Christine Marsan
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Billet de blog 14 mai 2020

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Saurons-nous relever les défis de la transformation ?

La sortie du confinement est là et avec elle son cocktail d’appréhensions pour les uns, pour les autres l’enthousiasme de participer à un nouveau monde et pour quelques-uns encore l’urgence de maintenir le monde tel qu’il était. Ce que ce moment singulier de notre histoire vient pointer c’est à la fois la diversité des réponses humaines comme aussi notre rapport particulier au changement.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La sortie du confinement est là et avec elle son cocktail d’appréhensions pour les uns, pour les autres l’enthousiasme de participer à un nouveau monde et pour quelques-uns encore l’urgence de maintenir le monde tel qu’il était.
Au point, que les prospectivistes face à l’imprévisible qu’a démontré le Covid, se retrouvent bien marris pour définir à quoi va ressembler notre futur qui risque bien d’être pluriel[1] et donc d’apporter une diversité de réactions et de possibles.
Ce que ce moment singulier de notre histoire vient pointer c’est à la fois la diversité des réponses humaines comme aussi notre rapport particulier au changement.

La diversité humaine pensée

Nous débuterons par un éclairage de cette pluralité.

Le modèle de la Spirale Dynamique permet de comprendre la raison pour laquelle il peut y avoir en un même moment de l’histoire diverses réactions concomitantes et hétérogènes sur un même territoire.

L’auteur initial de ce modèle, Clare W. Graves[1], professeur de psychologie, a cherché à développer une théorie permettant de réconcilier les approches évoquant l’évolution de la nature humaine et celle de la maturité psychologique des individus. En croisant de nombreux modèles, il est parvenu à mettre en place une modélisation cohérente qui présente la diversité de l’humanité au travers de niveaux d’existence. Ceux-ci permettent d’appréhender la complexité du monde au travers de grilles de lecture, de valeurs différente[2] qui conditionnent des comportements parfois incompatibles (exemple : la représentation de la liberté).

Cette théorie nous permet de saisir la diversité des réponses individuelles et collectives à un même stimulus, comme en ce moment avec le Covid. Selon les valeurs qui nous animent et qui sont à la fois le fruit de notre culture, de notre éducation et aussi de ces niveaux d’existence, nous appréhendons une situation aussi singulière très différemment et bien entendu nos réponses et comportements peuvent alors se retrouver en confrontation les uns avec les autres.

L’intérêt est donc d’avoir des boussoles interprétatives des différences pour être en mesure de gérer collectivement des comportements individuels et de groupe.

Evoquons à titre d’exemple la variété des comportements passé au crible de la Spirale Dynamique.

Pandémie et niveaux d’existence

 Repassons le fil de cet évènement singulier au crible de la grille de lecture de la Spirale Dynamique et voyons quelle compréhension nous pouvons en tirer.

Tout d’abord, il y a eu l’annonce du Covid et plus tard celle du confinement.

Le choc, la sidération[3] de la pandémie a arrêté tout le monde, net. La prise de contact planétaire avec la santé, le danger pour chacun potentiellement, l’imminence potentielle de la maladie et de la mort a fait revenir au niveau beige (celui de la survie) la majorité des êtres humains. C’est pour beaucoup encore le siège des peurs, voire des phobies de l’autre, nous avons vu, dans les tous premiers jours, des réactions de rejet des asiatiques. Ceci ravivant des traits (beige) de survie et (rouge) d’impulsivité et de violence dirigés contre autrui.

Puis, rapidement, c’est aussi le retour aux croyances de la pensée animiste et magique (violet), se tournant vers les méditations, les suggestions de la pensée magique et les conseils des peuples premiers pour éclairer cet avenir incertain. C’est également le besoin de reliance, d’appartenance, de sécurité du nid, nombreux sont ceux qui ont choisi de revenir dans leurs familles pendant le confinement.  S’installe alors un retour à la matrice, un repli utérin dans le foyer familial et avec les lui les symbioses avec les proches – ou à l’inverse les violences (nous y revenons à la suite) – et des peurs à ressortir. L’angoisse de l’extérieur est devenue prégnante au fur et à mesure des semaines. L’incertitude d’un « monde d’après » pluriel et imprévisible inquiète et réveille les angoisses individuelles qui s’apaisent par les liens développés notamment par les réseaux sociaux. Cela permet de faire communauté de lien et de sens. Et pour ceux et celles qui n’ont jamais cessé leur activité cela représentait aussi une bulle d’oxygène.

