de défendre les black-blocs, alors les gens comme vous, là, c'est pas intéressant pour elle. Moi, je trouve que c'est prendre le risque d'être broyé par la machine judiciaire pour pas grand chose, hein, je vous le disais c'est pas grand chose, rébellion, franchement, bon. Non ? Je demande si, en signant ce papier, je reconnais avoir fait ce qu'on me reproche. Oui bon, évidemment oui, mais c'est sans importance puisqu'il n'y a pas de poursuites. Bon vous ne signez pas ? Non. Je n'ai rien fait, je ne reconnais rien de tout cela. Bon, bon. Monsieur. Je vous le redis au cas où là hein mais si vous ne signez pas, si vous ne faites pas le stage, c'est rien du tout ce stage en plus hein, stage de citoyenneté, 400 euros et vous avez la paix, si vous ne faites pas le stage on peut vous poursuivre. Je regarde un peu le dossier, attendez.
2 Article 41-1 du code de procédure pénale : [...] Le procureur de la République peut [...] adresser à l'auteur de l'infraction qui a reconnu sa culpabilité un avertissement pénal probatoire lui rappelant les obligations résultant de la loi ou du règlement ainsi que les peines encourues et lui indiquant que cette décision est revue en cas de commission d'une nouvelle infraction dans un délai de deux ans ; ce délai est fixé à un an en matière contraventionnelle.
3 Sur la conduite à tenir dans cette situation, voir les conseils de l'avocate dans l'épisode 2/4
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Il ouvre un classeur qui est posé devant lui. Je distingue des photographies en noir et blanc mais je ne vois pas ce qu'elles représentent. C'est un visage, le mien sans doute, filmé par une caméra-poitrine de CRS. Oula. Ah non mais là monsieur… de ce que je vois, vous êtes sûr qu'ils vont vous poursuivre. Aïe aïe aïe. Il est écrit que vous étiez énervé, que vous criiez pour qu'on n'arrête pas un jeune homme qui est un black-bloc, excusez-moi. Il avait un marteau dans son sac et il est connu des services de police. Pardon ? Je demande. Vous pouvez me donner le nom de cet individu ? Bah. Oui, là c'est écrit, hein, N il s'appelle. Je ne connais pas de N. Aucun. C'est du vent ce dossier. Comment c'est du vent, ça justement il faudra le prouver si on vous poursuit ! Je vous rappelle que les agents, là, avec lesquels vous vous êtes peut-être bagarré un peu quoi, ils sont assermentés. C'est vous qui devrez prouver qu'ils se trompent4. Vous avez sûrement raison, monsieur, je vous le répète, je pense que vous avez raison. Simplement, je vais faire confiance à mon avocate. Je ne signe pas ce papier. Désolé. Je ne connais pas de N. Je n’ai rien fait. Bon comme vous voulez. Bon et bien faites le tour par là, on se retrouve là au guichet. Je me lève. Je suis libre. Vous êtes sûr de vous ? Sûr. Le gardien qui m'attend est soudainement très poli. Je tendais les mains vers lui en lui tournant le dos, par habitude. Il n'y a plus besoin de menottes monsieur, c'est fini.
4 Article 431 du code de procédure pénale : Dans les cas où les officiers de police judiciaire, les agents de police judiciaire ou les fonctionnaires et agents chargés de certaines fonctions de police judiciaire ont reçu d'une disposition spéciale de la loi le pouvoir de constater des délits par des procès-verbaux ou des rapports, la preuve contraire ne peut être rapportée que par écrit ou par témoins.
Je retrouve mon substitut du procureur à la sortie du parloir. Il s'obstine : en plus attendez je n'avais pas vu mais vous êtes connu de nos services. En plus ! Alors là vous pouvez être sûr qu'il y aura des poursuites. Je me fige. Comment, connu des services ? Je lui demande des précisions. Ah vous voulez savoir, bon. Retournez dans le box je vais vous montrer. Machine arrière. Je retourne m'asseoir. De nouveau, la vitre de plexiglas nous sépare. Bon là je vois que vous êtes connu de nos services, c'est pas joli joli. Je vous lis ? C'est écrit délinquance sexuelle. Je rate un battement, puis, immédiatement, je m'énerve : de quoi est-ce que vous me parlez ? Je le saurais si j'étais inscrit au registre des délinquants sexuels, non ? C'est écrit monsieur, moi j'ai le dossier, je lis ce que je vois. Il se penche sur le document. Oh pardon attendez, ce n'est pas vous ! Je me suis trompé, c'est celui au marteau, ça, pas vous. Pardon. Bon ça suffit. Je ne signerai pas. Je me lève. Au guichet, le substitut demande à l'agent de photocopier le document sur lequel il est écrit « refus de signature ». Il parle ostensiblement très fort, pour moi en fait. Il faut donner l'original à monsieur, si le parquet décide de le poursuivre il faudra qu'il revienne ici avec l'original, quoi. Voilà. Il se tourne vers moi. Bon vous êtes bien sûr de vous ? Je suis sûr. Bon et bien au revoir, mais si j'étais vous… Au revoir.
