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Billet de blog 28 septembre 2010

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Chroniques newyorkaises #3

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LET THE GREAT JAZZ SPIN

• Dimanche 19 septembre 2010.
Je reprends ce journal là où je l’avais laissé il y a huit jours. À Park Slope, chez Sean Wayland, pour encore quelques heures. J’en ai ma claque de cet endroit où je ne peux pas jouer et où je dors mal, et de ce quartier hors de prix... Il est temps de retrouver Harlem, et je décide de quitter ce studio un jour plus tôt. Le temps de faire le ménage, et mes affaires, j’appelle le car-service du coin à 18 heures. Je suis chargé comme une mule et n’ai pas la force de me taper le long trajet en métro avec un changement. La course jusqu’à Harlem coûte $ 35. Avec une pointe de culpabilité pour cette dépense de luxe, je laisse les clefs au Déli du coin et m’installe dans la grosse Lincoln noire qui va bientôt filer à vive allure sur la voie rapide qui mène au Brooklyn Bridge, puis la FDR Drive qui longe Manhattan sur son versant est, le long de l’Est River. Samedi en fin d’après-midi, la circulation est fluide et je ne peux pas m’empêcher de penser aux personnages du dernier roman de Columm McCann, Let The Great World Spin (traduit laborieusement : Et que le vaste monde poursuive sa course folle).
En quarante minutes, je suis arrivé dans le block où j’ai passé trois années merveilleuses avec Thomas Bramerie et quelques roomates hauts en couleur, de 2002 à 2005. Que c’est bon de retrouver les enfants d’ici, les étales de fortunes, les vieux qui conversent assis sur ces trottoirs animés où je reconnais des visages familiers, des jeunes hommes que j’ai connu adolescents, et des adolescents que j’ai vus enfants. Un autre monde par rapport à Park Slope.
Difficile pourtant de ne pas voir que ce monde-là — sans lequel le jazz ne serait probablement pas — est désormais en sursis, sur le point de s’éteindre complètement au profit d’une ville désincarnée. De nouveaux immeubles se sont dressés en force à chaque coin de rue, écrasant de leurs statures hideuses les humbles bâtisses construites il y a plus de cent ans, et pourtant si robustes. Tous ces nouveaux bâtiments rivalisent de prétention et ont tous l’air d’intrus ici. Ils ne sont pas encore habités qu’ils présentent déjà un visage vulgaire et fatigué. On devine que chaque poignée de porte, chaque fenêtre, chaque pommeau de douche, probablement jusqu’au ratio eau/ciment, ont été négociés au rabais pour dégager toujours plus de profit. Tout ça va très vite — et très mal — vieillir, mais le mal sera fait ; la métamorphose en profondeur du dernier quartier populaire de Manhattan. Les petites lampes ridicules, les gardiens assoupis des halls aseptisés, et les balcons mal agencés contribuent à cette impression de hold-up à grande échelle et tous ces ratages architecturaux sont autant de cicatrices d’une chirurgie monstrueuse qui aura eu raison de ce dernier bastion.


Je monte mes affaires chez Shawn qui n’est pas là, et repars aussi sec pour la cantine des îles Barbade qui est à un block de là et où j’ai eu mes habitudes. Mis à part quelques cheveux blancs et quelques kilos en plus, rien n’a encore changé ici, même pas les prix. Moi peut-être, car on ne me reconnaît pas. Je commande mon dîner ; Oxtail, macaroni cheese and cabbage (ragoût de queue de vache, gratin de macaroni, et choux). Je remonte chez Shawn, mange en quatrième vitesse, galvanisé par ces retrouvailles, avant de filer downtown pour écouter le groupe du bassiste de Eight Fragments of Summer, Joe Sanders, qui joue à la Jazz Gallery. Déception face à un quartet qui ne prend pas, en dépit des gros moyens de Logan Richardson, Luis Perdomo et Rodney Green. Joe a manifestement fumé le joint de trop et l’ensemble souffre de ce leadership contrarié. Dommage, car on sent un potentiel sans limite.
Dimanche matin, je vais retrouver Lisa pour un brunch au Blue Smoke, le restaurant qui se trouve au dessus du Jazz Standard, sur la 27e rue entre Park Avenue et Lexicton Avenue. Puis nous partons à pied sous une pluie fine pour l’exposition qui se tient mid-town sur la représentation médiatique des mouvements sociaux de la fin des années soixante aux États-Unis. Très bien foutu et instructif. Difficile de ne pas voir l’analogie avec la manière dont Fox News traite l’actualité politique américaine aujourd’hui. À 17:30, je remonte à Harlem, fais quelques courses, et rentre cuisiner les lasagnes que Shawn avait coutume de venir manger quand nous étions encore au coin de la rue.
Lundi. Je suis censé retrouvé Bruce Barth pour un déjeuner à Prospect Park et peut-être faire une session à quatre mains chez lui. Je lui ai apporté un bonne bouteille de Crozes Hermitage depuis Paris. Malheureusement, il décommande. Il a un problème à l’œil et un rendez-vous chez l’ophtalmo. Du coup, je passe la journée à me balader dans Harlem. Je déambule sur la 125e — les Champs-Élysée locaux où trône fièrement l’enseigne de l’Apollo Theater — à la recherche de tee-shirts pour Ferdinand, mon neveu, qui fête ses quinze ans ces jours-ci. En vain. Je redescends sur Madison Avenue, traverse Marcus Garvey Park où j’ai une pensée pour l’immense Hank Jones disparu il y a peu et que j’avais entendu ici en plein air il y a six ans dans un quintet en or massif qui comprenait Franck Wess, Jimmy Health, Peter Washington et Dennis Mackrel. Cet après-midi-là, plusieurs groupes s’étaient succédé sur cette scène ouverte, et pendant ce dernier set inoubliable, tous les musiciens s’étaient assis en fond de scène sur des chaises disposées en rond derrière le groupe, comme dans une réunion familiale du dimanche.