Il y a également, dans les débuts surtout, l’insouciance individualiste (orange) avec les promenades sur la plage ou au bord des quais de Seine ou d’ailleurs, « cela ne nous concerne pas et nous n’allons pas nous priver de liberté ». Et également quelles exactions, vols, trafics, malveillances physiques et virtuelles et surtout des violences domestiques (principalement sur les femmes et les enfants) accentuées par la cohabitation forcée et longue (rouge). Alors l’État a apporté une réponse institutionnelle (bleue) avec les mesures de confinement de plus en plus strictes - l’autorisation de sortie, rappelant tristement les moments de l’Ausweis - au fur et à mesure des « désobéissances/inconsciences ». Individualismes (orange) et virulences (rouge) se confrontent aux durcissements institutionnels. Cette réponse institutionnelle peut aussi être vue comme (rouge/bleu) car elle est à la fois contenante, édictant une règle pour tous, cherchant à contenir les violences ou impulsions individualistes mais en passant en mode autoritaire, elle s’apparente au (rouge). Les attitudes de délation[4], avec la protection de l’anonymat nous rappellent aussi de bien tristes moments du XXeme siècle et posent aussi la question de l’autorégulation civile.

Nous vivons alors un moment liberticide fort et où tous les pouvoirs sont concentrés – ce qui est spécifique des temps de crise[5] : un leadership fort pour tenir le groupe ensemble – ce qui revient à régresser sur la qualité démocratique des débats (liberté développée en Orange) et modalités de concertation développées en mode (Vert).

Face à ce moment inédit de notre histoire humaine, des propositions commerciales (orange) ont vu le jour mais ont été marginales, ce fut plutôt le déferlement d’offres solidaires (vert) visant à se relier, s’entraider, trouver des modalités pour améliorer le vivre ensemble. Il est question d’apaiser les peurs, les tensions et de favoriser des perspectives et une sortie de crise vers un « monde d’après ». Coopérations physiques et virtuelles se mettent en place. Les réponses numériques (jaune) apparaissent, cela permet un saut de compétences numérique. Les plus frileux face au digital, par conviction et engagement idéologique (vert), sont obligés de s’adapter faute de rester condamnés au confinement et de ne rien « voir » de ce qui s’élabore. Un confinement dans le confinement.

Le numérique a permis des reliances massives et quasi immédiates pour penser le monde d’après[6], plusieurs évènements ont eu lieu dont certains internationaux visant à penser et agir pour le futur proche et plus lointain. Ce fut aussi un déferlement de vidéos individuelles dans lesquelles chacun montre son extime, donne son point de vue sur « demain » mêlant alors le besoin narcissique / égotique de visibilité personnelle (orange) avec un élan (vert) de soutien à autrui.

Une sortie agitée et plurielle

Nous comprenons bien que la sortie du confinement va être aussi agitée que plurielle – voire plus – au travers des comportements de chacun que ne le fut l’entrée.

Certains vont se ruer sur la consommation à outrance pour contrebalancer les effets de l’enfermement (orange), compenser les vacances de l’être par les illusions de l’avoir, d’autres vont mettre toute l’énergie à reprendre leur activité (orange) et nombreux engageant leur survie économique (beige).

Un exode citadin est à envisager et les écolieux (vert) et autres espaces ressource dans la nature risquent d’être envahis et les départs des villes massifs. Ce qui posera un certain nombre de questions pragmatiques : le rêve pourrait se frotter à une réalité plu rugueuse qu’il n’y paraît.

Les applications, drones ou puces de surveillance (rouge/ bleu) seront tellement tentants à mettre en place que revenir en arrière vers des débats démocratiques et éthiques semble bien illusoire.

Alors peut-être certains, en appétence d’un nouveau monde, distinct du précédent, vont-ils réussir des convergences matures pour proposer des pistes réalistes (vert/jaune) ?

 Sans compter les acteurs qui ont besoin que le business redevienne comme auparavant, envisageant même davantage d’heures de travail pour compenser (orange) les manques de performance. 

La criminalité (rouge) prendra encore de nouvelles formes. Car nos villes, désertées actuellement de la majorité des citoyens, ont vu leurs rues et parcs devenir les espaces de délinquance accentuées, sans intervention des forces de l’ordre.

La créativité pour s’organiser économiquement via les moyens digitaux (jaune) pour anticiper les faillites amènera des recompositions de périmètres d’activités, engagera la coopération et l’innovation managériale.