Le gardien m'indique courtoisement le chemin à suivre, je le précède. Nous arrivons rapidement au bureau d’écrou. Je passe au vestiaire récupérer mes lacets. J’essaye de les remettre mais je suis trop excité et trop en colère pour y arriver. Je les tiens dans ma main droite au moment où la porte s’ouvre. Le soleil. Mes ami·es sont là. Mon frère est là. S accourt. Je lève le poing gauche. Je suis libre.
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Épilogue
Après avoir bu un verre avec mes camarades, j’ai pris le métro avec S pour rentrer chez nous. Mon téléphone a sonné. J’ai décroché. C’était le substitut du procureur. Il m’appelait pour insister encore une fois. Il m’a donné une semaine pour changer d’avis et revenir signer le papier. Il m'a de nouveau mis en garde contre « la machine judiciaire », mais je ne suis pas revenu signer, et je ne me suis pas rendu au stage. Toutefois, je n’ai pas indiqué les noms des personnages de cette histoire, parce qu’il a réussi son coup, le substitut. Un an plus tard, je redoute encore des poursuites. D’après mon avocate pourtant, il n’y a pratiquement aucune chance pour que cela arrive. S’il y avait eu quelque chose dans mon dossier, on m’aurait poursuivi.
Le soir même je suis allé faire constater ma blessure par une médecin. Je lui ai raconté ce qu’il m'était arrivé et elle a écouté attentivement, sans m’interrompre, en opinant régulièrement pour m’encourager à continuer. Je ne me suis même pas aperçu que je pleurais, sur le moment. Elle m'a arrêté pour stress post-traumatique. J'ai aussi évoqué avec elle la difficulté que j'éprouvais à me concentrer sur une idée d'une part, d'autre part à mobiliser ma mémoire immédiate. Je lui ai demandé s'il était possible que j'aie souffert d'une commotion cérébrale après le choc à la tête. D'après elle, ce n'était pas le cas, ces troubles étaient plutôt liés au choc émotionnel que j'avais subi. Nous nous sommes séparés et elle est restée seule dans son cabinet. Pas longtemps. Je suis revenu frapper quelques minutes plus tard. Je ne me souvenais plus par où j'étais venu. J'étais perdu. J’ai fondu en larmes comme un petit enfant qui a fait un cauchemar.
Les semaines suivant mon arrestation ont été difficiles : la moindre sirène me faisait sursauter et mon cœur s'emballait lorsque j'entendais des pas devant la porte de chez moi. C'est ce qu'ils veulent. Je suis retourné manifester la semaine suivante pour conjurer le sort. Comme si je portais sur moi les stigmates d'une incarcération récente, j'ai été, au milieu d'une foule compressée sur un quai de métro, encerclé et fouillé par des agents de police. Ils n'ont fouillé personne d'autre que moi. Lorsqu'on m'a laissé partir, un agent m'a conseillé de ne pas traîner à la fin du rassemblement.
Pour M, cela a été encore pire. Je l'avais quitté dans le cul-de-sac, lorsque j'ai été réorienté. Il a enchaîné soixante heures de détention et une comparution immédiate. Il a demandé et obtenu un report de l’audience, contre une interdiction de manifester de plusieurs mois ainsi qu'une interdiction de se trouver dans Paris intra-muros. Son procès s'est tenu au mois de décembre suivant. Le procureur réclamait neuf mois d’emprisonnement avec sursis, un stage de citoyenneté et une interdiction de port d'arme - allez savoir pourquoi - pour cinq ans. Il a été en partie relaxé. Reconnu coupable de destruction de bien par le feu, il a écopé d'une amende de deux cent euros.
Enfin, à toi qui sens le vent tourner mais qui as baissé les bras, qui te résignes, qui dis tout haut que « de toutes façons…» ; à toi qui ne veux plus voir, qui ne veux plus lire, qui ne veux plus savoir ; à toi qui as peur ; tu as raison, il y a de quoi. D'ailleurs, le labyrinthe est là tout près. Il est peuplé de créatures monstrueuses, il a ses propres règles et elles sont faites pour toi. Mais si, toi, tu n'es plus là pour dire non, pour dire que cela suffit, pour chanter que nos libertés s'amenuisent au profit de l'ordre, pour chanter que nous sommes encore là, alors qui ?
Ce témoignage est pour toi.