Le soir, je vais écouter le groupe du batteur Adam Cruz à la Jazz Gallery. Ils rôdent une musique très personnelle qu’ils vont enregistrer deux jours plus tard à Systems II. Sur scène, un all star avec Steve Wislon (alto), Chris Potter (tenor), Ben Street (contrebasse), Steve Cardenas (guitare) et Ed Simon (piano). Au deuxième set, c’est Miguel Zenon qui succède à Steve Wislon qui ne tarde pas à rentrer chez lui (ils se partageront le répertoire aussi pendant les séances). Il s’est levé à 6:00 du matin pour aller enseigner hors de NY et la journée commence à peser sur ses épaules. Cela ne l’a pourtant pas empêché de me consacrer un long moment à la pause pour discuter des affres de la vie new-yorkaise. Cet homme est vraiment délicieux. Dans le métro qui me ramène à Harlem, je savoure ma chance d’être là et de vivre ces moments suspendus.
Mardi en fin de matinée, on frappe à la porte. C’est l’Exterminateur, celui qui tient les très gros cafards, petites souris et gros rats, à distance. Je suis en train de préparer le déjeuner pendant qu’il déploie son attirail. C’est un homme d’une petite taille au teint pâle, à l’air malade. Je le vois sortir de sa sacoche tout un tas de bombes, pulvérisateurs et bouteilles sans étiquette. En même temps qu’il entreprend son minutieux génocide, il nous explique qu’il a beaucoup pratiqué l’haltérophilie, et s’il ne souffrait pas de la maladie de Crohn, il serait sans doute champion du monde aujourd’hui. D’ailleurs, nous devons absolument voir le documentaire consacré à Schwarzenegger et ses exploits du temps où il était champion du monde. C’est un film qui l’a beaucoup inspiré, motivé et lui a donné l’espoir d’y arriver un jour. Notre homme ne pèse pas plus de 55 kilos. Pendant qu’il nous parle, il atomise patiemment tout l’appartement, ouvre tous les placards, passe des produits sur tous les coins, derrière les machines à laver, le réfrigérateur... tandis que j’épluche les légumes. Il faudra laver les ustensiles et les casseroles au karcher, car il y a probablement dans cette cuisine de quoi tuer tous les cafards de la côte Est.
En début d’après-midi, je trouve les tee-shirts que je cherchais et d’autres petites choses pour Pauline, Nola, et les Catalans Neï, Théo et Denzel, dans un grand magasin de produits asiatiques à Soho, sur Broadway. Je ne dois pas oublier mes autres neveux et nièces, et j’y reviendrai sans doute bientôt. Je prends le métro pour Brooklyn à Canal Street. C’est l’anniversaire de Jérôme et je passe l’après-midi chez lui à écouter de la musique (dont les mises à plat de Rayuela qu’il apprécie) et le début de soirée où nous dînons de délicieuses côtes de porc préparées par Michèle, sa compagne, et d’une bouteille du même Crozes Hermitage, la petite soeur qui leur était destinée. Puis nous filons lui et moi retrouver Diego à Fifth Estate. Il nous a proposé de faire son gig hebdomadaire avec l’excellent Johannes Weidenmuller à la basse et le non moins talentueux Nate Radley à la guitare. Je vais enfin reposer mes mains sur un instrument, en l’occurrence le Fender Rhodes de Diego, après presque une semaine de pause. Très bon set où nous jouons quasi exclusivement la belle musique de Jérôme, dont plusieurs nouveaux morceaux que je ne connaissais pas. Michèle a apporté le gâteau que de nombreux musiciens venus jammer vont se partager. Des visages qu’il fait bon revoir ; Dave Smith, Adam Kolker, Alexis Cuadrado... Nous quittons l’endroit à 2:00 du matin, et je passe la nuit chez Jérôme qui habite à un block de là plutôt que de subir deux heures de métro pour remonter à Harlem à cette heure-ci.