Donc, un florilège de besoins et de valeurs fort différents qui vont se côtoyer, espérons qu’ils ne s’affronteront pas, sous l’emprise de la peur[7].

Car, face à ces incertitudes, nombreux sont ceux qui voient arriver le déconfinement avec appréhension, une sorte de spleen du confort du foyer, semblable à celui d’un accouchement. En effet, pour certains cette gestation se traduit par une renaissance.

L’extérieur est devenu dangereux. Il aura fallu deux mois pour modifier les comportements de nombreuses personnes. La résilience voudra un retour à la situation « normale » pour oublier au plus vite ce traumatisme, toutefois, ces deux mois auront marqué les esprits durablement.

Les graines d’une transformation profonde sont semées même si la première urgence pour nombre d’acteurs économiques sera de renouer avec une activité recouvrée.

Et cela pose alors la question épineuse du changement et des réelles transformations.

Ceux qui aiment la paix doivent apprendre à s'organiser aussi efficacement que ceux qui aiment la guerre.

Martin Luther King

Comment ne pas retomber dans les mêmes schémas ?

L’urgence économique repousse la transformation en profondeur de notre société dans le moyen et le long terme. Toutefois, là encore les priorités de chacun diffèrent selon leurs valeurs et leurs nécessités. Ainsi, la question que nous pouvons nous poser est la suivante : le Covid et son corrélat le confinement nous ont-ils conduit à de réelles métamorphoses ou sommes-nous tombés dans les pièges des processus du changement ?

Le modèle de référence classique pour rendre compte du processus de changement individuel et transposable au collectif est basé sur les travaux d’Elisabeth Kübler-Ross[8]. Nous empruntons à ValueMach, ce schéma qui illustre bien là aussi la pluralité des réactions face au changement et permet de comprendre cette cacophonie d’informations, d’avis, de décisions et d’actions.

Il y a plusieurs trajets face au « traumatisme » que nous venons de vivre : la première réaction est d’être dans le déni et de mettre toute son énergie à reprendre le business « as usual ». Pour des raisons marketing, il va d’ailleurs se nommer « new usual », une bonne manière de « vendre » de l’ancien en le marketant sous l’illusion du nouveau.

Dans le schéma ci-dessous, cela revient à passer du niveau « alpha » ou « nouvel alpha », d’un état A à un état B, mais qui est sensiblement la même chose. La recherche psychologique primordiale de cette attitude est de retrouver l’équilibre au plus vite, d’éviter l’instabilité et surtout la remise en question, individuelle ou collective. On relooke et on ne change rien. L’intelligence est utilisée pour maintenir le statu quo. Et cela se traduit souvent par l’agitation face à l’instabilité pour retrouver au plus vite l’homéostasie.

Source : ValueMach

Le deuxième trajet proposé, « Béta – Flex et New Alpha » correspond au fait d’avoir entamé le trajet cognitif et émotionnel du deuil relatif à une situation qui est reconnue comme étant révolue et dont le futur (new alpha) ne pourra jamais être à l’identique de la situation précédente. Ce qui fait dire à certains qu’il y aura un avant et un après Covid. Toutefois, l’inconfort notamment du confinement pousse les personnes à utiliser leur intelligence et leur énergie à trouver des solutions sans faire le trajet émotionnel de déconstruction. Elles apporteront des méthodes innovantes mais qui restent majoritairement dans le même modèle, le même paradigme. L’outil change mais pas le contenu.

Il y a davantage de changement que dans le premier trajet, toutefois, à y bien regarder, cela reste encore assez de la même chose.

Ce que Paul Watzlawick[9] théoricien du changement de l’Ecole de Palo Alto, avait qualifié de changement de niveau 1[10]. C’est-à-dire croire que nous changeons mais en poursuivant le même élan que le modèle précédent. Des innovations sont trouvées, mais la transformation de fond n’a pas encore eu lieu. C’est un changement dans la continuité, il s’opère dans le même système (de normes, de valeurs...) tout en pensant l’avoir modifié.

Ainsi le troisième trajet proposé « Alpha – Gamma – Delta et New Alpha) correspond-il au changement de niveau 2 de Watzlawick, un réel changement de paradigme. Il s’agit d’un changement de rupture. Il est question de modifier en profondeur le système lui-même.

Pour y parvenir, seule une descente dans les abysses de la transformation intérieure profonde conduit à cette métamorphose. Ce que Carl Gustav Jung nommait individuation.

