Ainsi donc, les fresques de carabins « à caractère sexiste ou pornographique » -ces réalisations monumentales et le plus souvent obscènes mais que très peu de gens ont vues- seront retirées des salles de garde d’hôpitaux.
Cette interdiction repose sur 3 présupposés :
- que ces images sont des offenses à ceux et celles qui ont vécu des violences sexuelles ou sexistes.
- que ces images entrainent des violences sexuelles ou sexistes.
- voire, dans des esprits confus, que ces images sont des violences sexuelles ou sexistes.
Or, comme dans le cas de Charlie Hebdo ou de Bastien Vivès, cette lecture simpliste méconnait :
- le fait que l’image, et plus largement toute représentation, n’est pas la chose. Et que son effet (par exemple l’excitation sexuelle) signifierait que celui ou celle qui l'éprouve serait coupable de ce qui est représenté.
- le principe de catharsis qui fait que les êtres humains, ces entrelacs de pulsions de vie et de mort dissimulées sous un vernis civilisé (oui, toi aussi, hypocrite lectrice, ma semblable, ma sœur), expriment des fantasmes ou les voit exprimés dans des représentations pour s’en libérer, c’est à dire, précisément, pour ne pas passer à l’acte.
- toute lecture au second degré et plus largement tout humour qui ne serait pas idéologiquement encadré. Ce qui évidemment est un engrenage terrible car, demain, on pourra demander l’interdiction de toute œuvre qui présente la moindre aspérité pour des motifs qui pourront être tout à fait contradictoires, attendu que toutes les susceptibilités sont dans la nature. Ainsi, que pourrait-on dire à quelqu’un dont l’enfant a été violé et assassiné qui demanderait à ce que soit caviardé le passage de M le Maudit où celui-ci explique son impossibilité à ne pas être criminel ?
- l’idée absurde qu’un artiste, un auteur, serait responsable des lectures de son œuvre.
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Il me semble que l’attentat de 2015 aura été sur cette question une date charnière et que nous en subissons aujourd’hui, au sens tellurique, les répliques. Il semblerait que les jeunes générations sont -logiquement car un choc produit des effets- plus sensibles sur ces questions de représentations et qu’elles ont intégré l’idée que s’exprimer doit se faire de manière à ménager toutes les sensibilités.
Il faudrait leur expliquer que cela reviendra à peu près à: se taire.
Au lieu de cela, de nombreux anciens, et notamment sur Mediapart alors qu’ils étaient pour la plupart nés en 68 et ont connu, de près ou de loin, une libération de la parole singulièrement bienvenue, soutiennent cette lame de fond. Oubliant que demain, ce sont leurs opinions, leurs blagues, leurs auteurs qui seront décrétés « blessants », pour une autre sensibilité que la leur, laquelle est du reste probablement aujourd’hui minoritaire dans la société française.
L’enfer puritain est pavé de bonnes intentions. Mais cet enfer ne vient jamais seul, comme tombé du ciel.
A un moment où nous livrons des chars de combat, où le budget de l’armée est augmenté de 400 milliards sur 7 ans, où chaque pas, donc, nous rapproche de la guerre, où la violence monte d’un cran dans nos sociétés sous les contradictions d’un capitalisme devenu insupportable au plus grand nombre, où l’état capitaliste cherche donc à criminaliser toute opposition, il n’est pas inintéressant de constater, concomitamment, une certaine forme de reprise en main des corps et de circulations des idées et des rires avec parfois la complicité active de ceux et celles qui n’y ont probablement, à moyen terme, aucun intérêt.
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Pour qui veut lire quelque chose d’intéressant sur les fresques de salles de garde : https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2009-2-page-13.htm
Quelques extraits :
Sur la signification satirique des fresques :
« Celui qui léchait le cul, il était en train de lécher le cul sur la fresque… le médecin qui était sans cesse en train de demander quelque chose au chirurgien faisait une pipe au chirurgien, tu vois, c’était finement suggéré. »
Sur leur signification anthropologique
« Mais ce langage est aussi et surtout, pour ce qui nous concerne, celui que chacun attribue aux médecins et auquel ils s’exercent dès leurs premières années d’études. Bataille [22][22]Georges Bataille, L’Érotisme, Paris, Minuit, 1957, 310 p. l’a interprété comme une manière pour les futurs thérapeutes d’accéder à l’indifférence par rapport aux organes sexuels notamment. »
« C’est bien parce que l’obscénité est ici un langage, un outil de communication, qu’elle n’apparaît plus comme une fin en soi, comme pourraient le croire ceux qui imputent aux internes une perversité pathologique. »
La conclusion :
« Enfin, et sans d’ailleurs remettre en cause ces analyses, on peut aborder l’exhibitionnisme des internes, et singulièrement celui qui gouverne les fresques, comme un mode d’accès privilégié à la nécessaire régression qui permet aux apprentis médecins de s’opposer au milieu hospitalier et à ses attentes à leur égard. La simple transgression des usages ordinaires autour du corps, ou plus exactement leur inversion caractérise cet apprentissage : à la froide neutralité affective devant les corps dénudés des malades, singulièrement dominée par la maîtrise du désir, dont l’apprentissage est central dans la profession médicale, les internes opposent des corps gesticulants, bruyants, ouverts et impudiques, tout entiers placés sous le signe de la sexualité donc la vie, complétant ainsi les compétences nécessaires à leur efficacité symbolique en tant que thérapeutes. Les fresques en sont un témoin traditionnel particulièrement efficace. »