Le lendemain, je procède à mes envois de cadeaux depuis la poste de la 9e rue à Brooklyn et nous déjeunons avec Jérôme dans un restaurant bio de la 5e avenue, complètement boboïsée. Retour à Manhattan en début d’après-midi. Je m’arrête à la 72e rue et pénètre dans Central Park que je remonte à pied. Un régal, comme toujours.
Jeudi, je loue un studio à Michiko pour travailler un peu, où je croise Dana qui répète avec entre autres Donny McCaslin et Gary Versace. Puis je file à pied chez François Zalacain, le patron de Sunnyside (et comme chacun sait, le meilleur producteur du monde). Il va sortir le disque de Rayuela. C’est un grand bonheur de retrouver cet homme cultivé, intelligent et simple, qui garde toujours le même enthousiasme et le même désir pour cette musique. Alors que le monde du jazz est sinistré par une économie et des ventes en berne, c’est vraiment réjouissant — et impressionnant — de voir qu’il est toujours là, constamment à l’affût de nouveaux talents. Je repars de chez lui chargé de nombreux disques (dont le dernier Guillermo Klein) que j’ai hâte d’écouter.
Le soir, je retourne à la Jazz Gallery. Cette fois, c’est le quartet d’un jeune altiste de Chicago fraîchement débarqué ici, Greg Ward, qui présente la musique de son premier disque accompagné ce soir-là par David Bryant au piano, Joe Sanders à la contrebasse et Damion Reid à la batterie. Quelle rythmique (exactement celle de Eight Fragments of Summer), et quel plaisir de retrouver Joe en pleine forme, toujours présent aux défis improbables que lui tend un Damion survolté... Encore un concert qui me charge de l’énergie galvanisante si propre à cette ville.
Vendredi, je retrouve Katsu dans son studio à Avatar et le jeune batteur Guilhem Flouzat dont nous mixons le premier disque que nous avons enregistré il y a un mois à Paris avec Antonin-Tri Hoang à l’alto, Ben Wendel au tenor, Michael Valeanu à la guitare, et en alternance à la contrebasse Matteo Bortone et Simon Tailleu. Il y a aussi le pianiste Tigran Hamasyan qui est invité sur deux morceaux. Nous y passons une grosse journée jusqu’à 23:00 avec un Katsu toujours aussi efficace, concentré et adorable. En écoutant ces morceaux pleins de fraîcheur, je mesure le chemin parcouru par Guilhem qui fut mon élève il y a cinq ans à l’Edim et qui entame sa deuxième année ici à la Manhattan School. Chapeau, jeune homme !


Samedi, j’emmène Shawn voir Fela, le Broadway show consacré au grand musicien nigérian disparu en 1997. J’avais très envie de voir ce spectacle dont la chorégraphie est signée du grand Bill T. Jones. Je n’ai pas été déçu par ces évocations très poétiques des moments marquants de la vie de Fela Kuti, et les danseurs et danseuses sont absolument phénoménaux. Il faut aussi mentionner les très beaux costumes, et surtout un excellent groupe sur scène qui, tout en restant fidèle au son de cette musique, joue avec un engagement et une cohésion remarquables. Dana remplaçait au trombone et c’est grâce à lui que j’ai pu obtenir des places à moitié prix. En tout, trois heures de spectacle (avec un entracte) durant lesquelles, à part quelques petites longueurs, on est cloué sur son fauteuil sans voir le temps passer.
En fin d’après-midi, je retrouve des amis de mes parents de plus de quarante ans, les Dahlman, qui célèbrent Yom Kippour dans un bel appartement de l’Upper West Side. Ambiance très chaleureuse et détendue, où on ressort des photos de moi à... cinq ans ! Je discute longuement avec un vieux monsieur charmant et plein d’humour malicieux. C’est un collectionneur d’art qui a vu son immeuble prendre feu l’année dernière. Par chance, ses oeuvres ont été sauvées des flammes par des pompiers exemplaires auxquels il a fait un grosse dotation. Depuis, il vit dans un studio minuscule. Il n’arrive pas à revenir dans cet endroit couvert de suie. C’est aussi un grand amateur de jazz et je promets de lui adresser mon dernier disque. Je quitte cette réunion à 21:00 et rentre à pied jusqu’à la maison. Je longe la cathédrale St. John the Divine, où Duke Ellington a joué ses three sacred concerts en 1968 et où il fut enterré en 1974. L’édifice est toujours en cours de construction.
La soirée est douce. Tout comme la vie ici ces derniers jours.
Laurent.

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