Il faut comme le dit l’expression populaire, « avoir touché le fond », être descendu dans ces espaces où tout notre système s’écroule, nos repères sont ébranlés et revisités pour que quelque chose de profondément nouveau puisse advenir. Et pour ce faire, il faut accepter la descente dans les abysses émotionnelles.

Et comme nous n’y sommes pas préparés, nous n’avons pas le mode d’emploi alors nous cherchons à l’éviter.

 Conclusion

 Ce moment singulier que notre humanité traverse vient confronter notre rapport au changement, notre capacité à nous remettre profondément en question et ensuite à revisiter les modèles dans lesquels nous avons développé nos activités : ce qui fait société, ce qui fait démocratie, économie, politique, etc.

Et nous voyons que la majorité des personnes va choisir la première trajectoire, quelques-uns ayant compris les enjeux vont entamer la deuxième voie et répondre encore par des processus à des transformations fondamentales existentielles et ontologiques. Et une poignée s’engagera courageusement dans la métamorphose profonde et complète, gageant sur une alchimie intérieure pour une alchimie collective.

C’est la raison pour laquelle dans un court terme les changements ne seront pas très apparents et des résistances et réactions, sans doute violentes, viendront confronter les diverses visions du monde et surtout les modalités de réponse proposées par les différents niveaux d’existence (Spirale Dynamique) des citoyens. Des replis et des retours en arrière face à la complexité du monde seront les manifestations visibles du monde à venir. Les médias grand public relayant surtout les attitudes du premier trajet, occasionnellement celles du deuxième trajet. Seuls les médias indépendants se risquent à relayer les voies émergentes.

 Pour autant celles et ceux qui auront entamé une mutation profonde de leur manière d’être ne seront plus dans des attitudes visant à convaincre leur entourage mais apporteront une qualité de rayonnement qui modifiera leur leadership et leur influence sur leur environnement. C’est leur alignement et leur éthique qui donneront envie et rassureront dans un moment turbulent et chaotique. C’est alors, par contagion, que d’autres accepteront de s’engager dans le périple du changement en profondeur pour co-créer des solutions réellement inédites et répondant aux problématiques collectives.

Christine Marsan, 5 mai 2020.

[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Clare_Graves

[2] https://intelligencecollectiveconsciente.wordpress.com/2018/06/25/spirale-dynamique/?fbclid=IwAR1Pm8btWtOFV0iWHbX2yjB2fVJDT1-SMbe-xTy9emQu4FEJlMEmkWDJvck

[3] En lien avec les étapes du deuil d’Élisabeth Kübler-Ross.

[4] https://france3-regions.francetvinfo.fr/grand-est/bas-rhin/strasbourg-0/coronavirus-gens-confines-se-prennent-policiers-appels-au-17-delation-explosent-strasbourg-1812200.html?fbclid=IwAR0xjpK-mqurRrJFRKk_xL0RtB1DYC-jnOS11j0D5Am0x3U8q3aRpebdksI

[5] https://conformismemediassociaux.wordpress.com/approfondissements/ ; expérience sur l’autorité détaillée dans C. Marsan, Composer avec les conflits, Editions Arno, 2019. http://www.arnoeditions.org/catalogue/management-cooperation-composer-avec-les-conflits et aussi : https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=CXldDwAAQBAJ&oi=fnd&pg=PA15&dq=Expérience+de+Muzar+Sherif+et+leadership&ots=FsGLUKNTE7&sig=g3vhgIGnnB2wLmzPle5OJAnEkXA#v=onepage&q=Expérience%20de%20Muzar%20Sherif%20et%20leadership&f=falseet aussi : http://patrick-fournier.com/d/cours13-3140.pdf

[6] Un exemple : https://www.facebook.com/groups/theviralopenspace/?fref=gs&dti=331139744247279&hc_location=group

[7] https://blogs.mediapart.fr/christine-marsan/blog/270420/de-la-pandemie-de-peur-la-contagion-de-la-resilience

[8] C. Marsan Réussir le changement, DeBoeck, 2008.

https://www.deboecksuperieur.com/ouvrage/9782804156282-reussir-le-changement

[9] http://lirsa.cnam.fr/medias/fichier/pwatzlawicketalchangement__1262880558169.pdf

[10] http://www.palo-alto-et-compagnie.com/logique-du-changement/

[1] https://blogs.mediapart.fr/christine-marsan/blog/290320/demain-sera-ce-que-nous-en-ferons-et-pourrait-etre-pluriel

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